Allocution au
Sacré-Collège du 2 juin 1945
[Introduction]
En Europe, la guerre est finie: mais quels stigmates elle y a
imprimés! Le divin Maître avait dit: "Tous ceux qui
mettront injustement la main à l'épée
périront par l'épée" [cf. Matth., XXVI , 52].
Or, que voyez-vous ?
Vous voyez ce que laisse derrière soi une conception et une
action de l'Etat qui ne tiennent aucun compte des sentiments les plus
sacrés de l'humanité, qui foulent aux pieds les
principes inviolables de la foi chrétienne. Le monde entier
contemple aujourd'hui, stupéfait, l'écroulement qui en
est la conséquence.
Cet écroulement, Nous l'avions vu venir de loin, et bien
peu, croyons-Nous, ont suivi avec une plus grande tension d'esprit
l'évolution et le rythme précipité de cette
chute inévitable. Plus de douze années, qui comptent
parmi les meilleures de Notre âge mûr, Nous avions
vécu, par devoir de la charge qui Nous était
confiée, au milieu du peuple allemand. Durant cette
période, avec la liberté que permettaient les
conditions politiques et sociales d'alors, Nous Nous sommes
employé à consolider la situation de l'Eglise
catholique en Allemagne. Nous eûmes ainsi l'occasion de
connaître les grandes qualités de ce peuple et Nous Nous
trouvâmes en relations personnelles avec ses meilleurs
représentants. C'est pourquoi Nous avons confiance qu'il
pourra s'élever une fois encore à une nouvelle
dignité et à une nouvelle vie, quand il aura
repoussé de lui le spectre satanique exhibé par le
national-socialisme, et quand les coupables (comme Nous avons
déjà eu l'occasion de l'exposer dans d'autres
occasions) auront expié les crimes qu'ils ont commis.
Tant qu'il restait une lueur d'espoir que ce mouvement pût
prendre une tournure différente et moins pernicieuse, soit par
la résipiscence de ses membres plus modérés,
soit par une opposition efficace de la partie non consentante du
peuple allemand, l'Eglise a fait tout ce qui était en son
pouvoir pour opposer une digue puissante à l'envahissement de
ces doctrines aussi délétères que violentes.
Au printemps de 1933, le gouvernement allemand pressa le
Saint-Siège de conclure un concordat avec le Reich,
pensée qui rencontra aussi l'assentiment de l'épiscopat
et de la plus grande partie tout au moins des catholiques allemands.
En effet, ni les concordats déjà conclus avec quelques
Etats particuliers de l'Allemagne (Länder), ni la constitution
de Weimar ne semblaient assurer et garantir suffisamment le respect
de leurs convictions, de leur foi, de leurs droits et de leur
liberté d'action. Dans de telles conditions, ces garanties ne
pouvaient être obtenues qu'au moyen d'un accord, dans la forme
solennelle d'un concordat avec le gouvernement central du Reich. Il
faut ajouter que, après la proposition faite par celui-ci, la
responsabilité de toutes les conséquences douloureuses
serait retombée, en cas de refus, sur le Saint-Siège.
Ce n'est pas que, de son côté, l'Eglise se
laissât leurrer par d'excessives espérances ou que, en
concluant le concordat, elle entendit approuver, de quelque
manière que ce soit, la doctrine et les tendances du
national-socialisme, comme déclaration et explication en
furent alors expressément données. Toutefois, il faut
reconnaître que le concordat, dans les années suivantes,
procura quelques avantages ou du moins empêcha des maux plus
grands. En effet, malgré toutes les violations dont il fut
l'objet, il laissait aux catholiques une base juridique de
défense, un camp où se retrancher pour continuer
à affronter, tant qu'il leur serait possible, le flux toujours
croissant de la persécution religieuse.
En fait, la lutte religieuse allait toujours s'aggravant:
c'était la destruction des organisations catholiques ;
c'était la suppression progressive des écoles
catholiques, publiques et privées, si florissantes
c'était la séparation forcée de la jeunesse
d'avec la famille et l'Eglise; c'était l'oppression
exercée sur la conscience des citoyens,
particulièrement des employés de l'Etat; c'était
le dénigrement systématique, au moyen d'une propagande
habilement et rigoureusement organisée, de l'Eglise, de son
clergé, de ses fidèles, de ses institutions, de sa
doctrine, de son histoire; c'était la fermeture, la
dissolution, la confiscation des maisons religieuses et des autres
instituts ecclésiastiques ; c'était
l'anéantissement de la presse et de l'édition de livres
catholiques.
