Jean-Paul ll et la Commission pour les relations avec le judaïsme

 

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NOUS NOUS SOUVENONS

Une réflexion sur la Shoah

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Présentation du père DUJARDIN

 

PRÉSENTATION

La déclaration du Saint-Siège dont nous publions la traduction était attendue depuis près de onze ans. C'est le 31 août 1987 que le cardinal Willebrands alors président de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs a annoncé sa préparation. Annonce qui fut confirmée le lendemain 1er septembre par le pape Jean-Paul II en personne à la même délégation juive.

 

Cette longue gestation, plus de cinquante ans après l'événement, a suscité l'impatience. On s'est même demandé si l'Église pouvait réellement procéder à une telle réflexion, à un tel examen de conscience. Que pouvait-elle dire ? Comment pouvait-elle le dire ? Certains redoutaient sa parole tout en la souhaitant. La préparation de ce texte a fait naître ainsi de nombreux espoirs, mais forcément divers. Est-ce la raison pour laquelle un certain nombre de représentants du peuple juif expriment aujourd'hui leur déception ? C'est plus que probable. Mais cela tient aussi à l'écart qui sépare la finalité de ce texte et leur attente.

 

Le document est en effet adressé aux catholiques du monde entier, bien au-delà de l'Europe et des pays dans lesquels le drame de la Shoah s'est déroulé. Cette perspective est essentielle pour en comprendre la portée. La plupart des catholiques, qu'ils soient dAsie, dAfrique ou même dAmérique latine, ne se sentent nullement concernés par ce que nous avons connu en Europe. Cela nous choque, mais il faut le savoir. Certains vont même jusqu'à penser que c'est une affaire strictement européenne, qu'il nous revient d'assumer notre responsabilité, voire notre culpabilité, mais certainement pas de la faire porter à des chrétientés qui' n'y ont pas été mêlées. Chez beaucoup, c'est la perception même de la singularité de l'événement qui est en question. Nombreux sont les pays qui ont souffert des drames affreux dans leur histoire. Ils ne comprennent pas pourquoi il faut méditer spécialement sur celui-Ci, en quoi' il les concerne. La question ainsi posée mérite considération, même si nous ne la partageons pas. Il ne suffit pas pour échapper à la banalisation de la Shoah d'affirmer sans autre examen que ce fut un événement unique. Toute comparaison dans la gravité des souffrances est insupportable pour ceux qui souffrent. Chacune mérite considération pour elle-même. Si" nous pensons, et l'Église le pense - le texte le montre sans ambîgu¨té -, que la Shoah nous appelle tous à une méditation particulière, il faut non seulement l'affirmer, mais en montrer le bien-fondé La particularité du document romain sur ce point est précisément de refuser un rappel qui réduirait la Shoah à n'être qu'un génocide parmi d'autres, d'oser dire en toute clarté qu'un tel événement doit interroger toutes les consciences, et plus particulièrement toutes les consciences chrétiennes et cela parce qu'il a à voir avec toute l'histoire des relations entre juifs et chrétiens depuis les origines de la séparation. Dès lors ce problème ne doit pas être réduit à l'espace européen. Le texte, même s'il ne reprend pas les termes du pape Jean-Paul II, suppose connue la réflexion récente qu'il fai[9]sait aux participants du colloque sur « les racines de l'antijudaïsme en milieu chrétien » tenu à Rome au mois d'octobre 1997. Il disait avec force « À la malice morale de tout génocide, s'ajoute avec la Shoah la malice d'une haine qbraïque, de teshouva, indiquant par là qu'il n'est pas seulement tourné vers le passé, mais qu'il engage les comportements chrétiens à l'avenir. On peut certes estimer, et c'est légitime d'un point de vue historique, qu'il y a des lacunes dans l'analyse, qu'il conviendra d'examiner plus attentivement certains points délicats ou encore en débat. Cela n'annule pas pour autant l'aspect positif du document, sa dimension éducative.

