“La Shoah et Pie XII : les trois
tentations de Costa-Gavras”
Rencontre avec Jean-Yves Riou
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Jean-Yves Riou est le directeur de la revue trimestrielle
"Histoire du Christianisme" (HCM) qui a déjà
publié un numéro entier sur Pie XII ("Pie XII, Pape de
Hitler?", n. 7, mai 2001). Zenit lui demandé son point de vue
historique sur le film de Costa Gavras "Amen" présenté
au Festival du film de Berlin et qui s'inspire de la pièce de
Rolf Hochhuth "Le Vicaire" (1963). Jean-Yves Riou a rencontré
le réalisateur et publie un entretien avec celui-ci dans le
prochain numéro de la revue HCM (n. 9, “La Shoah et Pie XII :
les trois tentations de Costa-Gavras”, sortie le 21 février en
France).
1. Jean-Yves Riou, vous avez déjà publié un
numéro de Histoire du Christianisme Magazine sur Pie XII, et
vous en publiez un deuxième à l'occasion du film "Amen"
que Costa Gavras a réalisé à partir de la
pièce de Rolf Hochhuth "Le Vicaire". Vous avez vu le film,
quelles sont vos premières impressions?
- Très mitigées. Bien sûr, Amen fait
mémoire de la Shoah et c’est une bonne chose. La Shoah reste
toujours un sujet d’actualité et de méditation. Bien
sûr, Amen médiatise la figure de Kurt Gerstein, et je
trouve cela important car c’est peut-être une forme de
réponse publique aux "négationnistes" (ceux qui nient
l’existence des chambres à gaz homicides). Et puis, Amen pose
des questions de fond : l’indifférence, la
responsabilité morale, le silence de Dieu au cœur du mal, le
sens de la vie... Ce sont d’excellentes questions et il est bien
normal de les poser et de les entendre. Encore que je vous rassure,
ce n’est pas M. Costa-Gavras qui les a inventées. Mais, selon
moi, ce film donne de très mauvaises réponses. Et pour
une raison très simple : c’est que l’Histoire a
été sacrifiée sur l’autel du “pamphlet”
cinématographique. En fait, la question du “comment ?”
intéresse peu M. Costa-Gavras, il passe directement à
la question du “pourquoi” ? Et là, il nous donne ses
réponses qui ne sont que des opinions.
2. Vous ne diriez donc pas, comme on n’a pu le lire dans une
dépêche récente, que c’est un “bon” film ?
- S’il s’agit d’un jugement cinématographique, alors, oui,
pourquoi pas, Amen est un bon film, mais je n’ai que la
compétence du spectateur pour en parler. S’il s’agit d’un
jugement sur la légitimité des questions posées,
alors, oui, Amen est un bon film. Mais s’il s’agit du fond historique
et de l’image que le film donne de l’Eglise catholique pendant la
guerre, alors, Amen est un film tout bonnement caricatural. Au lieu
d’aider à réfléchir, il va seulement conforter
des préjugés et faire de l’Eglise catholique un bouc
émissaire commode. Sait-on, par exemple, que l’Eglise
catholique, selon le consul de Milan, Pinchas Lapide, juif
lui-même, fut l’institution qui sauva le plus de juifs pendant
la guerre (entre 700 000 et 860 000) ? (Three Popes and the Jews,
1967)
3. Le personnage clé du jeune père Fontana a-t-il
une consistance historique?
- Non, contrairement à Gerstein, Riccardo Fontana est un
personnage de fiction. En regardant ce film, le spectateur va
être confronté à un dilemme permanent : s’agit-il
de fiction ou s’agit-il d’Histoire ? Je comprends bien sûr les
contraintes du média-cinéma mais, ici, le sujet est
grave. Sur Fontana, on pourrait dire, aussi, qu’il représente
une image inversée du jeune Pacelli : c’est un diplomate en
poste à Berlin, un Romain, issu d’une famille de juristes au
service du Saint-Siège... Et que pourrait signifier cette
image inversée ? Mais tout simplement que la
générosité se fourvoie dès qu’elle
s’empêtre dans l’institutionnel. Bref, la religion est
acceptable comme phénomène individuel, Riccardo est
très sympathique et Mathieu Kassovitz très bon dans le
rôle, mais une fois institutionnalisée la religion n’est
qu’un lieu de pouvoir comme les autres, voire pire car
dissimulé sous de bons sentiments.
4. Kurt Gerstein, l'officier SS, dans le film, rencontre le nonce
à Berlin Mgr Orsenigo et le met au courant du traitement
réservé aux juifs en Pologne. Comment s'est
passée la rencontre, historiquement?
- Gerstein le dit lui-même dans son rapport cité au
procès de Nuremberg : il n’a jamais rencontré le nonce.
C’est donc une scène de fiction sur laquelle repose tout le
film. Il est exact que Gerstein s’est présenté à
la nonciature. On ne sait pas exactement quand (1942 ? 1943 ?). On
sait qu’il a parlé avec un membre de la nonciature mais on ne
sait trop qui ? C’est tout. Il faut aussi imaginer la réaction
du personnel de la nonciature devant l’arrivée d’un type qui
débarque en uniforme SS et qui prétend faire des
révélations. Comment ne pas penser à une
provocation ? Il existait d’ailleurs des précédents.
Croire le contraire, c’est ne pas vouloir comprendre ce
qu’étaient les nazis - à savoir, une bande de criminels
et de la pire espèce - et ne pas comprendre ce qu’est un Etat
totalitaire où règne le mensonge, la délation et
la propagande.
5. Le film, comme la pièce, apparaît comme un
réquisitoire contre le “silence” de Pie XII?
