Slavica occitania, Toulouse, 16, 2003, p. 293-310.  

293

IDEES ET IMAGES DUALISTES DANS LES ŒUVRES DE WILLIAM TYNDALE

 

Force

 Une grande fleur blanche

 Dans le jardin désert

 Converse avec les vents.

Stéphane Guétchev

tyndale, LE DUALISTE CACHÉ

Nous sommes déjà au XXIe siècle, et l'on enregistre toujours de nouvelles découvertes en histoire 

 médiévale. Il n'est pas rare que des points de vue entérinés depuis longtemps subissent quelques changements. C'est le cas, justement, de William Tyndale : il semble bien que les représentations que nous avons aujourd'hui de son œuvre soient appelées à s'enrichir au fil du temps. La remarque de David Daniell, suivant laquelle Tyndale « a touché un public plus important que Shakespeare », est justifiée si l'on pense au nombre d'exemplaires diffusés de la version fondamentale de la Bible en anglais, The Authorized Version (connue aussi sous le nom de King Jame 's version), fondée sur la traduction de Tyndale. Par son travail, Tyndale enrichit la langue anglaise par « des sons et des rythmes ». Il fit véritablement œuvre de créateur en cette langue par ses « mots, phrases, paragraphes et chapitres inoubliables 1 ».

 

Le sujet de cet article est très restreint : son objectif est de cerner la présence d'idées dualistes encore non étudiées dans l'œuvre de Tyndale. Ce n'est donc ni une étude biographique, ni un article de

---------

l.   D. Daniell, William Tyndale. A Biography, Ed. Yale University Press, New Haven & London. 2001, p. 2 : « He has reached more people than even Shakespeare » ; ibid. : « with the sounds and rhythms [...] to create unforgettable words, phrases, paragraphs and chapters. »


294          georgi vasilev

critique littéraire, mais une analyse idéo-théologique ou, plus exactement, l'étude d'un fait (case study) de l'histoire des idées. Une analyse de ce genre devrait permettre de révéler :

- l'origine de certaines idées et images ;

- la manière dont celles-ci sont transférées de leur pays d'origine à celui qui les accueille ;

- l'interprétation adéquate que l'on peut en tirer à une époque donnée.

Or, le bogomilisme, avec ses branches occidentales (patarins, cathares, béguins, lollards 2) est peut-être l'exemple le plus manifeste de diffusion d'idées et d'influences interculturelles au niveau transcontinental et paneuropéen. Dans la première édition de son excellent ouvrage sur les bogomiles, déjà, Dmitri Obolensky nous invitait à partager cette interprétation : « l'étude du bogomilisme fait incontestablement partie de celle des relations culturelles et religieuses entre l'Europe occidentale et orientale, étude dont l'importance apparaît de plus en plus manifeste aujourd'hui3. »

Quelle est notre hypothèse de départ ? Elle est que la motivation que pousse William Tyndale à traduire les Écritures saintes et à interprèter avant tout le Nouveau Testament, se fonde sur la philosophie bogomilo-cathare. Que disent les faits ? Les contacts entre Tyndale et Luther sont bien connus. Mais, dans la pensée de Tyndale, on peut remarquer des éléments plus spécifiques, qui dépassent l'influence du guide spirituel de la Réforme allemande. Il a des accents qui lui son propres, par exemple, dans son interprétation de la parabole tirée de l'évangile de Luc sur l'intendant malhonnête. Ces accents n'ont pas échappé à David Daniell, célèbre biographe de Tyndale. Daniell compare le sermon de Luther intitulé Ein Sermon dem unrechten Mammon Lc XVI avec l'interprétation qu'en fait Tyndale dans son ouvrage The Wicked Mammon. Voici ce qu'en dit David Daniell : « Le sermon publié par Luther occupe six pages in quarto, l'interprétation du Tyndale six fois plus... En outre, Tyndale expose toute la parabole tandis que le texte de Luther ne concerne que le dernier verset4. »

---------

2.    Le cadre restreint de cet article ne nous permet pas de nous arrêter sur la caractère dualiste des croyances des lollards. On trouvera des arguments en faveur de cette thèse dans G. Vasilev, « Bogomils and Lollards. Dualistic motives in England during the MiddIe Ages » in Études Balkaniques. Sofia , Nl/1993.

3.    D. Obolenski, Thé Bogomils : a Study in Balkan Neo-Manichaeis., Cambridge , 1948, p. VII.

4.    D. Daniell, William Tyndale. A Biography, op. cit., p. 161 : « Luther's printed sermon occupies only six leaves in-quarto ; Tyndale has six times as much... Moreover Tyndale alone sets the whole parable Luther's text id only the final verse... »


295        IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

Cette disparité attire notre attention sur le fait que cette même parabole constitue une partie importante du Livre secret des bogomiles. C'est par elle que l'on explique l'origine de la trahison de Satan, la corruption des anges qui le suivent : Satan devient l'intendant malhonnête de ce monde. En bref, ce sujet a chez Tyndale la même importance que dans Le Livre secret des bogomiles.

Peut-être cette affinité commune à Tyndale et aux bogomiles pour cette parabole est-elle fortuite, peut-être n'est-elle qu'une coïncidence ? Aucune hésitation n'est possible si l'on prend en compte une définition étonnante de Tyndale, par laquelle il prêche le fondement de la doctrine bogomilo-cathare - l'existence de deux principes, dde deux Dieux en ce monde : « Dieu et le diable sont deux pères opposés, deux sources opposées, deux causes opposées : l'une est toute de bonté, l'autre le mal5. » Nous proposons ci-dessous une présentation comparative avec les textes bogomile et cathare, qui montre une entière adéquation sémantique et aussi, dans une moindre mesure, lexicale

Bogomiles :

Maudit soit celui qui dit et croit qu'il y a deux principes, un bon et un mauvais, et que l'un est le créateur de la lumière, l'autre de la nuit, l'un des hommes, l'autre des anges et des autres créatures vivantes 6. (Lettre    de   Théophylacte, patriarche de Constantinople, au roi bulgare Petar, Xe siècle)

Cathares :

De duobus autem principiis ad honorem patris sanctissimi, volui inchoare.-.En l'honneur du Père très saint, je veux commencer par les deux principes 7 (Liber de duobus principiis, fin XIIIe siècle)

---------

5. Expositions and Notes on Sundry Portions of the Holy Scriptures together with the Practice of Prelates by William Tyndale, Martyr 1536. Cambridge , M.DCCC.XLIX, p. 190 : « God and the devil are two contrary fathers, two contrary fountains, and two contrary causes : the one of all goodness, the other of ail evil. »

6. Ό δυο αρχάς λέγων καί πιστεύων είναι, άγαθήν τε και κακήν, και άλλον φωτός ποιητήν και άλλον νυκτός, άλλον άν[θρώπ]ων και άλλον αγγέλων καί των λοιπών ζωών, ανάθεμα έστω.Письмо патр. Константинопольского Θефилакта царю Болгарии Петру”. Известия Отделения русского языка и словесности Императорской Академии Наук, 1913, т. XVIII, 3, p.364

7. Livre des deux principes. Introduction, texte critique, traduction, notes et index de Christine Thouzellier.  Paris, 1973, p. 160.