Pendant ce temps, le Saint-Siège, sans hésiter,
multipliait auprès des gouvernants allemands ses
démarches et ses protestations, les rappelant avec
énergie et clarté au respect et à
l'accomplissement des devoirs dérivant du droit naturel
lui-même et confirmés par le pacte concordataire; dans
ces années critiques, Notre grand prédécesseur
Pie XI, joignant à la vigilance attentive du pasteur la
patiente longanimité, du père, remplit avec une force
intrépide sa mission de pontife suprême.
C'est alors, pourtant, qu'après avoir tenté en vain
toutes les voies de la persuasion il se vit de toute évidence
en face de violations délibérées d'un pacte
officiel et d'une persécution religieuse, dissimulée ou
manifeste, mais toujours durement poursuivie. Et le dimanche de la
Passion 1937, dans son encyclique Mit brennender Sorge, il
dévoila au regard du monde ce que le national-socialisme
était en réalité: l'apostasie orgueilleuse de
Jésus-Christ, la négation de sa doctrine et de son
oeuvre rédemptrice, le culte de la force, l'idolâtrie de
la race et du sang, l'oppression de la liberté et de la
dignité humaine.
Comme un coup de trompette qui donne l'alarme, le document
pontifical, vigoureux - trop vigoureux, comme le pensait plus d'un -
fit sursauter les esprits et les coeurs.
Beaucoup - même hors des frontières d'Allemagne - qui
jusqu'alors avaient fermé les yeux sur
l'incompatibilité de la conception nationale-socialiste et de
la doctrine chrétienne, durent reconnaître et confesser
leur erreur.
Beaucoup, mais non pas tous ! D'autres, dans les rangs mêmes
des fidèles, étaient dès lors trop
aveuglés par leurs préjugés ou séduits
par l'espoir d'avantages politiques. L'évidence des faits
signalés par Notre prédécesseur ne
réussit pas à les convaincre, encore moins à les
décider à changer de conduite. Est-ce une simple
coïncidence ? Certaines régions, qui furent ensuite plus
durement frappées par le système national-socialiste,
furent précisément celles où l'encyclique Mit
brennender Sorge avait été le moins ou même
n'avait été aucunement écoutée.
Aurait-il été possible alors, par des mesures
politiques opportunes et adaptées, de freiner une fois pour
toutes le déchaînement de la violence brutale et de
mettre le peuple allemand en état de se dégager des
tentacules qui l'étreignaient ? Aurait-il été
possible d'épargner de cette manière à l'Europe
et au monde l'invasion de cette immense marée de sang ?
Personne n'oserait se prononcer là-dessus avec certitude. En
tout cas, pourtant, personne ne pourrait-il reprocher à
l'Eglise de n'avoir pas dénoncé et indiqué
à temps le vrai caractère du mouvement
national-socialiste et le danger auquel il exposait la civilisation
chrétienne.
"Quiconque élève la race, ou le peuple, ou l'Etat,
ou une de ses formes déterminées, les
dépositaires du pouvoir ou d'autres éléments
fondamentaux de la société humaine... à la
règle suprême de tout, même des valeurs
religieuses, et les divinise par un culte idolâtrique,
celui-là pervertit et fausse l'ordre des choses
créé et voulu par Dieu" [Pie XI, Encyclique Mit
brennender Sorge].
Cette phrase de l'encyclique résume bien l'opposition
radicale entre l'Etat national-socialiste et l'Eglise catholique. Au
point où en étaient venues les choses, l'Eglise ne
pouvait plus, sans manquer à sa mission, renoncer à
prendre position devant le monde entier. Par cet acte, pourtant, elle
devenait une fois encore un "signe de contradiction" (Lue, 11, 34)
devant lequel les esprits s'affrontèrent et prirent position
en deux groupes opposés.
