Un regard incisif sur le
fondement des religions.
Il est des livres
qui dispensent une pensée toute faite et d'autres, beaucoup plus rares, qui
stimulent le lecteur et l'incitent à penser par lui-même : tels sont ceux de Manuel
de Diéguez, philosophe exigeant, solitaire et résolument non conformiste.
Certes, chacun de
ses travaux antérieurs - je pense, en particulier, aux onze cents pages de la
Caverne (Gallimard, 1974) - a suscité un débat important, mais seulement
parmi les «spécialistes». Il ne devrait plus en être de même avec l'Idole
monothéiste : cette fois l'ouvrage est aisément lisible par tous et
touche de près bien des sujets d'actualités.
Dans la Caverne,
M. de Diéguez proposait une analyse religieuse de la science et montrait
comment la rationalité occidentale reposait sur la croyance mythique en de
prétendues «lois de la nature» inventées pour les besoins de la vie
quotidienne.
Poursuivant dans
cette voie démystificatrice, l'Idole monothéiste nous offre, cette fois,
une analyse scientifique des religions et en particulier du christianisme.
Utilisant la méthode généalogique chère à Nietzsche, M. de Diéguez s'efforce de
remonter au phénomène qui fonde toute religion : le sacrifice. Et de considérer
celui-ci dans sa matérialité pure : qu'il soit juif ou aztèque, grec ou
gaulois, qu'il soit entouré de belles paroles ou d'élégantes cérémonies, le
sacrifice est avant tout un meurtre, l'offrande d'une victime expiatoire ou
propriatoire dont la mort servira aux vivants.
Le christianisme, à
cet égard, n'échappe pas à la règle. Simplement on retrouve, dans le sacrifice
du Christ, que la messe a pour fonction de répéter un certain nombre d'aspects
contradictoires que la théologie s'est efforcée de transformer en mystères, sans
que la raison y retrouve son latin. D'abord la victime (Jésus) est offerte par
des «déicides» (les juifs), que Dieu maudit au lieu de les récompenser.
Ensuite, elle est tuée sans être à proprement parler assassinée - puisqu'elle
est mangée par le fidèle sous la forme de l'hostie. Enfin, et surtout, comment
peut-elle être mise à mort lors de chaque sacrifice puisqu'elle est - par
définition - immortelle?
En fait, répond M.
de Diéguez - qui s'y connaît en théologie et vous cite, à tout bout de champ,
Isidore de Péluse et Honorius d'Autun ! - toutes ces contradictions
s'expliquent. Elles disparaissent si l'on regarde le sacrifice sous l'angle de
sa fonction. Et cette fonction est essentiellement politique : la structure du
sacrifice n'a pour but, selon lui, que de ramener les masses dans l'obéissance,
en leur expliquant que la souffrance est la loi du monde, en exaltant le
martyre des sacrifiés et en enjoignant aux survivants de se soumettre
aveuglément, tant aux pouvoirs temporels qu'aux pouvoirs spirituels.
Seul cet enjeu
politique permet de comprendre la violence des querelles qui, de saint Anselme
jusqu'à l'encyclique Mysterium fidei (Paul VI, 1965), n'ont pas
cessé de tourner autour du dogme de la présence réelle du Christ dans
l'eucharistie : l'Église, de ce point de vue, ne peut être que matérialiste,
car si le Christ n'était pas matériellement présent dans l'hostie, le sacrifice
cesserait d'être un meurtre et perdrait du même coup toute efficacité.
Cette analyse
impitoyable - mais qui sait éviter les facilités de la polémique - a
évidemment, elle-même, des conséquences politiques. L'idéologie de l'État
moderne, forgée par Kant, Hegel et Marx, n'est, selon Diéguez, qu'un avatar de
l'idée (ou de l'idole) monothéiste : dans la nouvelle Trinité, l'État joue le
rôle du père, le peuple celui du Fils et la justice sociale celui de
l'Esprit... En pratique, la croyance en la nécessité magique du sacrifice n'a
jamais été aussi grande, et l'apocalypse nucléaire constitue, à notre horizon,
la forme la plus complète d'auto-immolation qu'on puisse rêver.
Mais laissons le
lecteur découvrir par lui-même la critique que Diéguez fait de ce qu'il
appelle la société concentrationnaire. L'important, ici, me parait être
ailleurs. D'abord dans le fait qu'à notre époque de retour du sacré où les
intellectuels ne cessent de se battre pour ou contre la religion sans bien
savoir de quoi ils parlent, Manuel de Diéguez est le premier à se demander si
la religion est vraie - et rien de moins.
Ensuite, à la
différence des anticléricaux de jadis (Voltaire, Renan), Diéguez n'attaque pas
les conséquences morales de la religion, mais son fondement métaphysique, le
dogme de la transsubstantiation. Et la doctrine qu'il élabore à partir de cette
critique authentiquement philosophique, bien loin de nous faire retomber dans
un positivisme simplet, mériterait plutôt le nom de spiritualisme athée.
Mais, faut-il
donner des étiquettes à cette quête douloureuse et passionnée qui n'est autre
que la quête de l'intelligence même ? Si j'ajoute que Manuel de Diéguez est un
merveilleux écrivain, qui sait rompre le tissu de sa dissertation par la
fantaisie d'un dialogue ou d'un pastiche, alors on comprend pourquoi je vois en
lui l'homme d'une lucidité prophétique - ce qui est, peut être, à notre époque,
la qualité la moins répandue qui soit.
CHRISTIAN DELACAMPAGNE.
*L'IDOLE MONOTHEISTE, de Manuel de Diéguez. PUF, 264 pages. Environ : 85 F.