Un historien s'indigne : " Le futur Pie XII
inspira l'encyclique de 1937 contre le nazisme ! "
Le Figaro-Magazine - Samedi 18 septembre 1999
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Le livre de John Cornwell, loin d'apporter du nouveau, repose sur
des banalités, des sous-entendus et des documents sortis de
leur contexte. Remise en cause historiographique par un expert.
Pie XII sera-t-il béatifié un jour, voire
canonisé, comme Paul VI en a émis le voeu en 1964 ? Les
responsables du dossier critique (postulateurs) de la
congrégation compétente à Rome
(congrégation des Causes des saints) ne sont en tout cas pas
au bout de leurs peines dans le domaine de la consultation
historique. John Cornwell, dans son livre pamphlet le Pape et Hitler
(en anglais Hitler's Pope), apporte une pierre du genre : " Tu es
Pacelli, et sur cette pierre je ne bâtirai pas la
sainteté. " C'est dit en termes clairs. " Au terme de mon
voyage à travers la vie et le temps de Pacelli, je suis
convaincu, pour ma part, que le verdict est sans appel : de la somme
des recherches se dégage l'image non pas d'une figure
exemplaire de saint, mais d'un être humain pétri de
défauts, " Vision désincarnée de la
sainteté qui ne fait pas la différence entre perfection
morale (ce qu'elle tend à être, mais n'est pas
essentiellement) et ardeur spirituelle (ce qu'elle est).
Depuis 1963, année de la production du Vicaire, le
procès en diabolisation de Pie XII n'a guère
cessé d'être alimenté, le projet de
béatification attisant la polémique. Au coeur de
celle-ci, créée, il faut le dire, par la pièce
spectaculaire de Rolf Hochhuth, une accusation à effets
enchaînés : Pie XII a laissé s'opérer la
déportation des Juifs, à Rome comme dans le reste de
l'Europe ; cette indifférence refléta son
antisémitisme ; de toute façon, aucune compassion
n'était possible, aucune compréhension même, vu
la germanolâtrie d'Eugenio Pacelli.
La boucle ainsi fermée, Paul VI entreprit de la desserrer
en décidant, dès 1963, d'ouvrir les archives du
Saint-Siège concernant la Seconde Guerre mondiale, et d'en
confier la publication à une commission internationale
d'historiens. Il en résulta douze volumes,
édités de 1965 à 1981, sous la houlette de
quatre jésuites d'une compétence scientifique reconnue
par la communauté internationale - le père Blet
étant le seul survivant de cette équipe.
Eût-il fallu faire plus, et ouvrir à tout chercheur
les archives du pontificat de Pie XII ? Cette question, posée
depuis quelques mois face à l'avancée du procès
en béatification, revendique que soit vérifiée
la validité scientifique des actes et documents
édités. Elle n'a pas été soulevée
à l'époque. On peut même dire qu'un dialogue de
bonne foi se déroula, pendant une dizaine d'années,
entre les mises au point du Saint-Siège et les historiens
français et étrangers. Pour s'en tenir à la
France, dès 1964, Jacques Nobécourt établissait
la ligne de partage des eaux entre procès et histoire.
L'historien lyonnais de confession judaïque François
Delpech récusait, en 1973, la thèse du silence
complice. Ces références, amplifiées par des
voix belges, italiennes, anglosaxonnes, pesèrent lourd dans
une balance dont on voit mieux aujourd'hui de quel poids d'alliage
divers elle était chargée. Que s'agissait-il en effet
d'apprécier ? La seule attitude de Pie XII vis-àvis du
nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale ? La responsabilité
de la papauté en général dans la
génération d'un antisémitisme conduisant
à la Shoah ? Où était le bras ? Où
était l'esprit ?
John Cornwell entend prouver que Hitler a été
engendré par Pacelli
L'ouvrage de John Cornwell entend apporter sur ces questions une
réponse définitive : l'esprit, c'est Pacelli. Le bras,
c'est Hitler. Comprenez, bonnes gens : Hitler a été
engendré par Pacelli. Et l'acte de reconnaissance en
paternité fut signé par le concordat du 20 juillet
1933, Hitler étant chancelier depuis le 30 janvier. La
rencontre entre un patricien romain, " brillant diplomate " en
questions d'Europe centrale et surtout allemandes, et un Bavarois
autodidacte, parfait tacticien de l'Etat autoritaire et très
hérissé sur le poids du catholicisme, était
inévitable. Plus on (Pacelli) donnait à
l'autorité, plus celle-ci fortifierait une papauté
affaiblie après la prise de Rome (1870) et les échecs
de Pie X et Benoît XV dans leurs efforts pour empêcher ou
arrêter la Première Guerre mondiale.
