n°26
Feuilleton
Journal d'un troubadour devenu détective (19)
par
Pierre Meige
Je quittais la cité basse avec dans la tête la fille à la peau rose et granulée qui faisait danser ses seins lourds sur mon corps tremblant de plaisir et de honte. Il fallait que j'efface ces images de chair qui hantait mon
Mon corps devait retrouver son assurance
Je prenais vivement  le chemin le plus direct pour le sud,  croisait des soldats du christ escortant   des seigneurs vêtus pour la cour, portant robes de vair, ballottés dans des chariots recouverts de tissus et de draps,  leurs domestiques les suivant à pieds  sur ces routes de poussière blanche aux  destinées incertaines.
L'odeur de sueur et de  ma compagne de couche

Je rêvais à présent de  me baigner dans une source, une rivière, un torrent , un petit ru glacé, où je pourrais plonger mon corps dans l'eau pour me libérer de ce parfum de femme qui recouvrait mon torse,   et de mes pensées intimes et obsédantes.  Au carrefour prochain,  je pris sur la droite,   un  sentier   qui  devait aboutir sûrement à un cours d'eau. Je quittais la grand route et  suivais la sente.  Effectivement,  une demie lieue plus bas,  une rivière coulait paisiblement sans qu'aucune âme ne trouble son chant.
J'enlevais mes frusques et me plongeai dans l'eau fraîche

