n°25
CULTURE
Feuilleton
Journal d'un troubadour devenu détective (18)
Il est foutu le temps des cathédrales
par
Pierre Meige

Ragaillardie par cette immensité, je descendais vivement les chemins caillouteux en empruntant la voix romaine,  je me retrouvais dans la poussière des chariots et des convois des marchands ambulants qui se rendaient pour leurs négoces dans la grande cité du sud.
Je longeais l'immense fleuve  ou je pouvais admirer les ponts et viaducs  édifiés par les conquérants  romains pour irriguer les terres de ce pays de cocagne.
Pour entrer dans la cité basse il fallait que j'emprunte, comme les marchands ambulants le pont à péage. Le fleuve était large, inondant les berges et les  parties basses de la cité aux murs rouges. Les crues avaient été violentes. J'entendais l'avaleur de nef qui guidait les marins pour passer les ponts. Je voyais pour la première fois les bateaux chargés de sels, de vins, de bois et d'épices qui se dirigeaient vers le port de marchandise.
Gare à l'eau- criaient des femmes à leurs fenêtres. Elles jetaient leurs déchets et leurs excréments dans des bassines. Ca sentait le hareng séché et l'eau sale. Les roues des moulins à vent brassaient le grain, apportant l'énergie et les provisions nécessaires à cette ville malodorante.
Je découvrais les maisons en colombages construites dans un torchis blanchâtre appelé plâtre, disposées en enfilade les unes derrière les autres. J'étais effrayé par toutes ces charrettes remplis de victuailles qui s'engageaient cahin-cahant  sur le pont. Je n'avais plus aucun denier pour payer mon entrée.
Un jeune homme au regard vif et franc s'avança vers moi. J'avais l'air perdu au- milieu des crieurs publics qui alpaguaient les marchands, des vendeurs d'eau qui me bousculaient et des animaux qui s'engouffraient dans la ville en direction des marchés à bestiaux. Il m'examina avec le plus grand soin et posa sa main droite et fine sur mon épaule.
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Voyageur au regard doux et naïf,  je suis le guide qu'il te faut pour passer le péage. Ma condition d'escholier me dispense de la taxe. Mets ce bonnet rond sur ta tête et suis-moi.
Je le regardais surpris mais sa bonne mine m'inspirait la confiance.
Je connaissais le terme d'escholier, souvenir de mon entrée au monastère.
Le jeune homme me regarda enfilé le bonnet de sa confrérie et paru satisfait de mon accoutrement.
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Te voilà coiffé de l'association de Soborn. Tu peux passer désormais  gratuitement ton chemin. 
Le gros  bourg  ou Aldiébard le Renard exerçait ses activités de coquillards  était certes important,  mais la  capitale de l'Oc  était immense comme une forêt profonde.  
Dame Eléonore, je sens encore  la présence de votre mari, je sais que quelque part dans cette cité,  je vais trouver un signe, une trace de la présence de Messire Thibault.
Ma bourse était vide, je n'avais plus  aucune mailles pour payer ni  mon droit d'octroi ni une pinte de cervoise à mon nouveau compagnon.
Coiffés de nos bonnets d'escoliers, nous passâmes le pont à péage sous l'œil mauvais du sergent  du guet, évitant les lourdes charrettes, les chevaux de traits et les cavaliers de toutes origines aux blasons incrustés sur leurs plastrons étincelants.
Je pataugeais avec mon compagnon de  bonne  fortune dans la boue qui coulait au centre des ruelles, remplies de déchets de toutes sortes. Des chiens errants se battaient pour un reste de carcasse, des ivrognes dormaient dans la fiente et les eaux sales. Je repensais au paysage de cette mer bleue et regardant l'étroit filet boueux qui glissait le long des ruelles je savais que je ne resterais pas longtemps dans cette marée humaine loin de mes sentes et de mes rêves de voyageur solitaire.
Arrivé à la hauteur d'une enseigne représentant  une oie rôtie, nous nous engouffrâmes à l'intérieur de l'estaminet. La salle tout comme le repaire du Renard était peuplé de soldats mercenaires, marauds et autres fripons en quête d'une mauvaise action. Les femmes d'étuve, pareil à mon ancienne hôtesse avait la peau vérolée et la verve vive. J'étudiais les tables remplies de viandes et de poissons frais, je contemplais une vieille femme qui épluchait en silence des poires sur son banc en bois. J'avais faim et grand soif.
L'étudiant avait l'air d'être un habitué du lieu. Une fille qui sentait l'ail et le vin nous servit avec un regard coquin une pinte d'Hypocras. 
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Compagnon routard mange à ta guise. Tu es mon invité. Rassasies-toi et en échange raconte-moi ton voyage !
Vu l'état de tes pigaches et de ta chainse rapiécée, tu as du parcourir des milliers de lieues et dans ta besace, les souvenirs 

