n°25 | ||||||||||||||
Politique Enfin du nouveau par Jean Maffioletti |
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Lorsque j'ai entendu par hasard, à la radio, un bref passage du discours de Sarkozy à Bercy je n'en ai d'abord pas cru mes oreilles. C'était étrange. Vérification faite j'avais bien entendu. Cette Grand'messe de Bercy fut l'une des rares fois depuis longtemps où le discours d'un homme politique sûr de sa victoire énonçait l'essentiel des bases idéologiques sur lesquelles elle se fondait. Bases très anciennes, mais nouvelles, de mémoire de roses : "Voyez comment l'héritage de mai 68 a introduit le cynisme dans la société et la politique. Voyez comment le culte de l'argent roi, du profit à court terme, de la spéculation, comment les dérives du capitalisme financier ont été portées par les valeurs de mai 68. Voyez comment la contestation de tous les repères éthiques, de toutes les valeurs morales a contribué à affaiblir la morale du capitalisme, comment elle a préparé le terrain au capitalisme sans scrupules et sans éthique des parachutes en or, des retraites chapeaux et des patrons voyous, comment elle a préparé le triomphe du prédateur sur l'entrepreneur, du spéculateur sur le travailleur". C'était bien ce que j'avais entendu à la radio. Et le reste de la litanie était de la même eau. Quel estomac ! Et pourtant, pas le moindre éclat de rire à "gauche". Réponse timide de Royal un peu après. Que pouvait-elle dire ? Que pas du tout ? Que le capitalisme porte en lui une perversion sui generis, et que seule son abolition...? Ne soyons pas cruels. Non. La vive et solennelle imprécation de Sarkozy révèle et formule enfin quelque chose d'énorme qui prenait corps depuis presque trois décennies : un changement d'hégémonie idéologique. L'incontestable et populaire victoire du nouveau chef, l'ampleur des ralliements politiques et intellectuels ne sont pas fondamentalement le fait de la noirceur des âmes humaines, avides de charges juteuses et de prébendes ; on aurait vu cela se passer bien avant. Les méchants ne sont pas plus méchants aujourd'hui qu'autrefois. Cette façon toute nouvelle de dire le monde et la politique a prospéré en sous-main, couverte par le creux sonore des discours "de gauche". Une illustration mineure, mais instructive, de cette nouvelle réalité se niche dans la façon, par exemple, dont les grandes chaînes traitent du Venezuela et notamment de la fermeture de la chaîne d'opposition RCTV. Ainsi, très brièvement, le 27 mai 2007, l'édition d'ARTE infos a produit un curieux écho au discours de Sarkozy sur mai 68. La TV libérale-européiste, le petit doigt sur la couture du pantalon idéologique en matière d'actualité ou d'histoire récente, présente la chose d'une façon maintenant bien rôdée : un dictateur militaire-socialiste-stalinien veut bâillonner le dernier organe d'opposition du pays, malgré un peuple tout entier dressé contre lui. Vieille rengaine. Mais deux choses étaient particulièrement frappante et nouvelles dans ce petit reportage au ton propagandiste non dissimulé ; deux choses faisant écho au Sarko de Bercy : d'abord l'affirmation - que l'on eût prise naguère pour un aveu - que ladite chaîne de télé avait soutenu la tentative de putsch des milieux d'affaire. Cela vous classe donc aujourd'hui du côté de la démocratie. Ensuite le commentaire, en un cri de désespoir, prédit que la nouvelle chaîne nationalisée va abreuver le peuple de son idéologie socialiste et... l'abrutir de télé novelas ! Or il faut noter que RCTV privée était le principal producteur et diffuseur de ces programmes de m... Le rapprochement avec Bercy est frappant : le capitalisme est une bonne et non une mauvaise chose et l'abrutissement intellectuel est un produit de gauche. Pour que tout cela fonctionne en tant que propagande il faut à l'évidence un retournement complet des représentations spontanées majoritaires d'une société. Il y a eu jusqu'à la seconde guerre mondiale, en Europe occidentale et même aux Etats-Unis une hégémonie idéologique quasi marxiste. L'ensemble des pays capitalistes tenait pour presque certaine la victoire du socialisme, comme l'explique très bien l'historien E. Hobsbawm dans L'âge des extrêmes. Cela signifie que chez les intellectuels autant que dans une bonne partie des couches populaires les esprits étaient prêts. Ce qui a suivi immédiatement la guerre a mis fin aux perspectives révolutionnaires à terme en Occident. Vu d'aujourd'hui c'est absolument clair. Staline a démarxisé, déléninisé tous les partis de l'Internationale, qui ont été soit liquidés soit intégrés. Dans la foulée il a supprimé le Komintern. Seuls les meilleurs dirigeants, les plus lucides ont compris cela sur le moment. Rappelons à ce propos que Georges Guingouin vient de mourir dans l'indifférence générale. Dans cette situation radicalement nouvelle, échec en point aveugle, l'hégémonie idéologique de gauche a perduré, notamment par le levier des luttes anti impérialistes. Mais une hégémonie idéologique ne s'use que quand on ne s'en sert pas. La fin de toute action, et même de toute attitude révolutionnaire de la part de la fantomatique Internationale moscovite, ses postures de plus en plus conservatrices, alliées à la prospérité d'après guerre et à l'habile politique de chefs de droite, comme