296         georgi vasilev

Les conceptions dualistes du réformateur ressortent encore mieux lorsqu'il exprime une autre idée importante des bogomiles et des cathares, à savoir que ce monde est le royaume du diable. Tandis que catholiques et orthodoxes, tout en reconnaissant la puissance et l'immense pouvoir du démon sur les âmes des hommes, affirment catégoriquement que le monde et les créatures vivantes sont l'oeuvre de Dieu, pour les dualistes, l'un comme les autres sont l'œuvre et le royaume de Satanael. C'est ce que leur reproche le prêtre Cosmas : « II faut également les juger parce qu'en paroles, ils nomment « père » le créateur du ciel et de la terre et qu'ils pensent que c'est l'œuvre du diable 8. » On retrouve la même conception dualiste sous la plume de Tyndale : « Eu égard au fait que nous avons été conçus sous l'empire du diable et que nous sommes sa propriété et son royaume [c'est moi qui souligne - G.V.], ses prisonniers et ses  esclaves9. » Nous rappellerons un autre élément de cette citation qui est en harmonie avec les dualistes : de toute évidence, Tyndale partage leur conviction selon laquelle la conception, en tant qu'essence charnelle, est assujettie au diable.

Bien entendu, ces définitions dualistes ne sont pas placées les unes à la suite des autres dans l'œuvre du réformateur anglais, elles ne dessinent pas de conception globale et continue. Conscient, sans doute, qu'il devait voiler la philosophie dualiste, Tyndale l'a exposée de manière fragmentaire, intertextuelle, et l'a rendue accessible aux initiés, à ceux qui en ont déjà une connaissance préalable ou qui vont la transmettre en secret à des sympathisants. Du reste, c'est une vieille méthode de clandestinité éprouvée par les bogomiles, à laquelle Euthyme d'Acmonia (XIe siècle) accorde une attention par­ticulière et qui est décrite avant lui par le prêtre Cosmas (Xe siècle) : « Ils font tout, extérieurement, pour ne pas être distingués des bons chrétiens », ce qui incite les gens « à se joindre à eux » et à penser que « ce sont de bons croyants, capables d'indiquer la voie du salut 10 ». L'explication est simple : d'une part, comme l'a montré K. Radtchenko, c'est une habitude bogomile avérée de mêler littérature canonique et non canonique, ce qui permet aux hérétiques de faire passer aisément leur philosophie. De l'autre, bogomiles et cathares forment des communautés pacifiques, qui n'ont aucun

--------- 

8. Презвитер Козма, “Беседа против богомилите” Cmapa българска лumepamypa 2, Opamopcna nрозa, Sofia, 1982, p. 49.  

9. W. Tyndale, The Parable of the Wicked Mammon, Antwerp, 1528, p. 47 :  « seeing we are conceived and born under the power of the devil, and we are his possession and kingdom, his captives and bondmen...»

10. Презвитер Козма, “Беседа против богомилите”, p.31



297         IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

moyen de se défendre contre les persécutions, ce qui les pousse à agir par la ruse, le déguisement. Tyndale remarque d'ailleurs :

« Mentir et se cacher n'est pas toujours un péché 11. »

La méthode de Tyndale eut un tel succès que jusqu'à aujourd'hui, non seulement ses opposants mais aussi ses adeptes n'ont pas remarqué la présence du dualisme. Aussi nous proposons-nous de dégager ces fragments et de les relier à la doctrine dualiste. En même temps, nous les comparerons aux formules bogomiles et cathares bien connues, afin de faire ressortir à quel point elles recouvrent les thèses de Tyndale.

Tyndale utilise souvent l'expression de « good man », ce qui est la dénomination bogomilo-cathare des guides spirituels des dualistes : « les bons », « boni hommes », « boni christiani », « perfecti ». Menons jusqu'au bout la comparaison. Les cathares disent : « Et ainsi, ils se nomment eux-mêmes "bons chrétiens", bons et saints 12. » Tyndale, quant à lui, écrit : « good and leamed man (un homme bon et instruit) », « le chrétien est un être spirituel et il porte le verbe divin en son cœur 13 », « Dieu fasse de toi un homme  bon14. ». Sur l'une des pages des Doctrinal treatises, il mentionne à quatre reprises la racine de    «parfait», justement dans le sens de statut d'élévation spirituelle en vigueur chez les dualistes 15.

Le dualisme comme potentiel réformateur

Une grande part des correspondances entre la théologie bogomilo-cathare et les interprétations de Tyndale ont trait aux problèmes liés à la communication directe du croyant avec Dieu (respectivement avec les Écritures saintes) :

- le rejet des saints et des icônes ;

--------- 

11. W. Tyndale, An Exposition upon the V.VI, VII Chapters of Matthew. Antwerp , 1533, p. 57 : « To lie also, and to dissemble, is not always sin ».

12.   « Bene tamen se vocabant boni christiani, boni homines et sancti » in Ign. Doellinger, Dokumente vornehliich zur Geschichte der Valdesier und Katharer herausgegeben, t.II, München, 1890, p. 195.

13.   « A Christian man is a spiritual thing and hath God's word in his heart » in W. Tyndale, The Obedience of a Christian Man, London , 2001, p. 118.

14.   « And God make thee a good man », ibid, p. 113, p. 129.