Les ustensiles étaient façonnés dans un bel étain, le porcelet que je dévorais  étaient assaisonné d'une sauce comportant de la marjolaine et su safran.  Je n'avais pas souvent dévoré un aussi copieux repas. Le goût de faisait pas parti de ma condition de vilain et la soupe de glands et de fêves parfois accompagnée, les jours de chance d'une aile  de corbeau dure et sans saveur étaient mon unique alimentation pour ne pas crever de faim. Mon palais depuis que j'étais troubadour découvrait les sauces camelines et les mets raffinés. Vivre en  poésie à parfois du bon !
Le jeune homme était ivre, le vin d'occitan le rendait de plus en plus triste. Je l'écoutais en silence, sauçant avec délice mon pain gris recouvert d'huile de pavot. Tout en se servant de grandes rasades de vin, il me confia qu'il était en admiration devant les gens de ma confrérie. IL m'appela Fils de Caïn. J'avais encore faim. Je le laissais dire, calme pêcheur dégustant avec passion un entremet à base de gingembre et de miel. Je découvrais le plaisir de la table, la satisfaction d'éveiller mes sens. L'escholier voulait me parler de sa vie qu'il trouvait sans saveur par rapport à la mienne qu'il qualifiait  d'humaniste et sans attache.
-Voyageur, mendiant, aristocrate, poète et fils de la terre, s'exclama t'il d'un ton haut et placé-tu es le miroir déformant de la société de la gente ''gente hypocrite ''.
Il poursuivi son oracle,  regardant aux autres tables les quelques ripailleurs qui ne prêtaient aucune attention à ce fils de bourgeois anodin.
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Tu dois être épuisé par la route. Fils de Caïn,  je t'emmène partager mon humble masure d'escholier sans grand talent.
Le lendemain matin, après avoir dormi sur une paillasse pleine de punaise et de vermine située au dernier étage d'une bicoque ou l'on voyait le ciel, il me supplia d'assister à son examen de théologie. I avait suivi des cours de latin et de philosophie durant  deux années, à Paris la ville du roi dans le quartier du pré Saint Germain. Il était depuis peu installer en la capitale du Languedoc, fréquentait l'université laïc,  et j'étais sa bonne étoile    pour mener à bien son examen oral devant  des censeurs sans pitié.
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Jehan, toi qui as étudié sur les routes et les vallées l'âme humaine dans le silence de l'observation fais-moi l'honneur d'être l'œil du malin en ce moment décisif pour ma future carrière. Mes yeux n'ont pas ta force de regarder à l'intérieur de l'autre.
J'ai vu, avec mes yeux naïfs,  à Paris le plus grand chantier du forum de l'humanité. Depuis des années, le bon peuple travaille et nourrit ce corps de pierre que les clercs appellent la cathédrale de Notre-Dame.
Parisius Paradisus Paris le Paradis. Je croyais à la cité du savoir qui allait faire de moi un puissant lettré.
Mon père était un ouvrier tailleur de pierre. Il est devenu maître bâtisseur d'édifices religieux, réputé et recherché par les puissants seigneurs et évêques pour la minutie avec laquelle il se sert de son grain d'orge,  dans cet art de faire tenir les  arcs boutant et les  sculptures des saints de  l'Apocalypse  glorifiés le long des  voussures de ces géants de pierre.