 

En outre, il est indispensable de le lire en étroite relation avec les textes de repentance des épiscopats nationaux. Ceux- ci, préparés sous leur propre responsabilité, l'ont été en communion avec le Pape. Parce qu'ils analysent une situation historique que donnée, différente d'ailleurs d'un pays à l'autre, ils pouvaient procéder à une réflexion moins générale. Mais, de ce fait, on ne pouvait pas leur donner dans toute leur particularité une valeur universelle. À juste titre, certains pays peuvent affirmer qu'ils n'ont pas été concernés par les évé- nements de la même manière. Le danger cependant est qu'on puisse alors se croire dispenser d'une telle réflexion. C'est pourquoi le travail à faire n'est pas achevé. Le texte romain nous y convie implicitement. Mais cela dépendra pour une part des possibilités d'analyse propres à chaque Église locale. On peut et on doit comprendre que cela est plus difficile pour des pays qui ont vécu successivement la domination nazie et la domination communiste. Souvenons-nous des difficultés françaises pour établir un rapport juste et vrai avec la période de Vichy. Si pour l'essentiel le travail des historiens est accompli, cela n'est pas achevé dans la conscience collective. C'est pourquoi, si nous prenons la mesure des difficultés de réception d'une telle réflexion, dont la finalité profonde est de faire évoluer les consciences, on ne peut pas interpre[ter la publication de ce document comme un retour en arrière, mais au contraire comme une étape très importante dans l'invitation initiée par le concile Vatican II à changer notre regard sur le peuple juif

 

C'est une question pour le présent et pour l'avenir.

 

Paris, le 18 mars 1998

Jean DUJARDIN, prêtre de l'Oratoire, secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec lejudaïsme

 

 

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À mon vénérable frère, cardinal Edward Idris Cassidy

 

 

En de nombreuses occasions durant mon pontificat, j'ai évoqué avec un sentiment de profonde tristesse les souffrances du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. Le crime reconnu sous le nom de Shoah demeure une tache indélébile de l'histoire du siècle qui touche à sa fin.

 

Comme nous nous préparons à entrer dans le troisième millénaire du christianisme, l'Église est consciente que la joie du jubilé doit être avant tout une joie fondée sur le pardon des fautes et la réconciliation avec Dieu et le prochain. Aussi encourage-t-elle ses fils et filles à purifier leur coeur en se repentant des erreurs et des infidélités passées. Elle les appelle à se placer humblement devant le Seigneur et à examiner la responsabilité qui est la leur dans les maux de notre temps.

 

C'est mon fervent souhait que le document : « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah », que la Commission des relations avec le judaïsme a préparé sous notre direction, pourra vraiment aider à guérir les blessures des incompréhensions et des injustices du passé. Puisse-t-il [aider la mémoire à jouer son rôle nécessaire dans le processus qui façonnera un avenir dans lequel l'indicible injustice de la Shoah ne sera plus jamais possible.

 

Puisse le Dieu de l'histoire guider les efforts des catholiques et des juifs et tous les hommes et femmes de bonne volonté, à coopérer ensemble pour un monde de vrai respect de la vie et de la dignité de chaque être humain pour tous ceux qui ont été créés à l'image et à la ressemblance de Dieu.

 

Fait au Vatican, le 12 mars 1998

 

JEAN-PAUL Il

NOUS NOUS SOUVENONS : UNE RÉFLEXION SUR LA SHOA

 

 

1. La tragédie de la Shoah et le devoir de mémoire

 

Le XXe siècle touche à sa fin et un nouveau millénaire de l'ère chrétienne approche. Le deux millième anniversaire de la naissance de jésus Christ appelle tous les chrétiens ainsi que tous les hommes et toutes les femmes à chercher à discerner dans le déroulement de l'histoire les signes de l'action de la divine providence ainsi que les manières par lesquelles l'image du Créateur en l'homme lui-même a été défigurée.