15.   « For perfecter we be, the greater is our repentance, and the stronger is our faith. And thus, as the Spirit and doctrine on God's part, and repentance and faith in our part, beget anew in Christ, even so they make us grow, and wax perfect, and save us unto end, and never leave us until all sin be put off, and we clean purified, and full formed, and fashioned after the similitude and likeness of the perfectness of our Saviour Jesus »... in Doctrinal Treatises and Introduction to different portions of the Holy Scriptures by William Tyndale, martyr, 1536. CUP, M.DCCC.XLVIII, p. 27.



298          GEORGI VASILEV

- le rejet de l'office ;

- le rejet de la confession ;

- le rôle du prêtre.

La position des bogomiles concernant les saints est celle d'un rejet catégorique, tel qu'il est rendu laconiquement par Euthyme d'Acmonia : « Les infidèles soutiennent que le saint n'existe pas et que personne ne doit s'appeler ainsi, mais que Dieu est l'unique saint 16. » L'avis de Tyndale est tout aussi catégorique : « Enlevéz Dieu des saints et que reste-t-il d'eux ? Qu'est Paul sans le Christ17 ? » Ou encore : « [...] ce ne sont pas les saints mais c'est uniquement Dieu qui accueille dans les demeures célestes, c'est tellement clair et évident qu'il n'est pas besoin de le déclarer ou de le prouver18. » Nous soulignons la totale concordance lexicale entre les bogomiles d'Euthyme d'Acmonia et Tyndale. Les premiers affirment : « Dieu est l'unique saint » ; cinq siècles plus tard leur adept anglais répète : « seul Dieu accueille dans les demeures célestes » La nuance personnelle apportée par Tyndale est celle d'une petite concession : il est prêt à accepter les saints, uniquement comme « exemple » 19, bien entendu, et non comme médiateurs de Dieu. Le rejet du culte des saints fait disparaître la nécessité de vénérer leur icônes. Ou, comme l'écrit le prêtre Cosmas, « les hérétiques ne vénèrent pas les icônes, ils les qualifient d'idoles20 ». Tyndale a la même attitude en nommant la vénération des icônes « foi fausse, superstition, la vénération des icônes est un péché qu'il faut condamner 21 ».

Après le rejet des icônes vient celui de la liturgie. Le bogomilisme, comme en témoigne le prêtre Cosmas, est considéré comme « verbiage », ses adeptes prétendent que « ce ne sont pas les apôtres qui ont institué la liturgie et l'eucharistie, mais JeanChrysostome 22 ». Rappelons que l'expression critique de « verbiage » 

--------- 

16. « Λέγουσιν οί ασεβείς, ότι άγιος ούτε εστίν ούτε οφείλει λέγεσθαι, άλλα άγιος εις εστίν ό θεός» ( « Euthymii monachi coenobii peribleptae epistula invectiva contra phundagagitas sive bogomilos haereticos » , in G. Ficker, Die Phundagiagiten. Leipzig . 1908, p. 76).

17.  « Take Christ from the saints and what are they? What is Paul without Christ? » in  The Obedience, p. 145.

18.  « ...not the saints, but God only recieveth into eternal tabernacles, is so plain are evident, that is no to declare, or prove it. » in The Parable of the Wicked Mammon. Antwerpen, 1528, p. 66.

19.  « Let us take the saints for an example only » in The Obedience, p. 142.

20.   Презвитер Козма, “Беседа против богомилите”, p. 33.

21. « False faith, superstitiousness and idolatry and damnable sin » in The Obedience, p. 143.

22. Презвитер Козма, “Беседа против богомилите”, p. 50 et 36.



299         IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale     

correspond au verset 7, chapitre 6 de Matthieu : « Quand vous priez, évitez le verbiage, comme d'autres, ailleurs, le font, convaincus que de longs discours their many words », dans l’Authorized version) leur vaudront d'être exaucés. » Nous trouvons chez Tyndale une conception et des définitions semblables : « Le sous-diacre, le diacre, le prêtre, l'évêque, le cardinal, le patriarche et le pope sont les noms - où doivent l'être - de postes et de fonctions, non de mystères 23. »

Dieu est, pour les bogomiles et les autres dualistes, l'unique destinataire de la confession personnelle. Là encore, on trouve maintes comparaisons possibles. Dans le traité Summa contra hœreticos, Cod. Monac., lat. 544 du XVe siècle (Döllinger), il est mentionné que, selon les dualistes, l'homme confesse ses péchés à Dieu directement et que c'est de lui qu'il reçoit l'absolution 24. C'est également l'opinion des lollards, transcrite dans le procès de Kent, pratiquement à l'époque de Tyndale (1511-1512) : « On n'élève pas ses prières aux saints, mais à Dieu seulement, lui seul entend ceux qui le prient25. » William Tyndale écarte littéralement lui aussi la fonction du prêtre comme « médiateur entre Dieu et nous 26. »

Comme les dualistes, Tyndale admet qu'une femme puisse remplir la mission de prêtre. Pour lui, la sacrosainte fonction de « lier » et de « délier » (qui, selon les catholiques, provient du pape), peut échoir à tout homme et toute femme qui « connaît le Christ et sa doctrine 27 ». On voit donc ici l'héritage indubitable des dualistes, car il prêche l'idée tout à fait inhabituelle pour les orthodoxes et les catholiques de l'époque (aujourd'hui encore, elle les jette dans le trouble) de la prêtrise féminine.

On le voit, nous ne greffons pas d'idées extérieures, nous ne faisons qu'utiliser des images et pensées de Tyndale. Mais on peut se demander si l'accent n'est pas artificiellement mis sur certains de

--------- 

23.  « Subdeacon, deacon, priest, bishop, cardinal, patriarch and pope, be names of offices and services or should be, and not sacraments. » in The Obedience, p. 110.

24.  « Dicunt etiam haeretici : quod homo vadit ad confessionem, jam compunctus est et contritus pro peccatis suis et statim Deus dimissit ei peccata sua ». in Ign. Döllinger, p.282.

25. « Quod orationes non sunt effundende ad sanctos sed ad solum Deum, qui solus audit orantes. » in N. Tanner (Ed.), Kent Heresy Proceedings 1511-12, Kent Archeological Society, 1997,  p. 2.

26. « Not to be a mediator between God and us. » in Thé Obédience, p. 111.