Son rêve d'artiste s'est enfin réalisé. Il travaille à la construction de cet édifice depuis plus de dix années. L'évêque de Paris lui a demandé de recruter des chambrelans. Lui l'artiste ouvrier qui ne sait ni lire ni écrire mais par l'observation du monde qui l'entoure peut faire tenir à plus de vingt mètres de hauteur des nefs comportant des dizaines de travées d'ogives et des labyrinthes de pierre parcourant deux cent mètres à travers le monument. Et cet homme qui a le même regard que toi, ce regard qui sait voir à l'intérieur, ce regard de  voyageur sans attache, a sué cent coudées pour offrir à son fils des études onéreuses, pour être fier d'avoir un fils savant.
L'escholier se mit à rire nerveusement et repris sur un ton désagréable :
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Mauvais placement ! Son fils fréquente plus les tavernes que les cours de latin. Il s'en ai suivi de nombreuses rixes dans le pré de St. Germain avec les milices qui n'aiment guère la vie nocturne et la vie des jeunes rebelles qui font  la fête jusqu'à mâtines. Je me suis enfui de la Capitale après une bagarre avec  des bourgeois  qui a coûté la vie à deux de mes compagnons. Par respect pour mon père, j'ai tenu à rejoindre la grande ville du sud ouest pour me présenter à mon examen ce théologie  qui se déroule ce matin. Je lui dis que j'étais d'accord pour l'accompagner si tel était son désir.
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Jehan, je suis honoré qu'un aristocrate de la terre accepte d'être ma troisième oreille.
En  caressant les murs de la venelle qui nous emmenait à l'institut de théologie, il s'arrêta et droit dans les yeux il m'avoua :
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La pierre ne justifie pas l'existence.
La grande salle était humide, juste éclairée par un candélabres. Des ballots de feures étaient disposés autour de la chaire du grand maître. Une dizaine d'étudiants, accompagnés de leurs familles richement vêtus d'étoffes des Flandres, attendaient en silence leurs passages, assis sur les bottes de paille. Mon compagnon, sûrement parce qu'il venait d'une université lointaine, passa en premier devant le maître de théologie. L'examen qui se déroulait sous forme d'une joute oratoire avait pour thème imposé par le maître : les bienfaits de l'expansion de nos villes et la dimension nouvelle de l'occident spirituel représentée par l'église, le seul modèle idéal pour l'âme humaine.
JE dois avouer maintenant que je syuis un vieillard qui a baroudé sur beaucoup de continents, qu'à cette époque je ne comprenais pas tout le sens des mots et des expressions savantes. Dans la solitude de la marche,  je reprenais le cours de mes veillées  passées en compagnie de l'escholier qui  aimait à philosopher sur l'état de l'homme. Renard le coquillard avait une verve beaucoup plus adapté à ma condition de vilain. Il vivait en état d'urgen,ce et n'avait pas le temps et les moyens financiers pour réfléchir sur sa condition. Il vivait l'instant présent, comme un animal sauvage qui ne veut pas se faire piéger par le cirque des humains qui vont le mettre en cage pour l'exhiber les jours de foire.
L'escholier était un intellectuel qui aspirait à devenir un coquillard. Je priais pour que Le jeune homme à l'âme fragile ne tombe pas dans un sale guet-apens. Les forces de l'ordre aiment emprisonner les étudiants rebelles   pour en faire des exemples.
Alors que j'étais toute à ma rêverie, l'étudiant se mit à déclamer devant l'assistance un extrait du chapitre X de l'évangile selon St-Matthieu en guise d'introduction :
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Ce que vous avez reçu gratuitement donnez le gratuitement. N'emportez ni or ni argent dans vos ceintures, ni sac pour la route.
Il me dédia ces mots saints devant les familles de clercs l qui regardaient mes habits poussiéreux avec dédain.
A la question traitant de l'expansion des villes, il répliqua que l'on va plus vite au ciel d'une cabane que d'un palais.
Le maître du haut de sac chair lui imposa de quitter sur  le champ ce noble l'institut. Lui même et ses étudiants ne  pouvaient tolérer tant d'hérésie et de non sens de la part d'un apprenti théologien.
A quoi le jeune rebelle répondit en riant de bonne grâce :
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Si je  reste un escholier sans cervelle, je deviendrai un savant avec un cerveau gros comme un œuf de pigeon  et plus tard, selon votre bon vouloir, j'accèderai au pouvoir de caqueter et de pondre   les mêmes idioties que vous me demandez de débattre.
