"Amen": Costa-Gavras force les silences de l'Eglise

 

Au-delà de la polémique suscitée par son affiche, qui superpose la croix chrétienne et la croix gammée, le film du réalisateur de "Z" évoque, d'une manière très documentée mais trop romancée, l'attitude de l'Eglise face à la Shoah.

Film français de Costa-Gavras. Avec Ulrich Tukur, Mathieu Kassovitz, Ulrich Mühe, Michel Duchaussoy, Ion Caramitru, Marcel Iures. (2 h 10.)

Grâce à l'"effet affiche", qui a joué à plein, il est à présent difficile d'ignorer que le nouveau film de Costa-Gavras porte sur l'attitude de l'Eglise face à l'extermination des juifs, évoquée autour de deux personnages. L'un, qui a véritablement existé, est un scientifique incorporé dans la SS, Kurt Gerstein, témoin de la "solution finale" et qui, au nom de sa foi (protestante), tenta de faire savoir ce qu'il avait vu pour l'empêcher. L'autre est un personnage de fiction, jeune prêtre issu du sérail qui essaie d'alerter le Vatican et d'obtenir du pape une prise de position publique contre le génocide.

Ce canevas était déjà celui de la pièce Le Vicaire, de Rolf Kochhuth, qui fit scandale en 1963. Pour en faire un film, le cinéaste de Z, son coscénariste, Jean-Claude Grumberg, et ses interprètes déploient une intense énergie, et une non moins grande exigence.

Projet très ambitieux, Amen se veut porteur de trois tensions de nature différente: la tension tragique de la catastrophe historique que fut la Shoah; la tension critique concernant l'attitude du pape (et, au-delà, de l'Eglise catholique, des Eglises, des puissances - dont les Etats-Unis...) qui ne fit pas tout ce qui était possible pour interrompre ou freiner la barbarie ; la tension dramatique mise en place par la composition du récit et le jeu des comédiens. Mais la mise en scène ne trouve jamais le point de fusion de ces trois lignes de tension, qui donnerait forme à une oeuvre de cinéma.

La manière dont Costa-Gavras évoque la Shoah est caractéristique de notre temps et de la personnalité du cinéaste. Notre temps est celui où la question des images a été retravaillée en profondeur à partir des enjeux éthiques de la figuration d'Auschwitz. Le caractère extrême et la singularité de l'extermination raciste -- son industrialisation -- ont amplifié et dramatisé la réflexion sur les procédures de la représentation et de la mise en spectacle : le film fondateur de Claude Lanzmann, Shoah, et les textes d'André Bazin, de Jacques Rivette, de Jean-Luc Godard, de Serge Daney ont construit le socle d'une exigence renouvelée, qui vaut pour toute mise en scène, mais trouve son centre de gravité lorsqu'il s'agit du génocide nazi.

A la différence d'un Steven Spielberg, entièrement voué à la réussite spectaculaire de son projet, ou d'un Roberto Benigni, qui fait du caractère extrême de la situation une plus-value pour les effets qu'il recherche, Costa-Gavras est un cinéaste attentif à ce débat et sensible aux interrogations morales qu'il entraîne.

Son film, à la différence de ceux de ses illustres prédécesseurs, a la décence de ne chercher aucun happy end. Son oeuvre montre qu'il s'est beaucoup interrogé sur comment représenter, jusqu'où aller, etc. En témoigne la scène, reprise du feuilleton Holocauste, où nous voyons Gerstein observer par un oeilleton la mort de masse dans les chambres à gaz : scène historiquement impossible, mais qui symbolise cette "délégation du regard" que tente le film comme solution éventuelle aux problèmes de représentation que lui pose son sujet. Ensuite, les effets de flou, d'éloignement, de distorsion, qui évitent de vraiment montrer sans y renoncer tout à fait, confirment cet effort pour ne pas céder à l'obscénité d'une reconstitution frontale de l'extermination et soulignent la difficulté qu'il y a à trouver des solutions de cinéma qui éviteraient ces laborieux artifices.

S'appuyant manifestement sur une documentation historique considérable, les auteurs du film accumulent les scènes signifiantes pour problématiser la question de la responsabilité des institutions et la capacité d'individus à modifier la marche d'énormes machines politiques. On a pu reprocher naguère à Costa-Gavras un certain simplisme, rien de tel ici. Le réalisateur tient au contraire à évoquer à la fois la Shoah elle-même, la veulerie, le cynisme et la haine de ceux qui la mettent en oeuvre, les renoncements de la population allemande (même ceux qui, au début du film, s'opposent au meurtre des handicapés par les nazis). Il souligne aussi la complaisance d'une partie des dignitaires ecclésiastiques pour Hitler, ainsi que l'obsession anticommuniste du pape qui le conduit à relativiser les autres questions. Enfin, il met en avant la trop grande subtilité des jeux diplomatiques quand l'urgence est à l'action immédiate, et décrit le statut du témoin au coeur de la tragédie...

Cette louable ambition de complexité produit l'effet paradoxal de tendre à tout égaliser, en une sorte de relativisme de la narration qui se satisferait in fine d'un "c'est bien embrouillé tout ça...".

Dans un long entretien accordé au magazine Synopsis par le réalisateur et le scénariste, Jean-Claude Grumberg explique : "Il y a deux manières d'envisager ce type de film. On peut en faire un truc austère et presque universitaire. Ou un grand spectacle hollywoodien... Il fallait qu'on trouve un entre-deux." [Voir <http://www.6nop6.com/revue/sommaire18.php3> L'entretien n'est pas encore en ligne. ] Cet "entre-deux" n'existe pas, et Amen est au contraire la combinaison d'un dossier universitaire et de procédés de dramatisation hollywoodiens. Il y a pourtant une troisième manière: inventer la mise en scène qui problématise une situation complexe et aide chacun à mieux voir pour mieux penser.

Ni la construction narrative, ni la réalisation, ni le recours à des "trucs" de mise en scène ne peuvent s'y substituer. On le voit bien avec ces plans répétés de trains, alternant wagons fermés et portes ouvertes sur le vide. La première fois qu'un wagon à bestiaux vide apparaît, l'image est saisissante, réponse forte à la question de la figuration de l'extermination. Répétée, elle devient un "message illustré" (pendant que les trains emportent leur cargaison humaine vers la mort, au Vatican on discute sans fin) et un procédé visuel dont l'habileté de gimmick embarrasse. [Lanzmann a déjà beaucoup donné au documentaire ferroviaire et le public se lasse ] Et l'interprétation, intense mais privée de profondeur par le besoin d'aller vite à de si nombreux thèmes comme par le recours intenable à l'anglais comme langue commune, reste sans emprise sur le projet.

Les enjeux évoqués par le film sont si tragiques qu'à de nombreuses reprises ses séquences suscitent bien sûr l'émotion. Mais, à l'issue de la projection, il reste à la fois une impression de trop-plein devant l'accumulation (le dossier plus le spectacle) et de déception laissée par l'espace resté vacant entre les deux.

Jean-Michel Frodon