n°25 | |||||||||||||
CULTURE Nouvelle Un creux tiède dans la brutalité du siècle de Jacques Thomassaint |
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Personne ne paraît se souvenir des débuts. Tout s'est déroulé très vite, et en même temps si paisiblement. Comme une évidence. Aujourd'hui, c'est à peine si l'un de nous ose évoquer ces temps d'hier. Peur de revivre les craintes et les peurs de ces jours anciens ? Sans doute. Et nous sommes si bien, là, comme ça, à parler quand on veut parler, à se taire quand on a envie de se taire, à ne rien faire, à regarder passer lentement les marées et les nuages. Un voyageur mal informé pourrait imaginer que nous avons toujours vécu ainsi. Il n'en est rien, bien sûr. Mais c'est si agréable de le croire. Dans les rues où ne circulent plus de voitures - personne ne peut acheter l'essence qu'aucun camion ne vient livrer- , on s'arrête pour se saluer, demander des nouvelles du petit dernier, de la mémé et de son Alzheimer, du chien ou du chat, de l'évolution des salades ou de la floraison un peu tardive des rosiers. Aux terrasses, on allonge les jambes, on se cale confortablement le dos contre les dossiers, on trinque à la santé du monde, on raconte n'importe quoi, juste pour le simple plaisir de parler, on appelle un passant inconnu, histoire de faire connaissance. Dans les parcs, les mères ont cessé de crier sur leurs marmots, les laissant patauger dans les flaques, grimper aux arbres, tirer la langue et jouer au docteur et à l'infirmière derrière les buissons. Les anciens, sur le terrain de jeu de boules, s'engueulent avec entrain avant de vider canettes de bière ou fillettes de Muscadet sans vergogne ni regrets pour une santé rougeoyante. Les cigarettes sont réapparues, les bouffardes ont repris du service, et certains s'essaient à la ganja du petit-fils sans trouver ça meilleur qu'une roulée à la main. Devant les immeubles, les pelouses ont fait place à des potagers qu'entretiennent soigneusement des hommes et des femmes se découvrant avec liesse des talents de jardiniers jusqu'à ce jour enfouis dans leurs mémoires. Même les adolescents s'y sont mis, expérimentant la micro culture du chanvre indien en même temps que celles des laitues romaines et non apostoliques. Les rivières retrouvent les pêcheurs, qui, de pêcheurs du dimanche, deviennent pêcheurs de la semaine. Les poissons n'en sont pas plus nom-breux dans les paniers, remplacés par les pique-niques et les boissons fraîches. Des nappes désertent les intérieurs pour se répandre sur les prairies et accueillir des familles entières, des groupes d'amis, des associations de mar-cheurs fatigués et de découvreurs de chants d'oiseaux. Même les écoles se sont mises au vert. Celles que des enseignants acharnés continuent à vouloir faire fonctionner. On voit des cartables entassés dans des clairières et des étudiants allongés dans l'herbe rédiger des mémoires en alexandrins, des thèses en cinq actes, des doctorats en acrylique, en aquarelles, au fusain ou à la sanguine. Au début, nous avions pensé : cela ne durera que quelques jours. Les jours étaient devenus des semaines, et l'été des vacances pointait déjà que tout continuait. Alors, nous nous sommes dit que l'automne provoquerait, hélas, le retour au normal, c'est-à-dire à l'activité forcenée : usines, bureaux, ateliers et autres lieux destinés à, produire, reproduire, consommer. Personne ne sait, personne n'en parle. Chacun se dit qu'il sera bien temps, plus tard, demain, dans quelques jours, quelques semaines, qu'importe. Nous vivons ce présent comme un... présent ! Un cadeau que nous nous sommes fait à nous-mêmes et aux autres. Une parenthèse qu'il faut faire durer le plus longtemps possible. Et la parenthèse dure. Comme un arrêt du temps, une immobilité, un creux tiède dans la brutalité du siècle. Un cocon provisoire, délicieux et un peu inquiétant. Nous avons même tenté d'oublier l'origine de cette stase. Se la re-mémorer comporte un risque. Celui de faire repartir la machine infernale qui avait conduit à cette nécessaire respiration collective. Car ceux qui conduisent la bête immonde sont toujours aux com-mandes, même s'ils se sont rendus compte de leur impuissance devant ce qu'ils ne savent nommer, qui n'est pas une grève, pas une manifestation habituelle, qui n'a pas eu besoin de banderoles, de discours, de palabres. Car ceux qui croyaient diriger le pays viennent de s'apercevoir qu'ils ne dirigent plus rien dès lors que nul ouvrier, nul employé, nul fonctionnaire ne se rend plus à sa tâche. Que leurs hommes d'armes, leurs compagnies répressives suréquipées contre les défilés ou les grèves sont impuissants face à ce qu'eux-mêmes ne savent nommer et n'ont jamais connu. Comment arrêter des meneurs qui ne mènent rien, des responsables qui n'existent pas ? Aucun livre d'histoire ne décrit un quelconque précédent. Aucun théoricien, de Machiavel à Minc en passant par Marx, n'aborde à ces rivages inconnus. Aucun mémorialiste, ni César, Saint-Simon ou de Gaulle, ne conte identique situation. Aucun manuel de politique, aucun professeur sa-vantissime formateur d'énarques distingués ne prévoit un tel non-mouvement. Que faire ?, demandait déjà Vladimir Illitch Oulianov (dit aussi Lénine) en 1917. Ils ne peuvent interdire de chanter, de parler, de danser, de rire, d'aller se promener, de s'asseoir sur un banc devant la mer, d'admirer les fleurs des sentiers de montagne, de s'allonger au soleil sur le sable, de planter des jacinthes, de respirer le vent en regardant un coucher de soleil, de faire l'amour le jour, la nuit, partout. Comment embastiller des millions de personnes quand, interrogées par un policier zélé leur demandant ce qu'elles font, leur seule et même réponse paisible et apparemment définitive est : - Rien ! Le pouvoir est-il crypto-fasciste ? Néo-fasciste ? Seulement autoritaire ? Le nouveau président est-il un monstre d'orgueil ? Un fou ? Un simple roitelet assoiffé de puissance ? Ses sous-fifres sont ils comme lui ? Plus fous ? Plus malins ? Plus bêtes ? Que vont décider les autres pays où l'épidémie commence à se répandre ? Et ceux qui ne vont pas tarder à être atteints ? Nous nous en moquons comme de notre premier licenciement. Comme de notre première expulsion. Comme du krach de la bourse. Comme des gémissements des financiers. Comme des cris d'orfraie de la cheftaine des patrons. Comme des discours que nous n'écoutons plus. Comme des explications des experts qui n'ont jamais rien vu venir. Comme de la propagande des télévisions vassales et les glapissements de leurs petits marquis encravatés. Dès que l'élection avait eu lieu, nous savions que l'avenir n'existait plus pour nous. Alors, autant tout arrêter immédiatement, avions-nous pen-sé. Et nous avions tout arrêté. Sans cris, sans bruit, tranquillement. Nous nous étions assis, sur un bord de route, sur un banc, sur un rocher. Sans rien faire. Sans rien dire. Juste en regardant passer le temps. Nous n'étions pas restés longtemps seuls. Très vite, d'autres sont venus s'asseoir avec nous. Respirer avec nous. Sourire en hochant la tête. Complices. C'est ainsi que l'avenir nous est revenu. Jacques Thomassaint avril 2007 |
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