Les catholiques allemands, on peut le dire, furent d'accord pour
reconnaître que l'encyclique Mit brennender Sorge avait
apporté lumière, direction, consolation,
réconfort à tous ceux qui prenaient au sérieux
et pratiquaient en conséquence la religion du Christ.
La réaction, pourtant, ne pouvait pas faire défaut
de la part de ceux qui avaient été frappés; et
de fait l'année 1937 fut précisément pour
l'Eglise catholique en Allemagne une année d'indicibles
amertumes et de tempêtes terribles.
Ni les grands événements politiques qui
marquèrent les deux années suivantes, ni la guerre
ensuite n'atténuèrent aucunement l'hostilité du
national-socialisme contre l'Eglise, et cette hostilité se
manifesta jusqu'à ces derniers mois, quand ses
adhérents se flattaient encore de pouvoir, la victoire
militaire une fois remportée, en finir pour toujours avec
l'Eglise. Des témoignages autorisés et incontestables
Nous tenaient informé de ces desseins; ceux-ci du reste se
dévoilaient d'eux-mêmes par les mesures
réitérées et toujours plus hostiles prises
contre l'Eglise catholique en Autriche, en Alsace-Lorraine et surtout
dans les régions de la Pologne qui, déjà pendant
la guerre, avaient été incorporées à
l'ancien Reich ; tout y fut frappé, anéanti, tout,
c'est-à-dire tout ce qui pouvait être atteint par la
violence extérieure.
Continuant l'oeuvre de Notre prédécesseur, Nous
n'avons pas cessé Nous-même durant la guerre,
spécialement dans Nos messages, d'opposer les exigences et les
règles indéfectibles de l'humanité et de la foi
chrétienne aux applications dévastatrices et
inexorables de la doctrine nationale-socialiste, qui en arrivaient
à employer les méthodes scientifiques les plus
raffinées pour torturer ou supprimer des personnes souvent
innocentes. C'était là pour Nous le moyen le plus
opportun et, pourrions-Nous dire, le seul efficace de proclamer
devant le monde les principes immuables de la loi morale et
d'affermir, parmi tant d'erreurs et de violences, les esprits et les
coeurs des catholiques allemands dans l'idéal supérieur
de la vérité et de la justice. Cette sollicitude ne
resta pas sans effet. Nous savons en effet que Nos messages, surtout
celui de Noël 1942, malgré toutes les défenses et
tous les obstacles, furent l'objet d'étude dans les
conférences diocésaines du clergé en Allemagne
et ensuite exposés et expliqués au peuple catholique.
Mais si les dirigeants de l'Allemagne avaient résolu de
détruire aussi l'Eglise catholique dans l'ancien Reich, la
Providence en avait disposé autrement. Les tribulations de
l'Eglise de la part du national-socialisme se sont terminées
avec la fin soudaine et tragique du persécuteur.
Des prisons, des camps de concentration, des bagnes, à
côté des détenus politiques, affluent aussi
maintenant les phalanges de ceux, tant clercs que laïcs, dont
l'unique crime a été la fidélité au
Christ et à la foi de leurs pères ou J'accomplissement
courageux des devoirs sacerdotaux. Pour eux tous, Nous avons
ardemment prié et Nous Nous sommes appliqué par tous
les moyens, chaque fois que ce fut possible, à leur faire
parvenir Nos paroles de réconfort et les
bénédictions de Notre coeur paternel.
En effet, plus se lèvent les voiles qui cachaient
jusqu'à maintenant la douloureuse passion de J'Eglise sous le
régime national-socialiste, plus apparaissent la
fermeté inébranlable, souvent jusqu'à la mort,
d'innombrables catholiques et la part glorieuse que le clergé
a eue dans ce noble combat. Bien que Nous ne possédions pas
encore des statistiques complètes, Nous ne pouvons pas
pourtant Nous abstenir de mentionner ici, à titre d'exemple,
quelques-unes au moins des nombreuses nouvelles qui Nous parviennent
de prêtres et de laïcs internés au camp de Dachau,
qui furent "dignes d'endurer des affronts pour le nom de
Jésus" (Act. V, 41).