de Gaulle en France, ont créé une situation étrange qui s'est traduite en même temps dans tous les pays capitalistes par ce qui s'est nommé chez nous mai 68. On entre alors dans la période dont nous sortons aujourd'hui, dominée par la disparition des partis révolutionnaires, l'intégration des syndicats à l'appareil d'état, la désorganisation des couches populaires, la domination de la pensée - du conformisme - de la petite bourgeoisie satisfaite qui se proclame "de gauche" et touche à sa victoire finale avec l'élection de Mitterrand en 81. Il faut être "de gauche" pour ne pas être un nazi. Tout est "à gauche" et se justifie par un discours "de gauche". Même à droite. Des politiciens grands bourgeois comme Giscard ou S. Weil y ont excellé. L'Europe néolibérale même est une grande construction "de gauche". Peut-être peut-on résumer tout cela en deux points. - Un homme de quarante ans, conservateur ou révolutionnaire, a vécu jusqu'ici dans l'idée, le sentiment, ou même tout simplement la sensation que le sens de l'Histoire était orienté - certes de façon plus ou moins précise, mais inéluctable - vers un renversement à gauche de l'ordre établi ou, après la guerre, vers un avènement irrésistible des idées "de gauche". Cela créait chez les uns un optimisme et chez les autres un pessimisme de fond. Ainsi avant la mort de Dieu même les athées vivaient dans un monde où il existait. - L'hégémonie idéologique, que Gramsci voit avec quelque apparence de raison, nécessaire et préalable à toute révolution anticapitaliste, est un instrument qui, une fois forgé, résiste mal à l'usure. Ou alors les vieilles idéologies des révolutions passées, réduites à des rêves et des phrases, investissent la dépouille mortelle de leurs mots creux : Liberté, Egalité, Fraternité, par exemple. Tout cela devient masque. Ceux de la gauche viennent de tomber ; de tomber en poussière, de tomber d'ennui. Pourtant il y a toujours fort à craindre parce que l'idéologie de la petite bourgeoisie, elle, ne tombe jamais. Elle est la pensée naturelle du capitalisme démocratique, aussi longtemps qu'il est démocratique, et aussitôt qu'il le redevient. "Les maladresses de Ségolène Royal ne traduisaient pas seulement ses limites personnelles, mais aussi celles d'une famille politique qui n'a plus à proposer que de poser un sparadrap social sur la tumeur libérale, et qui ne parle de justice qu'en termes de morale parce qu'elle n'est plus capable d'en donner une définition en termes politiques... Face au déploiement planétaire du Capital, toute la gauche est devenue réformiste : à la loi du profit elle n'oppose que des jérémiades, des correctifs et des aménagements. Mais il y a longtemps, de toute façon, que la gauche classique ne considère plus le monde social que comme un "électorat", simple addition d'individus isolés dont on sollicite les suffrages sans jamais se soucier de leur proposer un véritable projet collectif". Quand je vous disais que nous vivons la fin d'une hégémonie... ces lignes sont d'Alain de Benoist, et datées du 15 mai 2007. Maintenant que la bêtise politique est arrivée à son point de basculement, c'est-à-dire maintenant qu'elle a fait visiblement basculer les choses, le pire reste à craindre. Il se dessine déjà. C'est la survie de la "gauche". Bien sûr que la vieille social-démo de Mitterrand et Fils continuera ses entrechats dans le couple valsant du bipartisme : Wight-Tories, démocrates-républicains, gauche-droite. Peut-on espérer que tous ceux qui ont été jusqu'ici des instruments naïfs abandonneront leurs illusions ? Pour ce qui est du plus grand nombre, de toute façon ce n'est pas grave. Pour ceux qui le peuvent encore, il y a urgence à abandonner les conceptions politiques électoralistes, ou alors il faut leur souhaiter de vivre longtemps, très longtemps. Je n'y résiste pas. Je cite encore Alain de Benoist (même texte) ; il appartient à cette "nouvelle droite" qui mène redoutablement la critique politique et se nourrit ouvertement de Gramsci, entre autres. Pour ceux qui tablent paresseusement, dans l'avenir immédiat, sur un fort mouvement de désillusion anti-Sarkozy, il conclut : "Sarkozy ne décevra pas tout le monde, et ne décevra pas sur tous les plans. Son projet de "remise en ordre", même s'il a été conçu avec une absence totale de principe, possède une cohérence indéniable, et l'on ne voit pas pourquoi il renoncerait à une stratégie politique… qui s'est révélée une excellente machine à gagner. La grande erreur serait de croire que la désillusion profitera mécaniquement à ceux qui l'avaient prévue. Un mouvement de contestation ne peut bénéficier d'un effet de déception que s'il apparaît comme une force de proposition crédible, possédant les moyens de faire par lui-même ce que les autres n'ont pas fait. Pour l'heure Nicolas Sarkozy contrôle presque tous les centres de pouvoir. La périphérie est en crise, ou inorganisée". C'est pas parce que c'est de droite qu'il est interdit de dire que c'est bien vu, puisqu'à gauche personne ne semble rien voir du tout. En tout cas nous sommes à la rencontre de deux faits majeurs : la fin des illusions sur un monde, un camp et un peuple de gauche, et la prise de pouvoir par Nicolas Sarkozy. Que faire ? Jean Maffioletti |
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