AU JOUR LE JOUR
27 mars 2003

COMPROMISSIONS ET LACHETES
par Francis Vladimir
La guerre en Irak est révélatrice des compromissions et lâchetés qui marquent de manière indélébile la société humaine. Il y va de la vie d'innocentes victimes, enfants, femmes, vieillards, d'hommes sous la coupe d'un dictateur et des soldats des forces dites alliées. Mais l'heure est bien trop grave pour ne pas exprimer ce qui, à l'évidence, était apparu en de maints signes avants-coureurs, depuis l'automne 2002 et dans l'accélération des premiers mois de l'année 2003, dans l'enceinte universelle de l'ONU. Malgré les réticences, puis les oppositions, et enfin les condamnations et dénonciations de nombreux pays appuyés par leur opinion publique, une guerre a été lancée par un groupe de gouvernants dont on veut bien croire encore qu'ils connaissent la valeur et le sens de la démocratie, puisque l'histoire de leurs Etats ne peut être séparée des grandes conquêtes humaines, les meilleures comme les pires. La période qui précédait la guerre a été un grand moment de jeu diplomatique, une véritable pièce de théâtre ponctuée par des baissers de rideaux à la fin de chaque acte. La guerre mise en route, les belligérants lâchés, le temps du jeu a laissé place au tombé des masques.

Dans un article paru dans le Monde, Robert Redeker s'interroge philosophiquement sur le pacifisme et les goûts invétérés des peuples à préférer le joug et l'aliénation pltôt que la défense de la démocratie tout court. Ce type d'article, qui exprime certes une volonté de provoquer l'opinion, de mener plus loin une réflexion en dépassant  le seul rejet engendré par la mise en oeuvre d'un arsenal moderne de destruction massive de territoires qui sont le berceau de notre humanité (un temps prochain nous autorisera peut-être et malheureusement à faire le point sur les dommages autrement collatéraux qui touchent les populations civiles et les militaires eux-mêmes). Cet article a un côté jusqu'au boutiste et manque pour le moins de nuances. La chute du mur remontant à 1989, les ex-démocraties populaires n'ayant plus rien à envier au libéralisme outrancier et désormais obligatoire, il est pour le moins curieux d'utiliser comme arguments à décharge de l'aventure guerrière en Irak, un raisonnement qui occulte singulièrement et sans doute volontairement la nature du pouvoir politique aux States. Il est clair que les Américains sont des démocrates. Je dirais d'ailleurs qu'ils sont en ces temps perturbés des démocrates privés de leur plus authentique représentant dans la fonction suprême de Président of United States. A moins d'avoir la mémoire courte, le Président actuel, phagocyté par une foi tardive et équivoque, est un intrus dans la fonction. Les votes du peuple américain ont été acquis majoritairement à Albert Gore et confisqués dans des circonstances indignes d'une grande nation démocratique. Il est donc tout aussi clair que les Américains sont des démocrates dupés, qui ont à leur tête un homme politique dont la méconnaissance du monde, en dehors d'une vision d'empire vampire, est à ce point manifeste et inquiétante qu'on peut se demander si dans un pays donné comme le grand pays de la liberté, l'accession à la tête de la confédération n'est pas inversement proportionnelle à l'inaptitude de l'intéressé  à comprendre le monde et ses évolutions contemporaines. Si les Américains sont des démocrates, les Français ne le sont pas moins, et ils le sont avec une antériorité historique, puisque la France d'alors dite d'Ancien Régime leur envoya La Fayette et que nous leur cédions même quelques années plus tard des millions d'arpents de terre pour une bouchée de pain.

Le procès qui consisterait à tracer une ligne de démarcation entre les tenants et défenseurs de la démocratie à l'occidentale, donc à l'américaine, et les autres, tous les autres en fait puisqu'il semble qu'un seul camp soit habilité à parler au nom de tous les autres, ce procès n'a pas lieu d'être. Ne nous sommes pas suffisamment et lourdement trompés les uns et les autres, dans le passé, en des circonstances ô combien meurtrières lorsque le massacre des innocents se renouvelait régulièrement sous toutes les latitudes du monde, pour envisager enfin que l'autre camp ne soit pas nécessairement celui qui a tort ? Avec la guerre en Irak, on ne peut occulter les grandes perversions qui affectent la société des hommes. La plus inique et la plus insane sans nul doute est celle qui ne répond qu'à des intérêts économiques et financiers. La première guerre du Golfe n'a jamais eu pour objectif majeur la libération du Koweit par les USA et ses alliés. A y regarder de près on découvre que le financement de la guerre de 1991 l'a été en totalité par les augmentations du brut, profitables aux Emirats Arabes, Arabie Saoudite, Koweit, aux compagnies pétrolières américaines Shell, Esso et Cie, et au gouvernement américain, et que ces mânes ont eu pour effet direct de doper l'industrie militaire des USA. Plus récemment la guerre en Afghanistan sous couvert de lutte contre le régime des Talibans n'a eu d'autre conséquence que de préfigurer un nouvel accès pétrolier aux USA par l'option d'un pipe-line de 2 500 km dans cette région au détriment des voisins. Le peuple afghan, les femmes Afghanes, n'en sont pas moins restés sous la coupe des chefs de guerre. On voudra bien retenir comme motivation plausible chez ce grand pays que restent les USA celle d'un réassort de leur alimentation en pétrole dans des territoires nouveaux habituellement hors de leur zone de compétences. Désormais l'Arabie Saoudite, en grande difficulté compte tenu de ses accointances avec les réseaux terroristes Ben Laden, de sa mise à l'index sur le plan des Droits de l'Homme, ou encore le Venezuela qui fut le premier fournisseur des USA, obligent le gouvernement américain à des choix prédateurs. On peut donc légitimement se demander ce qu'il en est de la libération d'un peuple opprimé en Irak...