Puck m'avait ouvert les portes du voyage intérieur et  dans le silence de ce bain matinal, je retrouvais peu à peu ma respiration en regardant les branches des grands arbres qui se reflétaient dans le lit de la rivière. Tout était calme à présent. La nature me remplissait d'énergie et de pensées positives. Un bruit bien réel  de sabot et de fer  qui venait de   la sente me ramena à la réalité.  Il se  rapprochait  de moi, et coupa à travers les ormes pour arriver à la hauteur du gué.  Je me rhabillais vivement. Devant moi, un chevalier en armure et avec tout le harnachement  qui va avec, chevauchant un superbe destrier, baissa son bouclier peint d'un corps de dragon, et remonta sa longue lance en bois. Il stoppa net sa fière monture. J'admirais, ébahi toutes ces pièces de métal plaquées de pied en cap sur ce puissant corps d'athlète, tenant les unes aux autres par des vis et des lanières de cuir bouilli. L'homme en arme ouvrit la visière de son heaume, caressa sa monture comme on console un marmot, et me toisa durement :
-
Vilain, indique-moi la route du château de Marefer ou se déroule le grand tournoi du printemps.
Je ne savais point ou se trouvait cet endroit. Les larmes aux yeux, encore ébloui par ma rencontre avec le merveilleux, je lui déclarais d'un trait un nouveau récit :
-
Je ne suis qu'un pauvre pèlerin qui va à Jérusalem combattre l'infidèle.
L'homme en arme parti dans un fou rire qui résonna dans toute la clairière. Après avoir  retiré d'un geste précis son heaume, il me sourit amicalement.
-
Tu es un de ces gueux qui suit aveuglément le fou qui croit avoir eu des visions. Connais tu les mamelouks ? Les guerriers turcs ?
Tu vas te battre avec ta chemise en mauvaise laine et tes sabots en  liège face à des armées bien équipées et maîtresses du terrain ?
Je n'avais entendu le mot mamelouk ni turc. Mais çà devait être important vu le ton que le chevalier avait mis dans sa voix pour les prononcer. Je ne pouvais rien répondre. Le chevalier avait un visage beau et bien fait, une peau rasée de près à la mode normande, ses cheveux longs et noirs tombaient en boucle sur ses larges épaules.
Ses yeux étaient encore plus noirs. Il n'y avait pas de doute possible. Cette force de la nature était taillée pour le métier des armes.
Ecoute, tu as l'air d'un brave. J'aime tes yeux francs et naïfs. Pour rejoindre la Palestine, il te faudra de l'argent bien sonnant.
Veux-tu me servir d'escorte et devenir mon écuyer. Tu donneras du foin frais à mon cheval, tu vérifieras mon armure, tu penseras mes plaies et si je suis vainqueur, nous partagerons les écus. Suis-moi , je te conterai l'histoire de ma croisade.
Le soir du tournoi, après avoir vaincu tous ces adversaires, il me raconta qu'il avait été soldat de Dieu. Dans les jours qui suivirent, au gré des chemins, je lui racontais mon attachement pour   la noble dame Eleonore. Il secoua désespérément sa tête de guerrier en arrière. Son visage devint pâle et tendu. Il se mit à déferler des phrases comme un torrent qui claque au printemps après la fonte des neiges :
Ca arrange l'église, les nobles dames et les puissants seigneurs de voir de pauvres diables voyager en dehors de l'Europe aller se faire massacrer au nom de la foi ou d'un quelconque lignage obscur.
Je m'inquiétais soudain. L'homme en armes que je servais comme écuyer, était-il atteint d'hérésie ? L'image de l'inquisiteur me fit froid dans le dos. Je n'avais aucune envie d'être mêlé à une affaire de basse justice. J'étais un  simple troubadour qui chantait l'amour et n'entendais rien au jugement des clercs. Je voulais juste vivre en harmonie avec la foi divine et charnelle qui me poussait à continuer mon destin de voyageur
Le  champion se mit spontanément à me  raconter  son aventure aux pays des armes et de la guerre fratricide.
-
J'étais un jeune noble belliqueux et stupide  qui voulait en découdre pour agrandir le blason familial en détruisant les biens de nos adversaires. Les chevauchées étaient l'occasion pour m'exercer au combat en pillant et détruisant les villages et les domaines de nos rivaux . L'enjeu de ses représailles était toujours de s'enrichir en arrachant les maigres biens des pauvres. La violence de ces exactions  était pour nous autres seigneurs pillards, justifiées comme des guerres légitimes. J'ai commis des actes démesurés, excessifs. Nous maintenions nos  paysans sous pression. J'ai été l'amant d'une dame, qui était mariée à un parent. Je suis devenu son chevalier servant, je vivais le « fin'amor » en me livrant à toutes les prouesses et pratiques luxurieuses  devant  cette chair de haut rang. L'idée du péché vénérien  de l'adultère et de la sodomie offerte me rendait indifférent à la réalité matrimoniale et au modèle ecclésiastique, moi qui n'avait connu que des filles de maquerelles chez les abbesses des bordels itinérants.
Le code  de la chevalerie exige une éthique courtoise et chevaleresque.
Pour purifier mes fautes et conjurer le mal de la chair,  jrai fait vœux de pénitence les armes à la main devant l'évêque et la croix.
Je me suis battu pendant 10 ans dans toutes les provinces de l'Andalousie, dans Orient latin, sur toutes les routes d'Antioche et de Constantinople ma croix a combattu l'infidèle.
Constantinople  résonnait comme un appel dans ma quête de  vérité.
Je lui demandais sans détour s'il connaissait un chevalier du  nom de Thibault le preux
Il se mit à rire comme un forcené
-
Celui qui se prenait pour le Cid Campéador.
Beaucoup de chevaliers francs,  Jehan le naïf,  se sentent engagés pour les croisades en croyant   racheter leurs fautes de jeunesse. 
Si j'en croie ma mémoire, le seigneur  Thibault était plus qu'un guerrier plein de courage. Un fou en armure qui pensait transpercer les armées arabes avec son destrier et son armure lourde et peu maniable. Il ne parlait jamais de son fief, ni de sa famille. Je ne savais rien  sur sa lignée. On ne le voyait jamais en galante compagnie. C'était un solitaire qui aimait en découdre. J'ai combattu quelques fois à ses côtés. Il ne comprenait pas pourquoi les sarrasins ne se battaient pas au  corps à corps.