27.  « Morever, every man and woman, that know Christ and his doctrine, have the keys, and the power to bind and loose ; in order yet, and their measure, as time, place, and occasion giveth, and privately. » in Practice of Frelates by Wylliam Tyndale, martyr, 1536, CUP, M.DCCC.XLIX, p. 284.


 

300          georgi vasilev

ses points de vue isolés, s'ils revêtent l'importance que nous leur accordons ? Dans le cas qui nous occupe, cet accent est non seulement permis, mais c'est aussi un processus nécessaire pour procéder à la reconstruction d'un matériau réel qui a servi, pour le moins, de ligne thématique fondamentale. Comme on le voit, c'est elle qui véhicule la philosophie personnelle, intime et motrice, de notre réformateur. Par conséquent, la cerner, ce qui n'a pas encore été fait jusqu'à présent, est une tâche fondamentale pour la science. Le tableau est encore plus clair lorsqu'on ajoute à cette nouvelle ligne thématique des débats importants concernant la pratique officielle de l'Église, discussions en général traitées par les collègues anglais comme le produit de la vie nationale anglaise. De fait, elles font partie de la cause de l'Église nationale, mais elles trouvent leur racines dans les mouvements dualistes de l'Europe orientale et occidentale.

Le rejet bien connu de la transsubstantiation par les dualistes se retrouve dans les conceptions de Tyndale. Dans ses Traités doctrinaux, il expose et compare les différents points de vue sur la question avant d'exprimer pour finir, et dans l'esprit des dualistes, son propre rejet. Pour lui, l'idée d'incarnation est trompeuse : « Même si les yeux et les autres sens ne perçoivent que du pain et du vin d'où il ressort, sans aucun doute, que cette transsubstantiation naît d'une conception fallacieuse28. »

Et, bien sûr, la transsubstantiation est définie comme un péché du pape : « En instituant l'incarnation, le pape a visé son propre bénéfice, il a renversé le bon usage du mystère du Christ29. » À la place de l'idée de transsubstantiation, Tyndale expose une interprétation toute personnelle et libre. Pour lui, la coupe contenant le sang du Christ doit être comprise comme le Nouveau Testament : cette coupe est « mon sang du Nouveau testament », ou, encore plus directement : « Mon sang du Nouveau Testament30 ». Mais c'est

--------- 

28.   « Though the eyes, and other senses perceive nothing but bread and wine.. .and thereof, no doubt, came up this transubstantiation through false understanding » in Expositions and Notes on Sundry Portions of the Holy Scriptures together with the Practice of Prelates by William Tyndale, Martyr 153., Cambridge, M.DCCC.XLI:

p. 221-222.

29.   « The pope confirming transubstantiation did purchase his own gain to the overthrow of the right use of Christ's sacrament. » in Doctrinal Treatises and Introduction to different portions of the Holy Scriptures by William Tyndale, martyr, 1536. CUP, M.DCCC.XLVIII, p. 373.

30. " the cup is "my blood of the new testament"... ». ibid.. p. 363.



301          IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

un écho de la métaphore bogomile, consignée par Euthyme Zigabène : « Ils appellent leur doctrine le "vin nouveau" 31. »

II convient de remarquer également que le refus de Tyndale de communier avec « le sang du Christ » rappelle dans une certaine mesure les premières objections des bogomiles contre la croix :  selon eux, il est inadmissible que le souvenir du martyre du Christ devienne un symbole de ce dernier. Tyndale écrit : « Maintenant, le Testament dit qu'il a versé son sang pour racheter nos péchés. Mais il est impossible que la coupe ou son sang soient cette promesse32. » En réalité, il répète le style des objections des dualistes bulgares contre la croix : « Comment la vénérer ? Étant donné que les Juifs y ont crucifié le fils de Dieu, la croix est ce qu'il hait le plus 33. » Mais, comme nous le verrons plus loin, il adopte la position polémique contre le type d'eucharistie pratiqué à l'Église, tout en gardant une vénération personnelle pour la croix. Ainsi, il se distancie du dualisme radical.

On peut mentionner un autre emprunt : les bogomiles et les cathares sont les auteurs du sarcasme bien connu au Moyen Âge contre la croyance orthodoxe et catholique selon laquelle le corps du Christ se trouve dans l'eucharistie. Nous allons le citer d'après le Manuel de l'inquisiteur, de Bernard Gui (XIIIe siècle) : « Ils prétendent que le corps de Christ ne se trouve pas là [dans l'eucharistie - G.V.], car si l'on admet qu'il ppeut être comparé à une grande montagne, jusqu'à présent les chrétiens l'auraient mangé tout entiere ; l'eucharistie vient de la paille et passe par la queue des chevaux et des juments. Cela veut dire que lorsque la farine est purifiée au tamis de ces souillures, elle ressort par l'orifice de l'estomac et est rejetée par l'organe le plus honteux. Aussi est-il impossible, disent-ils, que Dieu se trouve là34. » Et voici la même réplique, avec la même image du cheval, prononcée par Tyndale sur le même sujet, qui plus est : « Si tu apportes une coupe de sang et la poses devant Dieu, pour le flatter, le caresser, le panser et le brosser, comme si

--------

31.    Οίνον μεν καλοϋσι νέον την διδασκαλίαν εαυτών  in « Euthymii Zigabeni de haeresi bogomilorum narratio », Die Phundagiagiten, op. cit, p. 109.

32.   « Now the testament is, that is his blood was shed for our sins; but is impossible that the cup or his blood should be that promise. » in Doctrinal treatises, op. cit., p. 379.

33. Презвитер Козма, “Беседа против богомилите”,  p. 34.

34.   « Dicentes quod non sit ibi corpus Christi, quia si esset ita magnum sicut unus maximus mons, jam christiani comedissent totum : item, quod illa hostia nascitur de palea et quod transit per caudas equorum vel equarum, videlicet quando farina purgatori per sedatium; item, quod mittitur in latrinam ventris et emitter per turpissimum locum, quod non posset fîeri, ut aiunt, si esset ibi Deus. » in B. Gui, Manuel de l'inquisiteur. T.I. Paris, 1926, p. 26.