 

Cette réflexion porte sur l'un des principaux domaines où les catholiques peuvent prendre sérieusement à coeur les appels que le pape Jean-Paul Il leur a adressés dans sa lettre apostolique Tertio millennio adveniente : « Il convient qu'a la fin du deuxième millénaire du christianisme, l'Église devienne plus consciente de l'état pécheur de ses enfants, en rappelant toutes les époques de l'histoire où ils se sont éloignés de l'esprit du Christ et de son Évangile, et, au lieu de présenter au monde le témoignage d'une vie inspirée par les valeurs de la foi, ont fait preuve de modes de pensée et d'action qui constituaient de véritables formes de contre- témoignage et de scandale 1. »

 

Ce siècle a été le témoin d'une indicible tragédie qui ne pourra jamais être oubliée : la tentative du régime nazi d'exterminer le peuple juif avec la mort qui s'en est suivie de millions de juifs. Femmes et hommes, vieux et jeunes, enfants et bébés ont été persécutés et déportés pour la seule raison de leur origine juive. Certains ont été immédiatement tués tandis que d'autres ont été humiliés, malmenés, torturés et privés entièrement de leur dignité humaine et enfin assassinés. Très peu de ceux qui sont entrés dans les camps ont survécu et ceux qui en ont réchappé sont restes marques a vie. Ce fut la Shoah. C'est un fait majeur de l'histoire de ce siècle, un fait qui nous concerne encore aujourd'hui.

 

Face à cet horrible génocide que les dirigeants des nations et des communautés juives elles-mêmes ont eu du mal à croire au moment même où le génocide était impitoyablement mis en application, personne ne peut rester indifférent, l'Église encore moins que tous, en raison de ses liens étroits de parenté spirituelle avec le peuple juif et son souvenir des injustices du passé. La relation de l'Église avec le peuple juif est différente de celle qu'elle partage avec toute autre religion 2. Cependant, il ne s'agit pas seulement d'évoquer le passé. L'avenir commun des juifs et des chrétiens exige que nous nous rappelions qu'« il n'y a pas d'avenir sans mémoire 3 ». L'histoire elle-même est memoria futuri. En adressant cette réflexion à nos frères et soeurs de l'Église catholique à travers le monde, nous invitons tous les chrétiens à se joindre à nous pour méditer sur la catastrophe advenue au peuple juif et sur l'impératif moral de veiller à ce que plus jamais l'égoïsme et la haine n'aillent jusqu'à semer de telles souffrances et la mort 4. Plus particulièrement, nous invitons nos amis juifs dont « le destin terrible est devenu un symbole des aberrations dont l'homme est capable quand il se retourne contre Dieu 5 » à nous écouter avec générosité de coeur.

 

 

Il. Ce dont nous devons nous souvenir

 

En portant son témoignage unique au « Saint d'Israël » et à la Torah, le peuple juif a beaucoup souffert à plusieurs époques et en de multiples lieux. Mais la Shoah a été certainement la pire souffrance. L'inhumanité avec laquelle les juifs ont été persécutés et massacrés durant ce siècle dépasse la capacité des mots à l'exprimer. Tout cela pour la seule raison qu'ils étaient juifs.

 

La seule ampleur du crime pose beaucoup de questions. Historiens, sociologues, philosophes politiques, psychologues et théologiens essaient tous de cerner toujours davantage la réalité de la Shoah et ses causes. Il reste beaucoup de recherches à faire. Mais un tel événement ne peut être mesure par les critères ordinaires de la seule recherche historique. Il appelle à une « mémoire morale et religieuse » et, plus particulièrement auprès des chrétiens, une très sérieuse réflexion sur ce qui l'a provoqué

 

Le fait que la Shoah ait eu lieu en Europe, c'est-à-dire dans des pays de longue tradition chrétienne, pose la question de la relation entre la persécution nazie et les attitudes des chrétiens envers les juifs à travers les siècles.

 

 

III. Relations entre juifs et chrétiens

 

L'histoire des relations entre juifs et chrétiens est tourmentée. Sa Sainteté le pape Jean-Paul Il a reconnu ce fait dans ses appels répétés aux catholiques à s'interroger sur leur attitude à l'égard du peuple juif 6. En effet, le bilan de ces relations sur deux mille ans a été tout à fait négatif 7.