Il refusait l'arbalète. Il disait que le combat doit être noble et face à l'adversaire. Les turcs avaient enseigné l'art de l'esquive et de la ruse aux andalous. Ce chevalier ne pouvait pas se faire à cette guérilla où l'ennemi attaque de nuit en volant les chevaux et en se camouflant .
- Avez-vous eu  quelques  nouvelles de ce preux chevalier ?
- Je crois qu'il a rejoint une armée  à Venise.
- Savez-vous ou il se trouve ?
- L'Orient est immense et grand nombres de  chevaliers chrétiens se sont convertis aux coutumes locales.  J'en ai connu qui ont épousé des Arméniennes, d'autres qui sont restés sur les rives du Jourdain à l'ombre des oliviers  et des délices d'Acre en compagnie de maîtresses sarrasines plutôt que de rentrer dans leurs terres humides sans un sou pour s'acquitter de leurs dettes de guerre.

Je pensais à ma maîtresse et aux pressions de l'évêque pour s'approprier son domaine. Le seigneur Thibault avait-il abandonné son bien et sa famille ?
Le champion continua son périple. J'appris de nombreuses choses utiles pour celui qui veut traverser la mer et s'engager sur les pistes du monde inconnu.

-Si tu veux savoir la vérité sur ton Seigneur  rends toi en  un grand port et fais toi embaucher comme chroniqueur de guerre. Dans une armée d'un grand vassal qui embarque pour la Terre Sainte, il y a de la place pour un jeune robuste et courageux. Les rois et les princes adorent que vous autres  jongleurs-troubadours chantiez leurs exploits et leurs conquêtes.
Suis la voix romaine et les sentes de contrebande jusqu'à la grande mer et lorsque la terre se finira dans une immensité recouverte d'eau salée, tu seras arrivé  au bout du monde connu. Ensuite tu  embarques pour l'autre monde. Tu entendras  d'autres paroles, d'autres mythes , d'autres religions,  d'autres inspirations de prophètes, d'autres philosophies, d'autres doctrines au contact des peuples à la peau de miel et aux regards de fennecs.  Leurs pensées ne sont ni plus belles ni  plus riches. Elles font parties, n'en déplaise à nos évêques,  des civilisations antérieures  à nos croyances.
Ta vocation,  si j'en croie tes dires, est  de traverser les frontières de l'esprit pour comprendre ce qu'un chevalier franc est venu accomplir en terre sainte.  Le voyage est une science exacte. Il apporte la lumière à celui qui sait trouver ici-bas sa place   Je suis un guerrier et je  n'ai que ma force comme savoir. La musique est une langue universelle.  Les poèmes délicats peuvent traverser les mers  et  rapprocher les hommes  qui ont besoin du mystère et du rêve. Pars au plus vite accomplir ta mission.
Joue-moi juste  un doux  chant de tolérance et de fraternité  pour que ma nuit soit calme et remplies de rêves paisibles.

Je pris mon luth et tout en pinçant doucement les cordes je me mis à entonner un hymne  de paix et d'amour pour à nouveau sceller une amitié spontané au milieu de Dame nature .

Mon maître et noble champion
Je vais  quitté le monde connu
Pour  celui du mystère profond
Depuis que j'ai quitté mon clocher
J'ai découvert la majesté de l'humanité
Sur les chemins brodés de nouvelles amitiés
Toutes  ces lumières de route et de grande vertu
Ont éclairer mes pas en  guidant  ma destiné 
Ils m'ont conseillé comme toi de traverser l'inconnu
Je m'en vais donc partir en de nouveaux  pays
Partager  de nouvelles complicités liées à la féerie
C'est écrit sur le parvis du ciel de l'infinie poésie  


Le chevalier dormait déjà d'un sommeil profond. Je regardais les étoiles en pensant au long  voyage qui me conduirait en pays vénitien.  Dès potron-minet, après un copieux repas  partagé dans le silence des phrases inutiles, je laissai le champion solitaire chevauché vers  les plaines du nord pour de futurs tournois  qui  lui donnaient encore  la force de continuer sa vie de  bohème,
J'entendis juste sa voix profonde  résonner une dernière fois dans l'aube paisible :
-Trobar, sois un gardien de la paix et dans ton prochain voyage,  respecte ton prochain, cet inconnu que l'on nomme l'infidèle
-Si tu retrouves Thibault le Preux salue le de ma part.

Pierre Meige
(à suivre)
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