- Oui, absolument. Le message est: Pie XII savait et s’est tu, et
il s’est tu parce que c’était un “politique” obnubilé
par la menace communiste, obnubilé par la survie de sa propre
Eglise et de ses intérêts mesquins et peut-être,
un peu, aussi, parce qu’il était raciste et antisémite.
Autant de points qui ne tiennent absolument pas la route. Ainsi que
nous l’avons démontré dans notre n° 7 d’Histoire
du christianisme magazine.
6. Du point de vue de l'Histoire, peut-on dire que Pie XII a
"parlé" ou non? Que savait-il?
- Il faut distinguer avant et après le début de la
solution finale. En 1942 on commence à savoir que le crime
nazi est en marche mais certainement pas comme on le sait
aujourd’hui. Penser le contraire est un anachronisme. Il existe des
indices lourds, des informations remontent, mais elles sont tellement
incroyables qu’on à peine à y croire, y compris dans
les milieux juifs. Et puis évidemment les nazis dissimulent.
Pie XII a rompu trois fois son fameux “silence” : dans une allocution
au consistoire de Noël 1940, mais à l’époque la
solution finale n’a pas commencé. Le 24 décembre 1942,
c’est le radio-message de Noël montré dans le film, mais
dans une version aseptisée, et le 2 juin 1943, devant le
Sacré-Collège.
7. Pourquoi le discours de Noël 1942 est aussi long :
qu'est-ce que Pie XII voulait dire exactement?
- Comme le montrent les travaux de l'historien Peter Gumpel, Sj,
le discours de Pie XII est une réfutation point par point du
programme "Neue Ordnung" (le Nouvel Ordre) annoncé par Hitler,
y compris de ses thèses racistes. Evidemment on ne ferait
jamais un telle réfutation dans ce style aujourd'hui: mais
c'était le début de la radio on faisait cela à
l'époque.
8. Pourquoi n'a-t-il pas employé le mot "juif"?
- Le sujet a été discuté, notamment avec les
Américains. Fallait-il employer le mot juif ? Il a
été décidé que non, car le mot mettait
Hitler dans une fureur dangereuse (on le sait par un rapport du nonce
à Berlin qui avait vécu une telle expérience) et
en espérant ne pas aggraver les déportations. On peut
retrouver ces informations dans les Actes et documents du
Saint-Siège, publiés entre 1965 et 1982, à la
demande de Paul VI.
9. Peut-on dire que les nazis aient compris ce que
dénonçait Pie XII?
- Mais, bien sûr. Tout le monde a compris le message de
Noël 1942. Les services secrets du Reich ont écrit que le
pape “défendait les juifs criminels de guerre”. Le New York
Times a écrit que le pape défendait les juifs. Au fond,
la question posée par le film est : si Pie XII avait
nommément désigner le crime nazi que ce serait-il
passé ? M. Costa-Gavras semble penser que cela aurait pu, au
pire, gripper la machine nazie, au mieux, la stopper. Et il avance
ses preuves notamment, l’opération T4 contre les personnes
handicapées : une protestation de l’Eglise ayant stoppé
le crime. Mais la vérité, c’est que les nazis
s’arrêtent... pour reprendre de plus belle. Et ça Amen
ne le dit pas. En 1943, devant les cardinaux Pie XII explique
pourquoi, il ne dénonce pas plus fort les criminels. Pourquoi
refuser de l’entendre ? Il connaissait parfaitement les nazis et il
existait des précédents de protestations publiques
ayant très mal tourné : la Hollande, par exemple.
10. A votre avis, quelle est l’enjeu de ce film ?
- On fait un film sur le passé pour interroger le
présent. Je pense que c’est là l’intention profonde de
M. Costa-Gavras. Il s’interroge sur l’indifférence, hier et -
aujourd’hui-, sur le triomphe du cynisme, hier et - aujourd’hui-...
L’enjeu, où les enjeux du film, dépasse donc le seul
cas de Pie XII. En effet, pourquoi faire de Pie XII un bouc
émissaire ? Ce n’est pas rationnel. Sauf à noter que
“l’affaire Pie XII” commence dans les années soixante. Elle
est presque contemporaine de la société de consommation
et des sixties triomphantes. Ce n’est pas anecdotique. Selon moi,
derrière “l’affaire Pie XII”, il y a le christianisme. Plus
précisément le christianisme dans son expression
majoritaire, c’est-à-dire le catholicisme. Pourquoi ? parce
que l’Eglise catholique est aujourd’hui encore la seule
communauté qui prétend dire un bien et un mal
“objectivable”, c’est-à-dire non dépendants de la seule
volonté individuelle. Et bien cette prétention est
jugée irrecevable : ce film voudrait démontrer qu’une
institution “politique” qui s’est autant trompée hier ferait
mieux de se taire aujourd’hui. L’enjeu, ici, c’est la
recevabilité ou la non-recevabilité, d’une la parole
biblique pour nos sociétés. Si elle n’est pas
recevable, comme d’ailleurs beaucoup de nos contemporains le pensent,
ce sont inévitablement les plus pauvres et les plus faibles
qui en pâtiront.
Je pense, d’ailleurs, que les fondements du crime nazi sont
métaphysiques. En cherchant à tuer Israël, les
nazis ont cherché à tuer la parole biblique. Pourquoi ?
parce que la parole biblique, comme par un effet de miroir, renvoyait
aux nazis la négation de leur propre volonté de
puissance.
La revue "Histoire du christianisme Magazine" (HCM) n° 9: “La
Shoah et Pie XII : les trois tentations de Costa-Gavras”, est
disponible chez les marchands de journaux à partir du jeudi 21
février (dans les grandes villes uniquement) et en librairie,
sinon par correspondance : CLD, BP 203, 37 172 Chambray-les-Tours,
(13, 50 euros, port compris). Renseignements (numéro en
France) : ++ 33 02 47 28 20 68.