 

À l'aube du christianisme, après la crucifixion de jésus, des désaccords sont nés entre l'Église primitive et le peuple juif et ses responsables qui, dans leur attachement à la Loi, se sont opposés, parfois violemment, aux prédicateurs de l'Évangile et aux premiers chrétiens. Dans l'Empire romain païen, les juifs étaient protégés légalement par des privilèges accordés par l'empereur et, au début, les autorités n'ont pas fait de distinction entre communautés juives et chrétiennes. Bientôt cependant les chrétiens ont encouru les persécutions de l'État. Plus tard, lorsque les empereurs eux-mêmes se sont convertis au christianisme, ils ont commencé par continuer à garantir les privilèges des juifs. Mais des foules chrétiennes ont attaqué les temples païens et ont parfois agi de même avec les synagogues. Non sans être influencées par certaines interprétations du Nouveau Testament au sujet du peuple juif dans son ensemble. « Dans le monde chrétien - je ne dis pas de la part de l'Église en tant que telle -, des interprétations erronées et injustes au sujet du peuple juif et sa prétendue culpabilité ont circulé depuis trop longtemps engendrant des sentiments d'hostilité envers ce peuple 8. » De telles interprétations du Nouveau Testament ont été définitivement rejetées par le deuxième concile du Vatican 9.

 

Malgré l'enseignement chrétien de l'amour pour tous, même pour ses ennemis, la mentalité prédominante à travers les siècles a pénalisé les minorités et ceux qui étaient de quelque manière que ce soit « différents ». Les sentiments d'antijudaïsme chez certains chrétiens et le fossé qui existait entre l'Église et le peuple juif ont conduit à une discrimination généralisée qui a abouti parfois aux expulsions ou aux tentatives de conversions forcées. Dans une grande partie du monde chrétien, et jusqu'à la fin du XVIle siècle, ceux qui n'étaient pas chrétiens n'ont pas toujours joui d'un statut juridique entièrement garanti. Malgré ce fait, les juifs sont restés attachés à leurs traditions religieuses et à leurs coutumes communautaires partout dans le monde chrétien. Par conséquent, ils étaient l'objet de suspicion et de méfiance. En période de crise comme les famines, les guerres, les épidémies et les tensions sociales, la minorité juive était parfois prise comme bouc émissaire et devenait la victime de violences, de pillages et même de massacres.

 

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX' les juifs en général avaient acquis un statut égal à celui des autres citoyens dans la plupart des États et certains d'entre eux occupaient des positions influentes dans la société. Mais dans ce même contexte historique, notamment au XIX' siècle, s'établit un nationalisme faux et exacerbé. Dans un climat de changements sociaux mouvementés, les juifs furent souvent accusés d'exercer une influence disproportionnée à leur nombre. Ainsi a commencé a se propager à différents degrés à travers l'Europe, un antijudaïsme qui était dans son essence plus sociologique que religieux.

 

En même temps ont commencé à apparaître des théories qui niaient l'unité de la race humaine en affirmant une diversité originelle des races. Au XXe siècle, le nationalsocialisme en Allemagne a utilisé ces idées comme base pseudo-scientifique pour faire une distinction entre les soidisant races nordiques -aryennes et les races supposées inférieures. En outre, une forme extrémiste de nationalisme fut favorisée en Allemagne par la défaite de 1918 et les conditions exigeantes imposées par les vainqueurs. Ce qui eut pour conséquence que beaucoup trouvèrent dans le national-socialisme une solution au problème de leur pays et coopérèrent politiquement avec ce mouvement.

