n°25 | |||||||||||||
CULTURE Actualité de Karl Kraus par Rémi Boyer |
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Des mots d'hier pour aujourd'hui et demain Deux livres majeurs de Karl Kraus ont été publiés chez Agone : Troisième nuit de Walpurgis, son dernier travail, rédigé en 1933, qui démontre la contamination progressive des esprits par le nazisme et Les derniers jours de l'humanité qui met en scène conversations et faits réels jusqu'à l'insupportable. Karl Kraus (1874-1936), écrivain, journaliste, dramaturge et polémiste de talent, commença son oeuvre icono-claste et salutaire en 1899 avec la création d'un journal, Die Fackel, soit Le Flambeau. Ce titre est comme une bannière de la vie et de l'oeuvre de Karl Kraus qui ne cessa d'éclairer, d'alerter, de réveiller ses contemporains, et aujourd'hui nous-mêmes, quant à l'ignorance, l'obscurantisme, la lâcheté, les petites haines ordinaires, qui préparent toujours l'avènement du pire. Il rédige seul ce journal très dérangeant dès 1911. En fonction de l'actualité, de l'exigence de l'instant, de la "situation", le journal peut faire quelques pages ou une centaine. Karl Kraus, inconditionnel, évite tout carcan qui pourrait nuire à la vérité et faciliter le mensonge. Pas de publicité donc, le journal ne vit que de ses ventes qui varient de 9000 à 38000 numéros. Son journal fut à la fois lu, commenté et peu influent. En 1933, alors que le pire est à venir, qu'il est déjà trop tard, il n'a plus que 1500 lecteurs. Karl Kraus fut le premier sans doute à dénoncer la corruption de la presse comme source de toutes les autres et de voir en elle l'annonce de la marchandisation de la culture. La corruption de la langue, pervertie et détournée par la doctrine nazie (ce qu'avait aussi noté Artaud) et la corruption de la presse préparent pour Karl Kraus, malheu-reux prophète proche de l'écoeurement, le drame nazi, dont il ne vivra pas la terrifiante phase ultime mais qu'il pressent profondément. Pierre Deshusses, traducteur de Troisième nuit de Walpurgis, insiste sur ce fait dans un avant-propos important : "Il passe ainsi les vingt premières pages de Troisième nuit de Walpurgis à expliquer toute la difficulté à dire ce qu'il a vu. Il avoue qu'il se sent abattu par ce déferlement de sauvagerie et de bêtise qui déforme tant la réalité que cette déformation lui coupe l'herbe sous les pieds, à lui le polémiste dont la mission est justement de grossir et de déformer les traits d'une réalité pour montrer, en caricaturiste, la vilenie et l'abomination en oeuvre. Or comment déformer encore ce qui est déformé jusqu'au paroxysme ? Comment exagérer une exagération qui est allée plus vite et plus loin que notre imagination ? Comment décrire le sacrilège qui a déjà atteint la stature de l'abomination? Ce n'est qu'après avoir évoqué tout ce qu'il y a d'indicible et d'indescriptible dans la montée du nazisme, au point de croire que l'on sombre dans sa propre folie en étant le spectateur de cette folie, que Kraus s'attelle à la tâche de débouter l'habitant nauséeux qui s'est introduit dans la maison du langage." Pendant trente ans, l'oeuvre et le cri de Karl Kraus restèrent incompris. A de rares exceptions, journalistes et écrivains débitèrent contrevérités et inepties sur Karl Kraus. Il y a ceux qui ne l'ont pas lu mais, plus grave, il y a ceux qui l'ont lu, et qui veulent par cette attitude nier leur propre lâcheté, leur propre aveuglement. La critique de la presse par Karl Kraus, très lucide, est d'une actualité criante. La préparation de l'abominable, les ingrédients de l'horreur à venir que dénonce, identifie Karl Kraus, la manipulation de la langue, la corruption des médias, le mensonge érigé comme valeur démocratique, sont étalés devant nous. Les lecteurs du Die Fackel n'ont pas ouvert les yeux. Les ouvrons-nous davantage ? L'abominable n'est plus dans les formes qu'il a prises dans le passé, ne traquons pas les fantômes, il est dans les formes à venir qui rampent déjà sur la bêtise et l'ignorance infinies de « ce monde-marchandise ». Pouvons-nous faire que Karl Kraus, qui savait ne pas écrire pour ses lecteurs, trop « imbéciles », qui doutait des possibilités des « imbéciles à venir », ait écrit pour nous ? Préfèrerons-nous demeurer des spectateurs muets, aveugles et sourds ? Citons Karl Kraus dans son introduction aux Derniers jours de l'humanité : "Ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s'étendrait sur une dizaine de soirées, est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n'y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang, et son contenu est arraché à ces années irréelles, impensables, inimaginables pour un esprit éveillé, inaccessibles au souvenir et conservées seulement dans un rêve sanglant, années durant lesquelles des personnages d'opérette ont joué la tragédie de l'humanité. L'action éclatée en centaines de tableaux ouvre sur des centaines d'enfers, elle est, elle aussi, impossible, dévastée, dépourvue de héros. L'humour n'est que le reproche à soi-même de quelqu'un qui n'est pas devenu fou à la pensée d'avoir gardé le cerveau intact en témoignant de cette époque. Seul lui, qui livre à la postérité la honte de sa participation, a droit à cet humour. Quant à ses contemporains, qui ont toléré qu'adviennent les choses décrites ici, qu'ils relèguent le droit de rire derrière le devoir de pleurer. Les faits les plus invraisemblables exposés ici se sont réellement produits, j'ai peint ce qu'eux, simplement, ont fait. Les conversations les plus invraisemblables menées ici ont été tenues mot pour mot ; les inventions les plus criardes sont des citations. Des phrases dont l'extravagance est inscrite à jamais dans nos oreilles deviennent chant de vie. (...)" Karl Kraus veut voir l'humain tel qu'il est, sans défaillir. Rémi Boyer |
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