"Le genre de la fiction historique impose beaucoup de simplifications".

Entretien avec Jacques Nobécourt, historien, spécialiste des rapports entre le Vatican et l'Allemagne nazie

 

Rédacteur au service étranger du Monde de 1961 à 1983, correspondant en Italie de 1965 à 1974, Jacques Nobécourt a suivi la polémique autour du Vicaire de Rolf Hochhuth, dont il a tiré un ouvrage Le Vicaire et l'histoire. Il a écrit plusieurs ouvrages d'histoire contemporaine, dont Le Dernier Coup de dés de Hitler (Prix Historia 1963) et Le Colonel de La Roque, ou Les Pièges du nationalisme chrétien(prix d'histoire de l'Académie française 1997).

Comment expliquez-vous le retentissement du Vicaire, de Rolf Hochhuth, qui inspire le film de Costa-Gavras ?

La pièce arrivait au début des années 1960, à un moment où la génération des enfants de ceux qui avaient survécu ou n'étaient pas revenus, de ceux qui avaient collaboré ou résisté, commençait à réclamer des comptes à leurs parents. Rolf Hochhuth s'adressait en particulier aux Allemands qui avaient tous, ou à peu près, des comptes à régler avec le régime national-socialiste. En faisant le procès du "silence" de l'Eglise, il les mettait face à leur propre responsabilité dans la guerre et le génocide: complicité, résistance ou indifférence.

Mais Hochhuth a fait ce travail dans des conditions jugées insupportables par beaucoup. Pie XII y joue le rôle du parfait bouc émissaire. Il y est traité d'une manière telle que le spectateur décharge, sur le personnage mythique de pape créé par le dramaturge, toute une partie de son anxiété ou de sa mauvaise conscience. Or, si l'affrontement entre Pie XII, Gerstein et Fontana sur le thème du silence est la partie centrale de la pièce, elle n'est qu'une partie d'une réflexion plus large sur les responsabilités et les complicités dans l'extermination des juifs.

Comment interprétez-vous la reprise de ce thème par Costa-Gavras et son scénariste Jean-Claude Grumberg ?

Costa-Gravas et Grumberg assurent qu'ils ont voulu revenir sur ce passé terrible pour traiter de problèmes de conscience contemporains face à de tels drames. Les personnages de Gerstein et de Fontana sont typiques de ces témoins de situations de guerre et de génocide déchirés par ce qu'ils voient, qui veulent témoigner et qui, pour témoigner, pour continuer à voir, sont parfois obligés de se faire complices.

Regardez les procès de prêtres et de religieux au Rwanda : certains ont peut-être été coupables de participation au génocide, mais d'autres étaient des témoins que l'on a accusés d'avoir été complices.

Le procès du "silence" de l'Eglise catholique vous paraît-il bien traité ?

L'auteur et le réalisateur se sont indubitablement bien informés. Mais le genre de la fiction historique impose beaucoup de simplifications, voire de simplismes. Par exemple, le sens du message du pape de Noël 1942 est très déformé par la version cinématographique. Pie XII y avait évoqué les "centaines de milliers d'hommes qui, sans aucune faute de leur part, ont été condamnés à mort ou à une extinction progressive du seul fait de leur nation ou de leur race". Comment le spectateur saurait-il qu'Heydrich, chef de la Gestapo, comprit ce que visait le non-dit pontifical et jugeait "le message dirigé contre le Nouvel Ordre en Europe, présenté par le national-socialisme. Il accuse virtuellement le peuple allemand d'injustice envers les juifs et se fait lui-même le porte-parole des criminels de guerre juifs". Ribbentrop donna même ordre à son ambassadeur de protester contre cette rupture de "la traditionnelle attitude de neutralité" et d'indiquer que l'Allemagne ne manquait pas "de moyens physiques de représailles" ! [Après ça, il n'y a plus qu'à retirer le film...]

Croyez-vous à un progrès possible de la recherche historique sur cette affaire ?

Il faut poursuivre les recherches, en particulier sur les correspondances du pape avec les nonces, Bernardini à Berne, Valeri à Vichy, mais ira-t-on beaucoup plus loin sur l'établissement des faits ? Quant à leur interprétation, tout, ou presque, a été dit. On pourra continuer, avec indignation ou retenue, à traiter du "silence" de Pie XII, mais la motivation profonde en restera toujours son secret.

Les raisons apparentes sont en général admises : il n'a pas parlé plus fort pour ne pas se priver d'une possibilité d'assistance plus grande à ceux qui étaient persécutés. Il l'a fait aussi dans l'espoir que le Saint-Siège serait associé après la guerre à la préparation d'un nouvel ordre du monde et que soit évité à l'Allemagne la capitulation sans conditions dont le nonce à Munich, Pacelli, avait été le témoin effrayé après la première guerre mondiale.

Pour le reste, est-ce faire de l'histoire que s'étayer sur des hypothèses ? [Tintincq cause pas vraiment français ]

Comment répondre à la question de savoir si des juifs auraient été sauvés si le pape avait davantage parlé ? Ou de savoir, à l'inverse, combien il aurait fallu déplorer de représailles s'il avait davantage protesté ? Les partisans de Pie XII diront toujours qu'il a plus fait pour les juifs en agissant dans la discrétion et ses adversaires rappelleront toujours les quelques cas où les SS ont cédé, comme à Berlin où, en mars 1943, 1500 épouses chrétiennes de conjoints juifs ont fait huit jours de sit-in devant les bureaux de la communauté juive, dans la Rosenstrasse, pour obtenir le retour de leurs maris envoyés en camps. Et ils furent libérés.

Propos recueillis par Henri Tincq

Le Monde, 27 février 2002