 

L'Église en Allemagne répliqua en condamnant le racisme. La condamnation apparut d'abord dans la prédication de quelques membres du clergé, dans l'enseignement des évêques catholiques et les écrits de certains journalistes catholiques laïcs. Déjà en février et mars 1931, le cardinal Bertram de Breslau, le cardinal Faulhaber et les évêques de Bavière, les évêques de la province de Cologne et ceux de la province de Fribourg avaient publié des lettres pastorales condamnant le national-socialisme, avec son idolâtrie de la race et de l'État 10. Les célèbres sermons de l'avent du cardinal Faulhaber de 1933, l'année même de l'arrivée au pouvoir du national-socialisme, auxquels assistèrent non seulement des catholiques mais aussi des protestants et des juifs, exprimaient clairement le rejet de la propagande antisémite nazie 11. À la suite de la nuit de Cristal, Bernhard Lichtenberg, prévôt de la cathédrale de Berlin, disait des prières publiques pour les juifs. Il mourut plus tard à Dachau et a été déclaré bienheureux.

 

Le pape Pie XI condamna lui aussi le racisme nazi de façon solennelle dans son encyclique Mit brennender Sorge 12, qui fut lue dans les églises allemandes le dimanche de la Passion 1937, une étape qui eut pour conséquence des attaques et des sanctions contre des membres du clergé. S'adressant à un groupe de pèlerins belges, le 6 septembre 1938, Pie XI affirma : « L'antisémitisme est inacceptable, spirituellement, nous sommes tous des sémites 13. » Pie XII, dans sa toute première encyclique Summi pontificatus 14 du 20 octobre 1939, mit en garde contre les théories qui niaient l'unité de la race humaine et contre la déification de l'État, qu'il voyait comme menant à une vraie « heure de ténèbres 15 ».

 

 

IV. L'antisémitistne nazi et la Shoah

 

 

Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer la différence qui existe entre l'antisémitisme, fondé sur des théories contraires à l'enseignement constant de l'Église sur l'unité de la race humaine et sur l'égale dignité de tous les peuples et races, et les sentiments traditionnels de méfiance et d'hostilité que nous appelons antijudaïsme, dont des chrétiens ont été coupables, malheureusement.

 

L'idéologie national-socialiste est allée encore au-delà, en ce sens qu'elle a refusé de reconnaître toute réalité transcendante comme source de vie et critère du bien moral. En conséquence, un groupe humain, et l'État avec lequel il s'était identifié, s'est arrogé un statut absolu et a décidé de supprimer l'existence même du peuple juif, un peuple appelé à témoigner du Dieu unique et de la Loi de l'alliance. Au niveau de la réflexion théologique, nous ne pouvons pas ignorer le fait que bien des membres du parti nazi non seulement montrèrent une aversion pour l'idée de divine providence à l'oeuvre dans les affaires humaines, mais encore donnèrent des preuves de haine caractérisées, dirigée contre Dieu lui-même. Logiquement, une telle attitude conduisit également à un rejet du christianisme, et à un désir de voir l'Église détruite ou du moins assujettie aux intérêts de l'État nazi. C'est cette idéologie extrême qui fut à la base des mesures prises d'abord pour chasser les juifs de leurs foyers et ensuite pour les exterminer.

 

La Shoah a été le fruit d'un régime moderne tout à fait néo-païen. Son antisémitisme avait ses racines en dehors du christianisme et, en poursuivant ses objectifs, le nazisme n'hésita pas à s'opposer à l'Église et à persécuter également ses membres. Mais il est possible de se demander si la persécution nazie des juifs n'a pas été facilitée par les préjugés antijuifs enracinés dans quelques esprits et coeurs chrétiens. Est-ce que le sentiment antijuif parmi les chrétiens les rendit moins sensibles, ou même indifférents, aux persécutions lancées contre les juifs par le national-socialisme lorsqu'il prit le pouvoir ?

 

Toute réponse à cette question doit Prendre en compte le fait que nous traitons ici de l'histoire des attitudes et de manières de penser, qui sont sujettes à de multiples influences. De plus, beaucoup de personnes étaient tout à fait ignorantes de la « solution finale » rendue effective contre un peuple tout entier ; d'autres avaient peur pour eux-mêmes et pour leurs proches ; certains tirèrent profit de la situation, et d'autres encore furent menés par l'envie. Les réponses devraient être données au cas par cas. Pour ce faire, il est cependant nécessaire de savoir ce qui a précisément motivé les personnes dans une situation déterminée.