L'affaire narrative est donc conduite par Cornwell selon un
procédé déjà très
éprouvé : rappeler des banalités - les
biographies de Pacellî-Pie XII dépassent la centaine -,
les placer en fond de casserole avec quelques piments " vie
secrète ". La vie secrète d'Eugenio Pacelli,
entré en diplomatie romaine à 25 ans, en 1901, deux ans
seulement après son ordination, se résume à des
protections admirées, des connivences émouvantes, avec
en prime certaines amitiés particulières et des
grâces féminines trop proches. " Cardinal favori " de
Pie XI, pour finir.
Pacelli travaillait à un concordat avec Berlin bien avant
l'arrivée de Hitler
On l'aura compris, ces allusions ne sont destinées
qu'à faire comprendre qu'Eugenio Pacelli a fait la politique
extérieure du Saint-Siège, de 1917 (nonciature à
Munich) jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, La
démonstration consiste à réunir, par
l'investigation partielle, des documents dont la fonction est
détachée de tout contexte dans l'histoire de l'Eglise
et du pontificat. Il convient tout de même de rappeler
qu'Eugenio Pacelli fut au service de trois papes, qui ne laissaient
pas à leurs employés ou collaborateurs le choix de
leurs orientations : Pie X (1902-1914) ; Benoît XV (1911-1922)
-, Pie XI (1922-1939). A en croire John Comwell, Eugenio Pacelli
domine la scène internationale dès 1901 - les
dernières années de Léon XIII, mort en 1903...
Grande est l'erreur de certifier qu'une pratique diplomatique
d'une souveraineté (le pape), discutée et
admirée dans sa fonction d'arbitre des conflits mineurs,
débouchait nécessairement sur une connivence entre un
régime totalitaire et une volonté d'autorité
romaine ; et encore plus grande est l'erreur de vouloir faire croire
qu'un Italien-Romain comme Pacelli préférait
l'autorité païenne de Hitler au paganisme
métissé de catholicisme de Mussolini. Concordat, tout
est là : accord, à géométrie variable,
inscrit dans un échange juridique, signé entre le
Saint-Siège et un Etat pour régler des
intérêts réciproques.
L'erreur du travail de Comwell consiste à postuler que
Pacelli ne pouvait faire signer par Pie XI un concordat avec Hitler
que dans la mesure où l'accord affermissait l'autorité
romaine, même envers les catholiques. Jugement brutal,
refusé par nombre d'historiens qui ont établi que
Pacelli, de 1920 à 1933, avait instamment recherché les
moyens d'une unité des catholiques dans un ensemble
territorial où ils étaient dispersés, de la
Bavière à la Prusse. Diplomate, Pacelli ? Certes.
Inspirateur de Pie XI ? Oui : c'est Eugenio Pacelli,
secrétaire d'Etat depuis 1930, qui inspira à Pie XI
l'encyclique Mit brennender Sorge (21 mars 1937) en refus du
national-socialisme, rédigée en grande partie par le
père Leiber, un jésuite, dont il est fait dans
l'ouvrage un lamentable portrait.
La Seconde Guerre mondiale fut une épreuve morale et
spirituelle pour Pie XII
Eugenio Pacelli, devenu le pape Pie XII, fut-il l'expression d'un
antisémitisme sur lequel la papauté a établi son
fonds de commerce ? Le livre de John Cornwell s'enroule comme une
couleuvre autour de cet argument : Pacelli-Wojtyla, deux papes
à plus de quarante ans de distance, rivés sur un
même centralisme romain, dont les Juif-, font les frais
-jusqu'au combat de la Mémoire (lle carmel d'Auschwitz, Edith
Stein). L'Histoire n'apporte cependant pas les preuves que la
destruction du judaïsme a été favorisée par
le Saint-Siège. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale fut
une épreuve morale et spirituelle pour Pacelli-Pie XII, comme
elle le fut pour Karoi Wojtyla. Faut-il rappeler que l'action de Pie
XII en faveur des Juifs a été saluée, dès
le lendemain de la guerre, par le grand rabbin de Rome ou Golda Meir
? Le cri qu'aurait dû pousser le pape fait partie du paradoxe
de la foi en son pouvoir, et de la dénonciation de son
autorité.
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Par Philippe Levillain
Professeur d'histoire comtemporaine à Paris X-Nanterre,
membre de l'institut universitaire de France, directeur du
Dictionnaire historique de la papauté (Fayard, 1994).