302          gueorgui vassilev

c'était un cheval, en t'imaginant qu'ainsi tu lui procures plaisir et délectation, en quoi l'image que tu te fais de Dieu est-elle meilleure que celle que tu as d'un chien de boucher35 ? » II convient d'expliquer que cette citation détaillée ne vise pas à nous rappeler le caractère émotionnel et pittoresque de la discussion entre dualistes et Église catholique. Elle nous sert à montrer deux preuves de l'analogie entre les conceptions dualistes et celles de Tyndale, non seulement du point de vue des idées mais aussi des images, du style, de sa propre rhétorique. En d'autres termes, il s'agit d'une seule et même théologie, née en Bulgarie au Xe siècle et exportée en Angleterre, où elle trouve son expression au XVIe siècle, avec la

même composition lexicale. Nous nous arrêtons à ces détails parce qu'ils participent de l'analyse comparative, dont la force démonstrative se trouve renforcée lorsqu'on prête attention aux clichés et expressions. Au Moyen Age, ce sont des indicateurs typologiques qui rappellent un peu les épithètes caractéristiques des chansons populaires bulgares.

Mais continuons par des exemples de la critique traditionnelle dualiste contre l'Église officielle, critique qui part des bogomiles passe des cathares aux lollards en gardant une imagerie très parti-culière, et qui est partagée par Tyndale.

Elle porte contre :

- l'organisation même de l'Église ;

- le caractère mercantile de la liturgie et des dons. Il convient d'ajouter ici l'enrichissement de cette critique par les dualistes d'Europe occidentale au cours du duel qui les oppose au Vatican. Il contient les nouveautés suivantes :

- la proclamation du Pape comme l'Antéchrist et ses prélats comme les suppôts de Satan ;

- le rejet de l'idée de Purgatoire ;

- et par conséquent le rejet des indulgences.

Les termes dans lesquels, si l'on en croit le prêtre Cosmas, les bogomiles rejettent l'Église officielle, sont les suivants : « Ils considèrent les Églises comme des carrefours et la liturgie et autres offices effectués par elles comme du verbiage36. » Euthyme Zigabène complète : « Ils appellent notre Église "Hérode", sous prétexte qu'elle

---------

35.      « If thou bring a bowl of blood and set it before God to flatter him, to stoke him and curry and claw him, as he were a horse, and imaginest that he had pleasure and delectation therein, what better makest thou of  God than a butcher's dog ? » - in Expositions and Notes, op. cit., p. 215.

36.      Презвитер Козма, “Беседа против богомилите”, op. cit., p.50



 

  303          IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

s'efforcerait de tuer le verbe de la Vérité qu'ils ont fait naître 37. » Chez les cathares, étant donné que le conflit avec l'Église catholique est plus aigu et les répressions exercées par celle-ci plus systématiques et plus cruelles, ce rejet de principe devient plus virulent :

d'une part, ils proclament leur communauté comme étant la véritable Église, la bonne « benignam quam dicunt esse sectam suam », tandis que l'autre, l'Église romaine, est mauvaise, « mère de la corruption, Babylone, courtisane et basilique du diable, synagogue de Satan38 ».

Tyndale reprend la démarche... et le ton. Il montre tout d'abord que prêcher était l'essence des premières Églises chrétiennes (les dualistes pratiquent cet « office » très modeste sans avoir besoin de bâtiment spécifique). Il déclare que le temple est « spirituel » et non « matériel » : « Le temple dans lequel Dieu sera vénéré, est le cœur de l'homme39. » Remarquons d'ailleurs que cet « office intérieur » coïncide avec les instructions des bogomiles concernant la prière :

« Lorsque tu pries, disent-ils, entre dans ta petite chambre. Ce qu'ils nomment "petite chambre", c'est l'espritw. »

Cette directive bogomile est littéralement reprise par Tyndale :

« Entrer dans la petite chambre et fermer la porte... Cela veut dire rejeter toute louange, tout usage mondain et prier avec ferveur, dans une intention pure, selon le verbe divin 41. » Dans les deux cas, nous avons affaire à une paraphrase du verset 6 du sixième chapitre de l'évangile de Matthieu où il est dit :   «Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton père qui est là dans le secret. Et ton père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Bref, l'office « intérieur » des bogomiles, cathares, lollards et de Tyndale suit en fait à la lettre ce que préconise l'Évangile.

---------

37.   Ήρώδην δε νοοϋσι την καθ' ημάς έκκλησίαν, πειρωμένην άνελειν τον πάρ' αύτοις γεννηθέντα λόγον της αληθείας » in « Euthymii Zigabeni de haeresi bogomilonim narratio », Die Phundagiagiten, op. cit., p. 10.

38.   « Appellant matrem fornicationum, Babilonem magnam, meretricem et basilicam dyaboli et Sathane synagogam. » in Bernard Gui, op. cit., p. 10.

39.   « The Churches at the beginning were ordained that the people should thither resort, to hear the word of God there preached only, and not for the use wherein there now are. » in The Parable of Wicked Mammon. Antwerp. 1528, p. 106.

40.   «  Συ δε όταν προσευχή φασίν είσέλθε εις το ταμιειόν σου · ταμιειον λέγουσι τον νουν » - in « Euthymii Zigabeni de haeresi bogomilorum narratio », Die Phundagiagiten, op. cit., p. 107.

41.   « Of entering the chamber and shutting the door to.. .the meaning is, that we should avoid all wordly praise and profit, and pray with a single eye and true intent according to God's word » in Expositions and Notes on Sundry Portions of the Holy Scriptures together with the Practice of Prelates by William Tyndale, Marty. 1536, Cambridge, M.DCCC.XLIX, p. 79.



304                        GEORGI VASILEV

Après avoir esquissé l'image de l'Église véritable et humble, celle de la communication directe avec Dieu dans le cœur de l'homme, il reprend les critiques enflammées des dualistes contre l'Église catholique. Déjà, dans la table des matières (The Table of Contents) de ses livres, nous trouvons des expressions telles que « Le Pape. Signe certain que le Pape est l'Antéchrist42. » Le sous-titre de son livre « Réponse à More », est repris dans neuf variantes qui véhiculent le même antipapisme. Avec, même, une attaque virulente : « le pape est la débauchée de Babylone 43 », ce qui est la énième reprise à la lettre du discours anticatholique des cathares.

