n°2
Resistere, combatere
par Bernard Giusti

La une du
Corriere della sera du 23 mars 2002 présentait côte à côte deux articles, apparemment sans rapport l'un avec l'autre.

L'éditorial de Sergio Romano, "
La memoria corta dei cugini francesi "(1), rappelant la réaction de la classe politique italienne lors de l'arrivée au pouvoir du Général de Gaulle, se lance dans un parallèle hardi de l'évolution politique de nos deux pays. Selon Romano, le régime instauré en mai 58 en France serait l'équivalent du régime de l'Italie berlusconienne actuelle, tandis que la situation politique en France depuis 81 serait le pendant de ce qu'a connu l'Italie avant l'arrivée au pouvoir de l'homme d'affaires italien.
Bien entendu, cet amalgame grossier ne résiste pas deux secondes à l'analyse. Si la Constitution de 58 a instauré en France un certain type de régime (qui n'est pas celui de l'Italie), elle a mis en place notamment ce qui constitue l'un des traits essentiels des démocraties modernes, à savoir la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs, afin de garantir, précisément, l'indépendance de la justice. A l'inverse, l'Italie actuelle présente cette particularité de concentrer entre les mains d'un seul homme tous les pouvoirs (politique, économique, judiciaire), ce qui est l'un des traits essentiels... des régimes corrompus du tiers-monde. De ce point de vue, l'Italie actuelle constitue une exception européenne.
En outre, s'il est bien une critique que l'on ne saurait adresser à de Gaulle sans se couvrir de ridicule (mais rassurons-nous, Romano n'en mourra sans doute pas), c'est bien de le taxer d'affairisme. Or M. Berlusconi, homme le plus riche d'Italie, ne se prive pas, comme tout bon dirigeant de république bananière, d'utiliser les pouvoirs qu'il concentre entre ses mains à des fins personnelles.
On pourrait ainsi décortiquer tout l'éditorial de Romano. Mais la question est de savoir quelle est l'utilité de ce tissu d'inepties. Il est évident qu'il s'agit avant tout de banaliser et dédouaner le régime de Berlusconi en lui trouvant de prétendus précédents dans l'Europe moderne, fût-ce au prix de l'amalgame et du mensonge.

A côté de cet éditorial, nous trouvons un article sur l'assassinat de Marco Biagi ("I terroristi non fermeranno le riforme" (2), qui préparait des réformes berlusconiennes du code du travail, réformes destinées, on s'en doute, à réduire les droits des salariés et accroître ceux de leurs employeurs. Le meurtre est généralement attribué en Italie à ce qui subsiste des Brigades Rouges. Si en première page le ton de l'article paraît plus mesuré, les pages intérieures consacrées à l'affaire sont éloquentes, puisqu'elles sont essentiellement occupées par les réactions des amis de Berlusconi.

Ces deux articles (3) résument à mon sens la stratégie mise en place par Berlusconi pour défendre sa mainmise sur l'Italie.

D'un côté, il s'agit de clamer haut et fort que ce qui se passe en Italie procède d'un régime aussi démocratique qu'un autre, un régime normal en quelque sorte, et que les clameurs qui s'élèvent dans toute l'Europe contre Silvio Berlusconi ne sont que des cris de dépit orchestrés par une gauche européenne prisonnière de son idéologie.

En même temps, il s'agit de conforter dans l'esprit des Italiens que "il cavaliere" (entendre ici "cavalier d'industria", "chevalier d'industrie"...) est le seul garant d'une Italie stable et prospère. N'oublions pas que Berlusconi a été élu en tant que rempart contre le communisme (alors que, comme le faisait remarquer récemment Umberto Eco (4), l'Union Soviétique avait déjà disparu en Europe, et qu'en Italie les communistes italiens n'avaient pratiquement plus aucun poids politique en tant que tels). Qu'il a été élu aussi selon le raisonnement spécieux de bon nombre de ses électeurs, raisonnement selon lequel "puisqu'il est déjà immensément riche, il ne volera pas l'Etat" (ce que Tabucchi (5) commentait avec humour en disant que cela allait à l'encontre de toutes les théories économiques). La "menace communiste" ne pouvant plus faire recette, Berlusconi se tourne à présent vers a menace terroriste. Les colonnes de ses journaux regorgent de référence aux fameuses "années de plomb", et il se pose de plus en plus comme ce qu'on pourrait appeler le "cavaliere bianco", celui qui arrêtera les balles des terroristes.

Outre cet intérêt électoral évident, la récupération du thème antiterroriste a d'autres avantages pour Berlusconi.

D'abord il s'agit bien sûr de renforcer par ce biais ses liens avec le front anti-terroriste dirigé par les Etats-Unis, et ce faisant de redorer son image de personnage démocratique.

Ensuite, il s'agit de museler, et surtout d'envoyer un signal fort à l'opposition italienne à l'étranger, notamment en réclamant à cor et à cri l'extradition des anciens membres des Brigades Rouges réfugiés en France.
Par ce biais, il s'agit aussi, ne nous méprenons pas, de commencer à diaboliser l'opposition de gauche, afin de la désigner progressivement à la vindicte publique. Car la méthode berlusconienne est maintenant connue. Il n'est plus nécessaire de battre les gens dans la rue, comme au temps des chemises noires, mais dans l'ensemble (sauf quelques exceptions) de procéder de façon insidieuse. Propriétaire ou dirigeant de la très grande majorité des médias, y compris de la RAI, Berlusconi utilise ses journaux, ses télévisions, ses radios, c'est-à-dire ses journalistes, pour s'attaquer aux opposants. Plus besoin de se salir les mains avec du sang, l'encre fait très bien l'affaire. C'est aussi ce que fait consciencieusement le
Corriere della sera...

Si aujourd'hui Berlusconi apparaît, selon le mot de Jean-Michel Platier, comme un "Benito de poche", il n'en est pas moins dangereux, et nous qui, à Vendémiaire, ne sommes pas soumis aux berlusconades et autres berlusconneries, nous devons plus que jamais, au nom des libertés publiques, au nom du refus de la marchandisation de la culture, au nom de la lutte contre la résurgence du fascisme en Europe (fascisme rampant rebaptisé à l'occasion populisme de droite), nous devons au nom de tout cela faire nôtre le slogan des opposants italiens :
                  
resistere, combatere.


Bernard Giusti


(1) La mémoire courte des cousins français
(2)
Les terroristes n'arr^eteront pas les réformes
(3) Articles réunis sur une m^eme page et associés à un troisième, "
Il governo contro Parigi" (Le gouvernement contre Paris), qui reprend les attaques de Berlusconi contre la France à la suite des manifestations du Salon du Livre
(4) In
Métropolis, Arte, 23 mars 2002
(5) Id.
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