 

Tout d'abord, les dirigeants du III' Reich cherchèrent à expulser les juifs. Malheureusement, les gouvernements de certains pays occidentaux de tradition chrétienne, y compris d'Amérique du Nord et du Sud, furent plus qu'hésitants à ouvrir leurs frontières aux juifs persécutés. Même s'ils ne pouvaient prévoir jusqu'où les hiérarchies nazies iraient dans leurs intentions criminelles, les dirigeants de ces nations étaient conscients des épreuves et des dangers auxquels étaient exposés les juifs vivant dans les territoires du Ille Reich. La fermeture des frontières à l'émigration juive dans de telles circonstances, qu'elle soit due à une hostilité antijuive ou au soupçon, à la lâcheté politique, à un manque de perspicacité politique ou à la suffisance nationale, pèse lourdement sur la conscience des autorités en question. Dans les pays où les nazis entreprirent des déportations de masse, la brutalité qui entourait les mouvements forcés de personnes démunies aurait dû laisser supposer le pire. Les chrétiens apportèrent-ils tout le secours possible à ces êtres persécutés, et en particulier aux juifs persécutés ?

 

Beaucoup le firent, mais d'autres non. Ceux qui aidèrent à sauver la vie de juifs, autant que cela était en leur pouvoir, jusqu'à mettre en péril leur propre vie, ne doivent pas être oubliés. Durant et après la guerre, les communautés juives et leurs chefs exprimèrent leurs remerciements pour tout ce qui avait été fait pour eux, y compris ce que le pape Pie XII 16 fit personnellement ou par l'intermédiaire de ses représentants pour sauver des centaines de milliers de vies juives. Beaucoup d'évêques catholiques, de prêtres, de religieux et de laïcs ont été honorés pour cette raison par l'État d'Israël.

 

Cependant, comme le pape Jean-Paul Il l'a reconnu, à côté de tant d'hommes et de femmes courageux, la résistance spirituelle et l'action concrètes d'autres chrétiens n'ont pas été à la hauteur de ce que l'on aurait pu espérer de la part de disciples du Christ. Nous ne pouvons pas savoir le nombre de chrétiens des pays occupés ou régis par le pouvoir nazi ou leurs alliés, qui furent scandalisés par la disparition de leurs voisins juifs et ne furent néanmoins pas suffisamment forts pour élever des voix de protestation. Pour les chrétiens, cette lourde charge de conscience de leurs frères et soeurs durant la Seconde Guerre mondiale doit être un appel à la repentance 17.

 

Nous regrettons profondément les erreurs et les défaillances de ces fils et filles de l'Église. Nous faisons notre ce qui est dit dans la déclaration du concile Vatican II, Nostra aetate, qui affirme sans ambiguïté : « L'Église, [...] attentive a son patrimoine commun avec les juifs et poussée par l'amour spirituel de l'Évangile et non par des considérations politiques, regrette vivement, la haine, les persécutions et les manifestations d'antisémitisme dirigées contre les juifs en tout temps et de toute source 18. »

 

Nous rappelons et reprenons à notre compte les paroles que le pape Jean-Paul Il adressa aux chefs des communautés juives de Strasbourg en 1988 : « je répète une nouvelle fois avec vous, la plus ferme condamnation de l'antisémitisme et du racisme qui sont opposes aux principes du christianisme 19. » L'Église catholique, par conséquent, répudie toute persécution contre tout peuple ou groupe humain de quelque lieu et quelque temps que ce soit. Elle condamne absolument toutes les formes de génocide, aussi bien que les idéologies racistes qui les suscitent. Revenant sur ce siècle, nous sommes profondément attristés par la violence qu'ont subie des groupes entiers de peuples et de nations. Nous nous rappelons en particulier le massacre des Arméniens, les innombrables victimes en Ukraine dans les années 1930, le génocide des Gitans, qui fut également le résultat d'idées racistes, et de semblables tragédies qui eurent lieu en Amérique, en Afrique et dans les Balkans. Nous n'oublions pas non plus les millions de victimes de l'idéologie totalitaire en Union Soviétique, en Chine, au Cambodge et ailleurs. Nous n'oublions pas encore le drame du Moyen-Orient dont les éléments sont bien connus. Au moment même où nous menons cette réflexion, « de nombreux êtres humains sont encore victimes de leurs frères 20. ».

