n°25
CULTURE
Nouvelle
Je m'appelle Périphérique Sud
de
Philippe Ayraud
I

J'ai un prénom de tarée. Si au moins mes parents avaient fait dans l'humour, même un peu con, comme cette fille prénommée Mégane parce que ses farceurs de géniteurs portaient le patronyme de Renault ! Mais non ! Ils se sont contentés de m'appeler Périphérique Sud. Cela n'a rien de drôle. Apparemment, rien de choquant non plus puisque l'Etat Civil a accepté l'enregistrement. Le Procureur de la République, qui a un rôle de contrôle, n'a pas fait d'objections.

Vous n'avez pas idée de ce qu'il faut se battre pour assumer son identité. Tiens, rien qu'à l'école, les jours de rentrée, quand les enseignants nous demandent de nous présenter :
- Euh, moi c'est Périphérique Sud. Mais vous pouvez abréger en Périph' Sud, si vous voulez...
- Je ne suis pas sûr d'avoir compris... Vous pouvez répéter votre prénom ?
- Mon prénom, c'est : Périphérique Sud.
Alors là, différentes réactions. Variante : jeune prof décontracté, plein d'humour :
- Ah d'accord ! Moi, c'est Rocade, monsieur Rocade !
Variante : je vais vous mater dès le début, vous n'avez pas intérêt à faire les marioles avec moi :
- Vous resterez à la fin du cours. Nous irons voir Monsieur le Proviseur ensemble.
Et invariablement, au premier intercours, la question qui fuse :
- C'est vrai ? Tu t'appelles vraiment Périphérique Sud ?
L'envie de hurler, qu'il faut maîtriser. La tentation, à laquelle il ne faut pas céder, de répondre :
- Meuuh non, c'est une blague ! En fait, mon prénom, c'est Déviation vers centre ville !

A l'adolescence, les premiers serments amoureux, dont la gravité se mue en farce ubuesque, quand votre charmant acnéique vous susurre à  l'oreille :
- J'aime m'allonger sur toi, Périphérique Sud.

A l'âge adulte, les premiers CV, les premières propositions d'embauche :
- Votre prénom n'est pas banal.
- Certes.
Le chasseur de têtes en profite alors pour faire de la psycho :
- Est-ce difficile à porter ?
- Ce n'est pas évident tous les jours.
- J'en conviens volontiers.
S'il s'agit d'un poste de responsabilité, il vous file assez souvent sous le nez. On présume que vous pourriez avoir du mal à asseoir votre autorité.
Je vous fais grâce des vannes vulgaires. Enfin, pas toutes, celle-là je vous la raconte, je la trouve assez révélatrice. Ça se passe un soir, alors que je suis étudiante, on est rentré en groupe d'une virée en boite. Tous plus bourrés les uns que les autres. Un mec, dont je me suis empressée d'oublier le nom, est en train de me faire l'amour dans une chambre. Son copain, qui tient à peine encore debout, ouvre la porte et bégaye :
- Qu'est-ce... Qu'est-ce... Qu'est-ce que tu fais ?
Rire gras et sonore du paquet de bidoche qui s'enfonce en cadence en moi :
- Ça s'voit pas ? J'prends l'périph' !

On passe donc une partie de sa vie à se lamenter, à se prendre pour un cas unique.
Et puis, un jour, on rencontre quelqu'un...

II

- Ton prénom, c'est vraiment Jospin ?
- Ben ouais ! Je sais, c'est difficile à croire !
- Comme Lionel ?
- Non, comme Jospin !
On rit ensemble.
- Mes parents m'ont conçu dans les années quatre-vingt, en plein état de grâce de la Gauche. C'était un soir, juste après un discours de Jospin...
- T'imagines, si cela avait été un discours de DSK ! Tu te serais appelé Strauss Kahn !
Nous rions à nouveau. Il me fait part de sa frayeur rétrospective : être l'homonyme d'un larbin du capitalisme, y avait de quoi flinguer une vie. Désormais, je me sens moins seule. Bravement, je me jette à l'eau :
- Je t'ai menti tout à l'heure. Mon prénom, ce n'est pas Martine...

Philippe Ayraud


Note de l'auteur : cette fiction repose sur un point de départ authentique. Les prénoms cités ont vraiment été homologués.

Nouvelle extraite du recueil
Perte de libido chez l'autruche et autres nouvelles bizarres, à paraître.
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