On sent, bien sûr, la griffe personnelle de Tyndale. Tandis que les objections des cathares contre le Purgatoire ont une résonance plus doctrinale, dans le sens où les dualistes qui les expriment sont d'avis ou bien que ce monde est le Purgatoire ou bien que le Purgatoire n'existe pas, que c'est une construction mentale n'ayant pas sa place dans la création divine, Tyndale, lui, deux siècles plus tard, démasque surtout le côté mercantile du Purgatoire. Il le décrit comme une zone imaginée par la papauté, guidée par ses ambitions commerciales et sa soif de pouvoir : « Mais ils ont créé le Purgatoire pour régner sur les morts et posséder un royaume de plus que Dieu en personne 44 ». Ce royaume artificiel joue le rôle d'une douane car c'est par son intermédiaire que sont assemblées les richesses incalculables des parents des défunts, qui versent de généreuses sommes pour la purification des âmes des morts au Purgatoire et leur « montée » au Paradis 45.

C'est dans la croix du Christ que le réformateur anglais trouve une alternative à cette théologie de la spoliation et une voie vers la véritable purification46. C'est là le symbole suprême du dessein de Tyndale : l'édification d'une Église dont les fidèles puissent lire « Notre Père » dans leur langue vemaculaire et sachent que l'office divin réside avant tout dans le prêche du verbe de Dieu répandu par d'humbles officiants, que l'image du Christ et la sainte croix en sont le signe. En réalité, c'est l'image de la première communauté chrétienne.

---------

42.   « Pope / a sure token that the pope is antichrist » in The Independent Works of William Tyndale. An answer unto sir Thomas More. Dialogue. Washington , 2000, p.100.

43.   « The pope is the whore of Babylon » in Expositions and notes, op. cit., p. 298.

44.   « But have created them a Purgatory, to reign also over the dead and to have one kingdom more that God himself hath. » in The Obedience, op. cit., p. 91.

45.   « The Pope for money can empty Purgatory when he will », in The Obedience, op. cit., p. 100.

46.   « With the true Purgatory of the Cross of Christ » in The Obedience, op. cit., p. 154.



 

305     IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

En revenant vers la croix, William Tyndale va au-delà de la tradition des communautés hérétiques secrètes. Il propose une Église ouverte, universelle, réformée par ce que l'esprit et la pratique dualistes offrent de meilleur. Bien que les exemples donnés jusqu'à présent soient des témoignages indubitables de son attrait pour la théologie dualiste, il désire que la connaissance de son Église soit celle de toute la communauté, de toute la nation. Le retour à la croix est une étape dans l'évolution personnelle du bogomilisme et du catharisme, déjà remarquée par certains auteurs comme A. Solovjev, Dmitri Obolensky, René Nelli, Stéphane Lazarov et autres.

L'EXEMPLE BULGARE DANS LES DEUX TRADUCTIONS DES SAINTES ÉCRITURES EN ANGLAIS

La présence de conceptions proches de celles des lollards (c'est-à-dire, ajouterons-nous, de celles des dualistes) dans les œuvres de Tyndale n'a pas échappé aux chercheurs anglais. Je voudrais mentionner quatre de ces études, tout en signalant qu'elles sont plus nombreuses. Tout d'abord, c'est W. Summers qui, en 1906, voit une continuité directe entre la réforme anglaise et l'œuvre de Wycliffe 47. Quatre-vingts ans plus tard, le lien possible existant entre Tyndale et les lollards est, pour Charles Nauert-fils, prétexte à souligner le caractère national de l'oeuvre de Tyndale et à la dégager de l'image répandue, selon laquelle   «ce n'est qu'un simple adepte anglais du réformateur saxon48 ». David Daniell pose aussi l'hypothèse d'un lien de ce genre, il estime que la présence jadis forte de Wycliffe demeure comme un contexte tangible 49.

C'est chez D. Smeeton 50 que l'on trouve la plus grande conviction (à mon avis justifiée) concernant le lien entre Tyndale et les

--------- 

47.   W. H. Summers, The Lollards of Chiltern Hills (Glimpses of English Dissent in the Middle Ages), London, 1906, p. 28 : « The Reformation of the sixteenth century was the inevitable resultant of series of forces which had been at work a century and half before in the life and teachings of John Wycliffe, for six years the rector of Buckinghamshire. » Les motifs bogomilo-cathares dans l'œuvre de Wycliffe sont étudiés par G. Vasilev, « John Wycliffe, the Dualists and the Cyrillo-Methodian version of the New Testament » in Études balkaniques, N 1/2001.

48.   « Merely an English disciple of the Saxon reformer. » in G. Nauert Jr., « Editor's Préface » in Lollard themes in the Reformation theology of William Tyndale (Sixteenth Century Essays & Studies, vol. 6), 1986, p. 11.

49.   « His memory was still green » in D. Daniell, op. cit., p. 31.

50.   « Almost half a dozen times Tyndale likewise invoked the name of Wycliffe always in a positive reference. » in D. D. Smeeton, Lollard themes in the Reformation theology of William Tyndale, p. 75.



306          georgi vasilev

œuvres de Wycliffe, ce qui veut dire avec la littérature des lollards. Outre des indications quantitatives, Smeeton aperçoit aussi une continuité conceptuelle visible 51.

À mon sens, non seulement Tyndale connaît bien l'œuvre de Wycliffe, mais il lui donne aussi le sens d'exemple apostolique qu'il voudrait suivre. Ce qui veut dire qu'il fait de lui son précurseur dans la cause nationale anticatholique : « Wycliffe prêchait naguère le repentir de nos pères. Ils ne se sont pas repentis car leurs cœurs étaient endurcis et leurs yeux aveuglés par la foi en la rectitude papale 52. »

Bien entendu, en tant que penseur doué d'une personnalité affirmée, qui s'est déjà bien écarté du substrat idéologique primitif, Tyndale développe ses propres traits. Même si, à plusieurs reprises, il exprime une préférence dualiste pour le Nouveau Testament, même si, dans ses écrits polémiques, ses principaux exemples sont tirés du Nouveau Testament, à la différence des dualistes, il admet que l'on utilise l'Ancien Testament. De même que bogomiles et cathares affirment que le Dieu de l'Ancien Testament est un Dieu cruel et injuste, que c'est Satanael, Tyndale nous livre une appréciation critique de l'Ancien Testament : « L'Ancien Testament, cruel et terrifiant, qui a mené les hommes sur le chemin du péché53... » Parallèlement, on trouve exprimée une nette préférence pour le Nouveau Testament : « mais ce nouveau et doux Testament, qui invite encore à la pitié et la promet à tous ceux qui se repentissent 54... » Dans son propre Traité, Tyndale ne pousse pas les contradictions entre les deux Testaments jusqu'à la rupture, mais il définit l'Ancien comme une sorte de préambule au Nouveau. L'Ancien Testament est « une alliance des temps anciens...  conclue

--------- 

51.   « In view of the recent availability of critical editions of certain Wycliffite writings, it is possible to examine Tyndale's writings in light of parallel passages from Wycliffite literature. It would be difficult indeed to show that Tyndale used a particular version of a particular tract, but compatibility, approach, language, and general theological themes could certainly be indicated. - ibid., p. 34. Remarque : par le terme de « littérature de Wycliffe », on entend des textes créés au sein du cercle des adeptes de Wycliffe.