 

 

 

V. Regardant ensemble vers un futur commun

 

 

 

Pour ce qui concerne l'avenir des relations entre juifs et chrétiens, nous appelons, en premier lieu, nos frères et [29] soeurs catholiques a renouveler leur conscience des racines hébraïques de leur foi. Nous leur demandons de garder à l'esprit que jésus était un descendant de David ; que la Vierge Marie et les apôtres appartenaient au peuple juif ; que l'Église tire substance de la racine de ce bon olivier sur lequel se sont greffées les branches sauvages des païens (cf. Rm 11, 17-24) ; que les juifs sont nos frères bien-aimeés, et à vrai dire, en un certain sens, qu'ils sont nos « frères aînés 21 ».

 

À la fin de ce millénaire, l'Église catholique désire exprimer sa profonde douleur devant la défaillance de ses fils et de ses filles de tout âge. Ceci est un acte de repentance (teshouva), puisque, comme membres de l'Église, nous sommes liés aux péchés aussi bien qu'aux mérites de tous ses enfants. L'Église approche avec un profond respect et une grande compassion l'expérience d'extermination, la Shoah, subie par le peuple juif durant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas là de simples mots, mais au contraire un engagement qui nous lie pour l'avenir : « Nous risquerions de faire mourir à nouveau les victimes des morts les plus atroces si nous n'avions pas un ardent désir de justice, si nous ne nous engagions pas nous-mêmes, chacun selon ses capacités, de manière que le mal ne l'emporte pas sur le bien, comme ce fut le cas pour des millions de fils du peuple juif [ ... 1. L'humanité ne peut permettre que cela se reproduise 22. »

 

Nous prions afin que notre douleur devant la tragédie que le peuple juif a subie dans notre siècle débouche sur [une relation nouvelle avec le peuple juif. Nous souhaitons transformer la conscience des péchés passés en une ferme résolution à construire un avenir nouveau où il n'y aura plus d'antijudaïsme parmi les chrétiens ou de sentiment antichrétien parmi les juifs, mais plutôt un respect mutuel partagé, comme il convient à ceux qui adorent l'unique créateur et Seigneur, et ont un père commun dans la foi, Abraham.

 

Enfin, nous invitons tous les hommes et femmes de bonne volonté à réfléchir profondément sur la signification de la Shoah. Les victimes depuis leur tombeau et les survivants à travers le vif témoignage de ce dont ils ont souffert sont devenus une voix retentissante appelant l'attention de toute l'humanité. Se souvenir de cette terrible expérience, c'est devenir pleinement conscient de l'avertissement salutaire qu'il engendre. On ne peut plus permettre que la graine empoisonnée de l'antijudaïsme et de l'antisémitisme prenne racine dans le coeur humain.

 

 

NOTES

 

1. Jean-Paul II, Lettre apostolique Tertio millennio adveniente, 10 novembre 1994, n. 33 .

2. Jean-Paul II, Allocution à la synagogue de Rome, 13 avril 1986 (D.C., n' 1917 [1986], p. 433) .

3. Jean-Paul II, Prière de l'Angelus, 11 juin 1995 Insegnamenti, 18/1, 1995, 1712) .

4. Jean-Paul II, Allocution aux responsables de la communauté juive de Budapest, 18 août 1991 (D.C., n' 2035 [19911, p. 837) .

5. Jean-Paul II, Encyclique Centesimus Annus, 1er mai 1991 .

6. Jean-Paul Il, Allocution aux délégués des conférences épiscopales pour les relations avec le judaïsme, 6 mars 1982 (D.C., n' 1827 [1982], p. 339).

7. Cf. Commission du Saint-Siège pour les relations avec le judaïsme, Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l'Église catholique, 24 juin 1985 (D.C., n' 2171 [1997], P. 1003) .