Jehan mon ami que vous pouvez admirez dans vos oripeaux ridicules, est un savant au livre ouvert sur la vie.  Avant que vous ne fassiez venir vos sergents,  Ecoutez juste cet adage, monsieur le fabricant des esprits supérieurs.
Un vrai pauvre soit s'éloigner des ambitions savantes. Je m'en vais donc, et je m'en excuse auprès de mon père, me promener à travers le pays de l'errance. Admirez une dernière fois, bourgeois aux ventres gras et bedonnants ce vagabond qui m'accompagne . Vous avez devant   vous un prophète  comme notre frère de Bethléem qui  est le symbole de l'esprit libre qui le long de sa quête poétique n'a jamais eu besoin de vos villes remplies de vilenies et de luxe créé par la sueur et le travail de mon père et de trous ces frères de labeurs.
Adieu donc doctrine et dogme, littérature latine, traités d'économie et généalogies de légende. Je vais marcher  désormais sur les routes de la vie  à côté du bourdon en bois vermoulu qui me servira de bible.
L'escholier me fit suivre de le suivre. Les bourgeois et leurs savants de fils restèrent figés sur leur ballot de paille. Le théologien étouffait de rage. La tournure de cette joute m'avait donné soif. Nous nous engageâmes dans une taverne de la basse ville et nous nous enivrâmes jusqu'à la tomber du jour en riant de bon cœur en nous rappelant la tête du maître de théologie. L'étudiant m'entraîna ensuite dans une maison de bain située à quelques maisons de la taverne. J'étais ivre et je me retrouvais dans une baignoire remplie d'eau chaude après qu'une fille au sourire malin   m'eut ôter mes vêtements La gueuse se mit à me laver le corps, me massant tout  en m'embrassant de ses lèvres pulpeuse le cou et les oreilles.  Je voyais l'image de Dame Eleonore qui m'apparaissait dans la buée de la pièce. Je sen tais une excitation nouvelle et inconnue jusqu'à ce bain s'emparer de mon corps. Les mots qui me venaient à l'esprit n'étaient pas vraiment pieux mais remplis de désirs d'attouchement et de plaisirs. J'entendais le rire de l'étudiant à côté qui n'avait pas l'air de se soucier de ma présence.   
Ce qui arriva ensuite est le lot commun des hommes qui fréquentent ce genre d'établissements. L'hôtesse qui s'occupait de mon corps sans expérience de la chair féminine,  avait l'habitude me confia t'elle une fois installer sur sa couche de faire voyager les      jeunes novices sentimentaux  Elle fût douce, experte et d'une grande félicité   et me donna un  plaisir sain et rapide. Je me réveillais au matin seul sur la couche et le cœur plein de honte pour cet acte d'amour sans passion mais juste consommé comme un merveilleux vin des coteaux d'oc.
Ma dame je suis désormais un vulgaire troppeur
Qui sait adonner au plaisir de la vulgaire  baiserie
Le jeu ardent et lubrique de la farouche envie de goûter
A  l'ardeur  de la chair et des mamelles endiablées
J'ai laissé ma vertu en maquerelle  compagnie
J'ai chevauché la gueuse chaude  comme la braise du bohneur
Le biscotage m'a fait la verge levée et ne m'en déplaise en vérité
Je chante sans peine en ce matin le péché  qui apaise l'esprit retrouvé
La route m'appelle et je n'ai de cesse de vous servir en toute dignité
Je n'ai en aucun cas changer l'itinéraire de m on jardin d'amour pour lequel vous m'avez missionné


En repensant plus tard à ce premier enfourchement et  avec mélancolie,  au visage vérolé de ma compagne de couche, j'eus la chance inouïe de ne pas attraper de maladie honteuse.
Une femme sans charme qui balayait devant la porte  me donna une lettre sans mot dire.
Je la décachetais et me mis à la parcourir les yeux encore pleins du lourd sommeil de l'après amour :
J
ehan le noble  vagabond étoilé  tu m'as ouvert les portes de la liberté
Grâce à notre rencontre j'ai mis fin à ces années de souffrance
Je voulais t'offrir, pour sceller notre  nouvelle amitié un présent de délice, une nuit d'ivresse et de  plaisir en compagnie d'une dame ardente et brûlante.
Je t'ai regardé dormir au lever du jour
Tu avais la mine tranquille  de celui qui est apaisé.


Je pars retrouver mon père pour qu'il m'initie au vrai métier du corps
Je veux apprendre à parler avec  mes mains et mon corps.
Que la route te garde toujours en bonne forme 
Ton complice de cœur   et d'amitié


Pierre Meige

(à suivre)
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