52.   « Wycliffe preached repentance into our fathers not long since. They repented not, for their hearts were indurate, and their eyes blinded with their own pope-holy righteousness... » - in Doctrinal treatises and introductions to different portions of the holy scriptures by William Tyndale, Martyr 1536, Cambridge , M.DCCC.XLVIII, p.458.

53.   « The old, cruel, and fearful testament, which drew people away »...in Doctrinal treatises, op. cit., p. 364.

54.   « But this new and gentle testament, which calleth again, and promised mercy to ail that will amend... », ibid., p. 455.



307   IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

entre Dieu et les enfants charnels d'Abraham, de Jacob, tous ceux qu'on appelle Israël... » [covenant... made between God and the carnal children of Abraham, and Jacob, and otherwise called Israël], tandis que le Nouveau Testament est « la nouvelle alliance », selon laquelle le sang du Christ est versé pour nos péchés (that Christ's blood is shed for our sins), c'est donc la voie de l'élévation spirituelle du genre humain. On voit de nouveau que Tyndale admet la doctrine officielle du rachat55, contrairement aux bogomiles et aux cathares.

On trouve un autre exemple important d'atténuation de la théologie dualiste. Cathares, bogomiles et lollards rejettent le baptême par l'eau, en affirmant que le vrai baptême se fait avec le Saint Esprit56, le Verbe, les souffrances du Christ et le sang57. En plaçant plus haut le baptême par le Verbe, Tyndale évite de rejeter celui qui se pratique dans la fosse baptismale et maintient l'importance de celui-ci, en tant que préparation au baptême par le Verbe :

« L'immersion sans le Verbe ne sert à rien, mais à travers le Verbe, il lave et purifie. » Bien entendu, il n'oublie pas de définir le baptême avec le sang du Christ comme étant le véritable baptême :

« L'immersion nous enseigne que nous sommes purifiés par le sang versé du Christ58. » Ainsi, il n'entre pas en conflit avec des passages massivement adoptés par la tradition officielle de l'Église, tout en introduisant sa propre interprétation. On peut donc dire que Tyndale est un réformateur également vis-à-vis de la tradition dualiste, puisqu'il rejette certains de ses postulats extrêmement provocateurs.

Tyndale a recours également au terme de « parfait » (perfect), qui définit le guide spirituel bogomile. Chez l'auteur anglais, la manière dont on atteint cet état par une initiation mystique (consolamentum) est reléguée au second plan, il suffit pour l'homme de se vouer à la connaissance qui élève  l'esprit :  «Lorsqu'on connaît parfaitement l'essentiel des Saintes Écritures, tout le reste est facile»  59. D'initiation pour les élus, cet état devient appel à l'élévation spirituelle

--------- 

55.   « ...all good things are thine already purchased by Christ's blood. » in The Wicked Mammon, op. cit., p. 64 Or : "Christ's blood only putteth away all the sin that ever was... », ibid., p. 72.

56.    « Infunditur gracia Spiritus Sancti... » in Heresy trials, op. cit., p. 95.

57.   « Baptized in the blood of Christ... », ibid., p. 146.

58.   « The washing without the word helpeth not : but through the word it purifîeth and cleanseth us. [...] The washing preacheth unto us, that we are cleansed with Christ's bloodshedding... » in The Obedience, op. cit., p. 109.

59.   « The principal of Scripture perfectly learned, all the rest is more easy. » in Doctrinal Treatises, op. cit., p. 27. Egalement : « ...a good and learned man. » in The Obedience..., op. cit., p. 118.



308          GEORGI vasilev

et voie pour l'atteindre, ce qui est donné à tout homme qui exerce un travail sur lui-même. On constate de nouveau que certains aspects purement dogmatiques de la théologie dualiste sont laissés de côté et que l'on passe à l'idée d'un développement plus libre de la personnalité, de la pensée et de la réalisation individuelles, réalisables grâce à l'instruction, la culture, la littérature, le débat. En fait, c'est un humanisme évangélique, qui marque le début de la Renaissance chrétienne.

Nous trouvons aussi la mention d'un lien génétique entre la tradition bogomilo-cathare chez un auteur plus proche de nous dans le temps. En 1879, L. Brockett, de l'Église baptiste américaine, utilise de manière pénétrante de nouveaux matériaux sur les dualistes bulgares et, dans sa brochure Les bogomiles de Bosnie et de Bulgarie (Les précurseurs du protestantisme à l'Est. Essai de restauration de feuilles perdues de l'histoire du protestantisme)60, déclare que les bogomiles sont les précurseurs des protestants. Mais si une pensée aussi globale présente des difficultés pour une grande partie de nos collègues anglais contemporains, certains aspects évidents ne peuvent être passés sous silence.

Je me permettrai la conclusion suivante : les deux traductions clés de la Bible en anglais, ainsi que les deux grandes tentatives de susciter une reforme de l'Église officielle, celle de Wycliffe au XIVe siècle et celle de Tyndale au XVIe trouvent leur motivation dans la philosophie bogomilo-cathare et vont de pair avec la proposition insistante d'introduire des aspects fondamentaux de sa pratique. Nous pourrions compléter la jolie formule de John Foxe, qui disait qu'avec l'oeuvre de Tyndale, Dieu jetait sa lumière sur la longue nuit anglaise faite d'erreurs, de préjugés et d'un despotisme paraly­sant l'esprit61. Aux racines de cette œuvre, se trouve l'exemple bulgare de communication directe avec le Nouveau Testament, initié par les travaux de Cyrille et de Méthode et confirmé par leurs disciples en Bulgarie, avant de passer en Occident par l'intermédiaire des bogomiles.