8. Jean-Paul Il, Discours au symposium sur les racines de l'antijudaïsme, n. 1, 31 octobre 1997 (D. C., 94 [1997], p. 1003) .

9. Cf. Concile Vatican II, Nostra aetate, n. 4 .

10. Cf. B. Statiewski (éd.), Actes des évêques allemands sur la situation de l'Église, 1933-1945, vol. 1, appendice (Mayence) .

11. Cf. L. Volk, L'épiscopat bavarois et le national-socialisme, 1930-1934, Mayence, 1966, p. 170-174 .

12. L'encyclique est datée du 14 mars 1937 (D.C., t. XXXVII, n' 837 [19371, col. 901) .

13. D.C., t. XXIX (1938), col. 1460 .

14. AAS 31 (1939), p. 413-453 .

15. Ibid., p. 449 .

16. La sagesse de la diplomatie du pape Pie XII fut officiellement reconnue à différentes reprises par des organisations et des personnalités juives. Ainsi, le 7 septembre 1945, le Dr Joseph Nathan qui représentait la Commission hébaïique italienne déclara: « Tout d'abord, nous adressons un respectueux hommage de reconnaissance au Souverain Pontife et aux religieuses et religieux qui, en exécutant les directives du Saint-Père, ont reconnu les persécutés comme des frères et, avec dévouement et abnégation, ont apporté leur concours intelligent et efficace pour nous secourir, sans tenir compte des terribles dangers auxquels ils s'exposaient » (L'Osservatore Romano, 8 septembre 1945, p. 2). Le 21 septembre de la même année, Pie XII reçut en audience le Dr A. Léo Kubowitzki, secrétaire général du Congrès juif mondial, qui présenta au « Saint-Père, au nom de l'union des communautés israélites, les remerciements les plus chaleureux pour l'action accomplie par l'Église catholique, en faveur de la population juive dans toute l'Europe pendant la guerre » (L'Osservatore Romano, 23 septembre 1945, p. 1). Le jeudi 29 novembre 1945, le pape rencontra environ quatre-vingts délégués de réfugiés juifs venant de divers camps de concentration d'Allemagne, qui exprimèrent « leur grand honneur de pouvoir remercier personnellement le Saint-Père, pour sa générosité envers ceux qui furent persécutés durant la période nazi-fasciste » (L'Osservatore Romano, 30 novembre 1945, p. 1). En 1958, à la mort du pape Pie XII, Golda Meir adressa un message éloquent: « Nous prenons part à la douleur de l'humanité. Quand l'effrayant martyre atteignit notre peuple, la voix du Pape s'est élevée en faveur des victimes. La vie de notre temps s'est enrichie grâce à cette voix forte, s'exprimant sur les grandes vérités morales par-dessus le tumulte du conflit quotidien. Nous pleurons un grand serviteur de la paix. »

17. Cf. Jean-Paul II, Allocution au nouvel ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne, 8 novembre 1990 (AAS, 83 [19911, p. 587-588) .

18. Op. cit., n. 4 .

19. Allocution aux responsables des communautés juives, Strasbourg, 9 octobre 1988 (D.C., n' 1971 [19881, p. 1027) .

20. Jean-Paul II, Allocution au corps diplomatique, 15 janvier 1994 (D.C., n' 2088 [19941, p. 153) .

21. Jean-Paul II, Déclaration à la synagogue de Rome, 13 avril 1986 (D.C., n' 1917 [19861, p. 433) .

22. Jean-Paul II, Allocution à l'occasion de la commémoration de la Shoah, 7 avril 1994 (D.C., n' 2094 [19941, p. 452

 

 

 

 

Le 16 mars 1988 Cardinal Edward Idris CASSIDY, président

 

 

Monseigneur Pierre DUPREY, vice-président Monseigneur Remi HOECKMANN o.p., secrétaire

 

 

Traduction du père Dujardin et de l'éditeur.

CENTURION/CERF1998 © Bayard Éditions, 1998 3, rue Bayard, 75008 Paris ISBN 2-227-91122-0