"Cela n'a aucune valeur historique "

Pierre Chaunu - Le Figaro 17 septembre 1999

 

 

- Le Figaro : Peut-on prétendre, comme le fait John Cornwell, que Pie XII était germanophile et antisémite ?

- Pierre Chaunu : Qu'il ait été germanophile, qu'il ait aimé la culture allemande, ce n'est pas douteux. Mais ce n'est pas un crime ! Dire qu'il a été antisémite n'a pas de sens, rien ne permet de l'affirmer. En tant que chef de l'Eglise catholique, il avait certainement une préférence pour les catholiques. On attaque un homme, c'est une opération contre l'Eglise catholique. En tant que protestant, je me sens solidaire !

- Pourquoi, salon vous, l'historien avance-t-il cette thèse ?

- Dire que Cornwell est un historien, c'est un grand honneur ! Je le vois plutôt en publiciste ! S'il était vraiment historien, il ne ferait pas de la téléologie. C'est une règle absolue pour les historiens : quand vous faites l'interprétation d'un texte, vous ne vous préoccupez pas de ce qui est advenu ensuite. Quand on vit un évènement on ne sait pas, par définition, la suite ! En 1940, Pie XII ne pouvait pas connaître la conférence de Wannsee, en 1942, laquelle était bien secrète ... On a des preuves capitales.

Pie XII était d'entrée de jeu du côté des Alliés. Quelques jours avant mai-juin 1940, il leur a communiqué où et quand ils allaient être attaqués par les Allemands, en précisant l'endroit. C'est une preuve absolue qu'il ne souhaitait pas la victoire hitlérienne. Dans la mesure où on aime la culture allemande, on espère que les Allemands vont de débarrasser d'une tyrannie monstrueuse.

- Quelle était la situation de Pie XII à Rome, et que savait-il exactement ?

- Le pape est à Rome, dans l'Italie mussolinienne. Et, à la chuté de Mussolini, Rome passe sous contrôle allemand. Radio Vatican donne des informations qui déplaisent: on lui coupe le courant ! Pie XII entretenait un lien personnel avec Roosevelt. Vers la fin 1942 ou le début 1943, des renseignements parviennent à Roosevelt par des juifs de Suisse. Roosevelt les communique au pape. La réponse de Pie XII au président américain fut : je dispose des mêmes sources, je crains qu'il y ait beaucoup de vrai dans ces informations. C'est très exactement la position de tous ceux qui combattent Hitler à cette époque. Autre preuve : pourquoi aucun groupe de Résistance n'a-t-il fait sauter les trains de déportés ? C'est seulement à la fin de 1945 qu'on a vu ce qu'étaient les camps de concentration et les camps d'extermination.

Une chose a été établie par des historiens israéliens : Pie XII a sauvé huit cent mille juifs par des méthodes indirectes. Prenons l'exemple de la communauté juive de Rome, à la fin mai 1944. Le Saint-Siège reçoit l'information selon laquelle tous les juifs de Rome vont être déportés. Branle-bas de combat au Vatican : le pape demande à son secrétaire d'Etat de convoquer l'ambassadeur allemand Weizsäcker. On le menace. Weizsäcker plie et fait savoir au commandant allemand qu'il ne peut pas exécuter cet ordre parce qu'il ne dispose pas de wagons. "

- Cornwell affirme que le pape ne se serait jamais élevé contre le nazisme, à la différence de son prédécesseur. Est-ce exact ?

- C'est idiot ! Son prédécesseur l'avait déjà fait avec éclat et avait aussi condamné le communisme. La tradition, au Vatican, est de ne pas refaire le travail de son prédécesseur. Que cela aurait-il apporté de plus ?

- Pourquoi Cornwell tente-t-il de démontrer que Pie XII a toujours gardé le silence sur l'Holocauste alors qu'il était au courant ?

- C'est faux ! Il n'était pas plus renseigné sur l'Holocauste que Roosevelt et Churchill. Il y a une différence entre le système de Staline et celui de Hitler. On a la signature de Staline pour le massacre des officiers polonais à Katyn. L'ordre de Wannsee était top secret, jamais Hitler n'a signé le papier. Il a donné un ordre oral. L'Holocauste paraît tellement monstrueux, tellement unique, qu'il n'était pas prévisible. On a découvert l'Holocauste quand on est arrivé à Auschwitz. On n'a pas bombardé les camps. Progressivement, on a pris conscience de la réalité. Le pape n'en savait pas plus que les autres.

- Cornwell fait du pape l'aillé objectif de Hitler, n'est-ce pas exagéré ?

- Qu'est-ce qu'un allié objectif ? C'est de la langue de bois, c'est absurde ! Il ne faut rien connaître à l'histoire de cette époque pour affirmer de telles choses. La solution que Pie XII a adoptée était la moins mauvaise possible. On peut soutenir qu'il aurait dû faire un coup d'éclat. Mais comment ? On a coupé le courant à Radio Vatican pour des choses mineures. Même, un coup d'éclat pouvait entraîner des représailles de la part des nazis. Prenons l'exemple de la Hollande où 85% de juifs ont été massacrés. Et pourtant, il y avait eu une déclaration solennelle de l'ensemble de l'épiscopat de la Hollande. La politique du grand coup de clairon pouvait avoir des conséquences désastreuses.

- Pie XII, au contraire, entretenait-il des rapporte avec les Alliée ?

- Bien sûr. Constamment. Quand il communique le lieu et la date de l'attaque en 1940. Et Gamelin n'en a rien fait. Pie XII était du côté des Alliés. L'amitié avec Roosevelt date de quinze ans ! C'est connu. On peut, à la rigueur, lui reprocher de s'être trompé. L'Holocauste était inimaginable, on ne l'a pas imaginé tout de suite. Roosevelt n'a pas fait de déclaration sur l'Holocauste car il ne savait rien. Même les déportés qui allaient vers les camps d'extermination ont découvert sur place le sort qui leur était réservé.