n°2
UN MONDE QUI S'EFFONDRE

Je ne sais si, comme le pensait Nietzsche dans La Volonté de Puissance, "un monde qui s'effondre est non seulement un plaisir pour le destructeur mais aussi pour le spectateur". Toujours est-il que les événements du 11 septembre 2001 non seulement n'auront pas laissé indemne la civilisation occidentale visée, ou - bien sûr - les victimes, mais pas non plus les organisateurs de ces crimes ou encore les contemplateurs, ici comme ailleurs, du "spectacle" auxquels les fomenteurs de ces massacres ont avant tout pensé.
C'est donc d'abord vers les spectateurs qu'il faut se retourner, ou plutôt vers les consommateurs d'images auxquels se sont adressés à la fois les réseaux islamistes incriminés, le gouvernement américain et ses alliés, ainsi que les chaînes télévisées, avec en premier lieu CNN, sorte de metteur en scène d'un spectacle (dont tout fut répété lors de la Guerre du Golfe) savamment orchestré, jusqu'à la censure des images des morts et des gravats. Censure des plus paradoxales en un premier temps puisqu'on sait que, généralement, ce n'est pas la morbidité - tant s'en faut - qui retient les preneurs d'images made in USA, friands de tels dégâts.
Mais pour une fois, plus que des victimes, c'était l'orgueil d'une nation qui était mis à mal et pris à revers : il fallait donc en quelque sorte "effacer" les stigmates d'une telle ombre au tableau ; il fallait juste soulever un sentiment d'horreur, mais cacher ce qu'on ne saurait voir dans une belle tartufferie médiatique, habituée pourtant aux escroqueries dont celle-ci ne fut - dans sa feinte pudeur - pas la moindre. Mais la démocratie américaine se devait de faire impasse là-dessus pour se refaire un toilettage et une santé avant que de faire preuve, un peu plus tard, de son déchaînement de forces dans des attaques dont chaque temps reçu un nom, suivant la méthode théâtrale ouverte par la "Tempête dans le désert" quelques dix ans avant.
La mort était donc nécessaire (dans les deux camps) mais suffisamment "laide" afin que, pour une fois, on ne l'exhibe pas, si ce n'est de manière pratiquement allusive ou au moins hautement symbolique : en répétant des milliers de fois et sous tous  les angles l'image des chocs des deux avions dans les Twin Towers de Manhattan, on ne montrait rien mais on montrait tout à la fois, selon un procédé liant le grossissement et l'ellipse. Cependant, faisant écho aux affirmations de Nietzsche, CNN comme Ben Laden l'ont bien compris : "
il y a de la grandeur et du sublime dans les mondes qui s'effondrent, des douceurs aussi, des espérances et des couchers de soleil empourprés".
Et l'on eut droit à tout cela : hormis les morts et leurs familles, tout se passa comme si chacun avait récupéré une part du gâteau via les médias interposés (qui se sont largement servi au passage). Il n'y eut qu'à voir par exemple la lutte aux USA pour se trouver en tête de cortège et aux côtés des sauveteurs du Manhattan ou de Washington. Giuliani et Busch ont d'ailleurs été‚ les grands bénéficiaires - en terme d'image - d'un show imprévu et "fatal", mais qu'ils surent récupérer de manière magistrale via leurs services de communication.
La démocratie médiatisée est sans doute une forme décadente de la démocratie, mais il n'empêche qu'elle sait tirer argument des feux qu'on tire contre elle. D'autant que les feux brillent et que le spectacle peut continuer. Osera-t-on dire, à la suite des Actionnistes Viennois, qu'il y avait quelque chose de "magique" dans les incendies de Manhattan et que tout n'a pas encore été exploité dans ce domaine ? D'ailleurs il faudra attendre que certaines douleurs refroidissent pour voir jusqu'où l'exploitation et la récupération pourront aller. Le
meilleur du pire n'est sans doute pas encore atteint : des images dorment qui n'attendent que d'être exploitées...
Mais il y a plus. Les attentats contre les Américains ont quelque peu mis à mal l'équilibre des égoïsmes. Trouver le moyen d'avoir une existence tolérable, sans aucun motif sentimental au sens fort du terme - si ce n'est sous forme d'expédients - en ne faisant appel qu'à la prudence d'égoïsmes intéressés est ce sur quoi repose le monde occidental. Or, dans les monstrueux conglomérats de la ville de lumière au moment même où Giuliani l'avait débarrassée de ses scories, de ses laissés-pour-compte et de ses cours des miracles, un grain de sable est venu gripper la machine à spectacle. On ne peut dire aujourd'hui si l'Islam intégriste en tirera les bénéfices. Pas sûr - et ce même si les guerres de religion révèlent souvent des surprises. Ce qu'on peut dire c'est qu'un instinct grégaire est revenu soulever l'Empire américain. Il se veut plus que jamais représentant du monde libre, il se veut le héros blessé (blessure qu'on lui reconnaît et à laquelle on compatit) mais qui omet d'assumer le fait que sa politique ne fut toujours qu'un moyen au service de sa Bourse et de ses sociétés, comme sources d'enrichissement à son seul profit, avec le mépris affiché pour ceux qui ne participent pas au festin de la "
pastorale américaine".
Dans le livre prémonitoire portant ce titre, un des meilleurs romans sans doute de la fin du XXème siècle, Philip Roth a montré toute l'ambiguïté de l'American Dream, de l'American Way of Life. Certes il ne convient plus de bêtement tirer à boulets rouges contre ce modèle. A tout prendre, il a fait ses preuves et a tué beaucoup moins d'individus dans le monde que tout autre modèle hégémonique. Il convient simplement - et tout en lui gardant le coefficient de sympathie qu'il mérite - de montrer les limites de sa bonne conscience et de souligner une certaine hypocrisie. Le festin demeure pour beaucoup un festin nu.
Aussi le "spectacle" des tours s'écroulant pour altérer le Magic Skyline de Manhattan fut à ce titre une sanglante réussite et un tout paradoxal : ceux qui l'ont dénoncé n'ont pas été les derniers à en bénéficier, et ceux qui en sont les victimes (hormis les morts des tours) ne sont pas ceux qu'on croit.



Jean-Paul Gavard-Perret
© Vendémiaire