En première place, pour le nombre et pour la dureté
des traitements subis, se trouvent les prêtres polonais. Entre
1940 et 1945, 2 800 ecclésiastiques et religieux furent
emprisonnés dans ce camp, parmi lesquels l'évêque
auxiliaire de Plock, qui y mourut du typhus. En avril dernier il en
restait seulement 816 ; tous les autres étaient morts,
à l'exception de deux ou trois transférés dans
un autre camp. Durant l'été 1942, on y signala
rassemblés 480 ministres du culte, de langue allemande, dont
45 protestants et tous les autres prêtres catholiques.
Malgré l'afflux continuel de nouveaux internés,
spécialement de quelques diocèses de Bavière, de
la Rhénanie et de la Westphalie, leur nombre, en raison de la
forte mortalité, ne dépassait pas au début de
cette année 350. Et on ne peut passer sous silence ceux qui
appartenaient aux territoires occupés: Hollande, Belgique,
France, Luxembourg, Slovénie, Italie. Beaucoup de ces
prêtres et de ces laïcs ont eu à supporter
d'indicibles tourments à cause de leur foi et de leur
vocation. En une occasion, la haine des impies contre l'Eglise en
arriva à tel point de parodier sur un prêtre
interné, avec des fils barbelés, la flagellation et le
couronnement du Rédempteur.
Les victimes généreuses, qui durant douze ans,
depuis 1933, en Allemagne, ont fait au Christ et à son Eglise
le sacrifice de leurs biens, de leur liberté, de leur vie,
élèvent vers Dieu leurs mains en une oblation
expiatoire. Que le juste Juge puisse l'agréer en raison de
tant de crimes commis contre l'humanité, non moins qu'au
détriment du présent et de l'avenir de leur propre
peuple, spécialement de l'infortunée jeunesse, et
abaisser finalement le bras de son ange exterminateur !
Avec une insistance toujours croissante, le national-socialisme a
voulu dénoncer l'Eglise comme ennemie du peuple allemand.
L'injustice manifeste de l'accusation aurait frappé au plus
vif les sentiments des catholiques allemands et les Nôtres si
elle était sortie d'autres lèvres ; mais sur celles de
tels accusateurs, loin d'être une charge, elle est le
témoignage le plus éclatant et le plus honorable de
l'opposition ferme et constante soutenue par l'Eglise contre des
doctrines et des méthodes si délétères
pour le bien de la vraie civilisation et du peuple allemand
lui-même. A celui-ci Nous souhaitons que, délivré
de l'erreur qui l'a précipité dans l'abîme, il
puisse retrouver son salut aux sources pures de la vraie paix et du
vrai bonheur, aux sources de la vérité, de
l'humilité, de la charité, qui ont jailli avec l'Eglise
du coeur du Christ.
Dure leçon que celle de ces dernières années
! Qu'au moins elle soit comprise et qu'elle profite aux autres
nations ! "Instruisez-vous, vous qui jugez la terre" (Ps., XI, 10) !
C'est le voeu le plus ardent de quiconque aime sincèrement
l'humanité. Victime d'une exploitation impie, d'un cynique
mépris de la vie et des droits de l'homme, elle n'a qu'un seul
désir, elle n'aspire qu'à une seule chose: mener une
vie tranquille et pacifique dans la dignité et dans un labeur
honnête.
C'est pourquoi elle désire ardemment qu'on mette un terme
à l'effronterie avec laquelle la famille et le foyer
domestique, durant les années de guerre, ont été
maltraités et profanés ; effronterie qui crie vers le
ciel, qui s'est transformée en un des plus graves dangers non
seulement pour la religion et la morale, mais aussi pour toute vie
bien ordonnée de la communauté, humaine ; faute qui,
surtout, a créé les multitudes de
déracinés, de déçus, de
désolés sans espoir, lesquels vont grossir les masses
de la révolution et du désordre à la solde d'une
tyrannie non moins despotique que celle qu'on a voulu abattre.
[Conditions d'une vraie paix internationale]
Traduction tirée de la collection Les Enseignements
pontificaux, présentation par les moines de Solesmes, volume
La Paix intérieure des nations [Desclée, Tournai 1957,
p. 458 à 466].