J'aimerais ajouter que les études qui seront faites ultérieurement pour éclairer la théologie secrète de Tyndale vont sans doute enrichir l'information que vous avons exposée ici. Sans aucun doute,

--------- 

60.   L. P. Brockett, The Bogomils of Bulgaria and Bosnia (The Early Protestants of the East. An Attempt to Restore Some LostLeaves of Protestants History), Philadelphia , 1879.  

61.   « Over England 's long night of error and superstition and soul-crushing despotism God had said "Let it there be light and there was a light" » in Foxe's Christian Martyrs of the World. Westwood , New Jersey , 1985, p. 358.



309         IDÉES ET IMAGES DUALISTES CHEZ william tyndale    

elle apportera plus de nuances et de précision dans les détails. Ainsi, par exemple, même si la continuité entre Wycliffe et Tyndale est facile à suivre, on s'aperçoit aussi, si l'on regarde attentivement les nuances, qu'ils représentent deux tendances différentes dans la philosophie dualiste. Wycliffe, si l'on en croit les matériaux déjà dépouillés, reprend plutôt les idées de l'Église bogomile bulgare. Ses adeptes, « qui ont leur Église en Bulgarie, croient en un Dieu tout-puissant, bon, qui vient de rien et qui a créé les anges et les quatre éléments. Ils disent que Lucifer et ses complices ont péché au ciel 62 ». J'étalerai cette constatation par la citation que l'on trouve fréquemment sous la plume de Wycliffe, concernant le mythe du Christ descendant en Enfer pour le détruire, l'un des préférés des bogomiles qu'ils tirent de l'Evangile de Nicodème. La formule de Tyndale, dans Expositions and Notes on Sundry Portions of Holy Scriptures together with the practice of Pretates : « Dieu et le diable sont deux pères opposés, deux sources opposées, deux causes opposées : l'une est la bonté même, l'autre tout le mal », coïncide avec l'autre tendance du dualisme : celle du dualisme absolu, préconisé par l'Église de Dragovitie. Les dualistes absolus « croient en deux Dieux ou seigneurs sans début ni fin, l'un bon et l'autre mau­vais 63 ». En même temps, il est patent que Tyndale a lu l'Homélie d'Épiphane, dans laquelle est aussi décrite la scène de la descente du Christ en Enfer, mais il semble exprimer sa préférence pour un autre passage, non moins grandiloquent. Il écrit : « Le Christ est en toi et toi en lui, vous êtes indéfectiblement liés l'un à l'autre 64. » C'est presque l'exacte traduction des mots du Christ dans l'Homélie d'Épiphane : « Tu es en moi, comme je suis en toi, un seul visage inséparable 65. »

Une dernière exigence professionnelle nous pousse à indiquer jusqu'à quel point ce sujet a été étudié jusqu'à maintenant. On constate que, parmi les médiévistes anglais contemporains, à l'ex­ception de quelques auteurs du XIXe siècle, l'idée d'importation de

--------- 

62.   « .. .qui habent ordinem suum de Bulgaria, credunt i predicant tantum unum bonum deum omnipotentem sine principio, qui creavit angelos et IIIIor elementa. Et dicunt quod Lucifer et complices sui peccaverunt in cœlo. » in A. Dondaine, « Hiérarchie cathare d'Italie » in Archivum fratrum Praedicatorum, Roma, XIX (1949), p. 310.

63.   « ...qui habent ordinem suum de drugonthia, credunt et predicant duos deos sive sine principio et sine fine, unum bonum et alterum malum penitus. », ibid., p. 309.

64.   « Christ is in thee, and thou in him, knit together inseparably. » in Doctrinal trea-tises, op. cit., p. 79.

65.   « Συ γαρ εν έμοί κάγώ εν σοι, εν και άδιαίρετον ύπάρχομεν πρόσωπον. » - in L'Homélie dpiphane sur l'ensevelissement du Christ, éd. par A. Vaillant, Radovi Staroslavenskog instituta, Zagreb , 1958, p. 77.



310          georgi VASILEV

l'hérésie continentale n'est pas abordée. La philosophie et la pratique du catharisme sont extrêmement bien représentées dans le livre de Malcolm Lambert, Les Cathares 66, l'un des meilleurs ouvrages jamais écrits sur ce sujet, mais sans qu'y soit indiquée de relation entre la diffusion du catharisme en Europe et celle sur les îles britanniques. Les formules hérétiques rendent un son bizarre et incompréhensible pour nos collègues anglais. Comme l'écrit un chercheur, par ailleurs excellent, qui étudie les lollards, James Gardner, à propos de la thèse dualiste fondamentale et célèbre de Wycliffe ramassée dans la formule : « Dieu doit obéir au diable » (ce qui signifie que c'est le diable qui dirige le monde terrestre) :  « Quelle étrange expression 67. » W. Summers, pionnier particulièrement observateur en cette matière, a indiqué quelques pistes : il mentionne des informations données par Knyghton, ainsi que deux ou trois autres cas,  intéressants à étudier 68. Malheureusement, ils sont complètement laissés de côté par les médiévistes anglais contemporains.

remerciements

Je voudrais exprimer toute ma gratitude au professeur émérite David Daniell, d'Oxford, qui, en m'offrant ses publications, m'a amené à m'intéresser à ce sujet passionnant. Je suis particulièrement reconnaissant à Valérie Hotchkiss, professeure, à qui je dois des conditions de travail exceptionnelles en octobre 2001 dans la bibliothèque de théologie Bridwell Library, Southern Methodist University, Dallas, qu'elle dirige. Ma sincère reconnaissance aussi au Dr. Norman Tanner, d'Oxford, pour les livres qu'il m'a envoyés et qui m'ont été très précieux.

(Traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov)

 

 

 

---------

66.   M. Lambert, The Cathars, Oxford & Malden ( USA ), 1998.

67.   J. Gairdner, Loilardy and Reformation, v. I. , London , 1908, p. 14 : « God », as he strangely put it, « ought to obey the devil ».

68.   W. Summers, Our Loilard Ancestors, London , 1904, p. 26. W. Summers, Thé Lollards of Chiltern Hills (Glimpses of English Dissent in the Middle Ages), London ,1906, p. 9.