Les uns et les autres, en dépit de nos appartenances religieuses, philosophiques, culturelles, sociales, économiques, nous relevons d'une seule identité supérieure, celle de la société humaine. A ce titre, nul ne peut se prévaloir de la force pour imposer des solutions dont l'expérience montre qu'elles ne sont jamais honnêtement édictées avant un conflit, à tel point que des objectifs préalablement affichés se retrouvent dénaturés et vidés de l'exigence qui avait présidé à leur recherche initiale. Si le droit, la force et la justice peuvent être déclinés sur notre monde contemporain, on ne peut oublier que le siècle passé, qui est encore pour la plupart d'entre nous,
notre siècle, fut maintes fois un lieu où ces trois notions furent écartelées et piégées. De ses trois termes, j'écarterai le droit, vaste champ d'interprétationen évolution constante, la force armée qui s'apparente trop, dans le cas qui nous occupe, à la loi du talion, et ne retiendrai que le troisième, la justice, car il me semble seul pouvoir atteindre à une position d'universalité et évaluer la nécessité d'un conflit armé. A cette aune, ce qui se passe actuellement dans une civilisation qui veut se donner pour modèle à la planète entière, le constat urgent est qu'il n'y a pas plus de justice que de volonté d'enrayer et barrer la route à des aventurismes dont on peut entrevoir le résultat, et dont il est sûr, quand bien même une victoire est acquise par le surarmement anglo-américain, que le monde sortira profondément meurtri sous tous les plans.

Avoir mené un combat diplomatique contre la guerre en Irak sous les feux de la rampe médiatique est chose louable et qui n'a pas manqué de panache. En tirer les engagements moraux qui découlent d'une telle position suppose une vérité et une abnégation de notre pays envers la communauté internationale qui n'en sont qu'à leurs balbutiements, intéressés ou pas. Prétendre s'opposer à la guerre tout en se disant l'allié sur ce point des gouvernements qui mettent à mal l'état du monde est étrange, pour ne pas dire irrecevable. On ne peut, la raison universelle de son côté, pointer du doigt le bellicisme et le mépris affiché pour ses partenaires, et en même temps considérer que la guerre doit  passer, et songer comme si de rien n'était à reconstruire. Cette façon de s'aligner qui n'ose pas dire son nom est le signe d'une impuissance érigée en raison d'Etat. Oui, la guerre en Irak est injuste parce qu'elle touche non seulement un berceau de l'humanité, le lieu symbolique de la naissance de l'écriture, mais parce qu'elle fait étalage d'un surarmement bien plus incontrôlable que celui qu'on prétend détruire. Elle est injuste parce que les motivations de cette agression ont en ligne de mire les champs pétrolifères irakiens et un nouveau positionnement stratégique des USA, et dans une moindre mesure du Royaume-Uni, dans une région qui est au bord de l'explosion. Elle est injuste parce que toute guerre n'est qu'un champ d'après bataille où gisent les corps, des assiégés ou des assaillants. Elle est injuste parce que, dans nos guerres modernes, les arrogants décideurs ne sont pas les payeurs, et que le commandant en chef des troupes ne sacrifiera pas un week-end dans sa résidence pastorale lorsque sur le terrain les hommes combattent et meurent. En ce sens, la guerre est vile, laide, sanguinaire et inhumaine. Le responsables directs ne sont pas seuls, ils sont soutenus obscurément et confusément par des hâbleurs dont les chancelleries regorgent, incapables de porter à bout de bras, à bout de souffle et au péril de leur vie, des solutions appropriées, des solutions de rupture avec des attitudes et des périls dits modernes parce qu'inscrits dans notre époque, mais sans nul doute aussi vieux que le monde est monde.

La vieille Europe, la France en tête devrait interdire son espace aérien aux B52, engins de mort. C'est la moindre des choses, le minimum à garantir pour mettre nos actes en conformité avec notre foi onusienne. Si cette position politique a minima  n'était pas arrêtée, j'ose dire que tout ce qui aura précédé n'aura été qu'un écran de fumée bien plus opaque que les tourbillons noirs qui s'élèvent aux portes de Bagdad, ou au-dessus des tranchées de pétrole mises à feu par le régime irakien. On traite là de la capitulation ou de la résistance de la conscience. Ceux qui, dans leurs différences, s'émeuvent de ce qui se passe sur la terre de Babylone, ont raison de convoquer au tribunal de leur conscience leur propre humanité. Si chacun en faisait autant le monde irait en paix.   

Francis Vladimir
Le 27 mars 2003.

Francis Vladimir vient de publier aux Editions Bérénice
Agulla, une élégie dédiée à Elne et au Roussilon,  illustrée par Annie Maurer, ISBN 2-911232-40-2, 126 pages, 15 euros.
© Vendémiaire
Retour