Jean-Paul ll et la Commission pour les
relations avec le judaïsme
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NOUS NOUS SOUVENONS
Une réflexion sur la
Shoah
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Présentation du père DUJARDIN
PRÉSENTATION
La déclaration du Saint-Siège dont nous publions la
traduction était attendue depuis près de onze ans.
C'est le 31 août 1987 que le cardinal Willebrands alors
président de la Commission du Saint-Siège pour les
relations religieuses avec les juifs a annoncé sa
préparation. Annonce qui fut confirmée le lendemain 1er
septembre par le pape Jean-Paul II en personne à la même
délégation juive.
Cette longue gestation, plus de cinquante ans après
l'événement, a suscité l'impatience. On s'est
même demandé si l'Église pouvait
réellement procéder à une telle
réflexion, à un tel examen de conscience. Que
pouvait-elle dire ? Comment pouvait-elle le dire ? Certains
redoutaient sa parole tout en la souhaitant. La préparation de
ce texte a fait naître ainsi de nombreux espoirs, mais
forcément divers. Est-ce la raison pour laquelle un certain
nombre de représentants du peuple juif expriment aujourd'hui
leur déception ? C'est plus que probable. Mais cela tient
aussi à l'écart qui sépare la finalité de
ce texte et leur attente.
Le document est en effet adressé aux catholiques du monde
entier, bien au-delà de l'Europe et des pays dans lesquels le
drame de la Shoah s'est déroulé. Cette perspective est
essentielle pour en comprendre la portée. La plupart des
catholiques, qu'ils soient dAsie, dAfrique ou même
dAmérique latine, ne se sentent nullement concernés par
ce que nous avons connu en Europe. Cela nous choque, mais il faut le
savoir. Certains vont même jusqu'à penser que c'est une
affaire strictement européenne, qu'il nous revient d'assumer
notre responsabilité, voire notre culpabilité, mais
certainement pas de la faire porter à des
chrétientés qui' n'y ont pas été
mêlées. Chez beaucoup, c'est la perception même de
la singularité de l'événement qui est en
question. Nombreux sont les pays qui ont souffert des drames affreux
dans leur histoire. Ils ne comprennent pas pourquoi il faut
méditer spécialement sur celui-Ci, en quoi' il les
concerne. La question ainsi posée mérite
considération, même si nous ne la partageons pas. Il ne
suffit pas pour échapper à la banalisation de la Shoah
d'affirmer sans autre examen que ce fut un événement
unique. Toute comparaison dans la gravité des souffrances est
insupportable pour ceux qui souffrent. Chacune mérite
considération pour elle-même. Si" nous pensons, et
l'Église le pense - le texte le montre sans
ambîgu¨té -, que la Shoah nous appelle tous
à une méditation particulière, il faut non
seulement l'affirmer, mais en montrer le bien-fondé La
particularité du document romain sur ce point est
précisément de refuser un rappel qui réduirait
la Shoah à n'être qu'un génocide parmi d'autres,
d'oser dire en toute clarté qu'un tel événement
doit interroger toutes les consciences, et plus
particulièrement toutes les consciences chrétiennes et
cela parce qu'il a à voir avec toute l'histoire des relations
entre juifs et chrétiens depuis les origines de la
séparation. Dès lors ce problème ne doit pas
être réduit à l'espace européen. Le texte,
même s'il ne reprend pas les termes du pape Jean-Paul II,
suppose connue la réflexion récente qu'il fai[9]sait
aux participants du colloque sur « les racines de
l'antijudaïsme en milieu chrétien » tenu à
Rome au mois d'octobre 1997. Il disait avec force « À la
malice morale de tout génocide, s'ajoute avec la Shoah la
malice d'une haine qbraïque, de teshouva, indiquant par
là qu'il n'est pas seulement tourné vers le
passé, mais qu'il engage les comportements chrétiens
à l'avenir. On peut certes estimer, et c'est légitime
d'un point de vue historique, qu'il y a des lacunes dans l'analyse,
qu'il conviendra d'examiner plus attentivement certains points
délicats ou encore en débat. Cela n'annule pas pour
autant l'aspect positif du document, sa dimension éducative.
En outre, il est indispensable de le lire en étroite
relation avec les textes de repentance des épiscopats
nationaux. Ceux- ci, préparés sous leur propre
responsabilité, l'ont été en communion avec le
Pape. Parce qu'ils analysent une situation historique que
donnée, différente d'ailleurs d'un pays à
l'autre, ils pouvaient procéder à une réflexion
moins générale. Mais, de ce fait, on ne pouvait pas
leur donner dans toute leur particularité une valeur
universelle. À juste titre, certains pays peuvent affirmer
qu'ils n'ont pas été concernés par les
évé- nements de la même manière. Le danger
cependant est qu'on puisse alors se croire dispenser d'une telle
réflexion. C'est pourquoi le travail à faire n'est pas
achevé. Le texte romain nous y convie implicitement. Mais cela
dépendra pour une part des possibilités d'analyse
propres à chaque Église locale. On peut et on doit
comprendre que cela est plus difficile pour des pays qui ont
vécu successivement la domination nazie et la domination
communiste. Souvenons-nous des difficultés françaises
pour établir un rapport juste et vrai avec la période
de Vichy. Si pour l'essentiel le travail des historiens est accompli,
cela n'est pas achevé dans la conscience collective. C'est
pourquoi, si nous prenons la mesure des difficultés de
réception d'une telle réflexion, dont la
finalité profonde est de faire évoluer les consciences,
on ne peut pas interpre[ter la publication de ce document comme un
retour en arrière, mais au contraire comme une étape
très importante dans l'invitation initiée par le
concile Vatican II à changer notre regard sur le peuple juif
C'est une question pour le présent et pour l'avenir.
Paris, le 18 mars 1998
Jean DUJARDIN, prêtre de l'Oratoire, secrétaire du
Comité épiscopal français pour les relations
avec lejudaïsme
***
À mon vénérable frère, cardinal Edward
Idris Cassidy
En de nombreuses occasions durant mon pontificat, j'ai
évoqué avec un sentiment de profonde tristesse les
souffrances du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. Le
crime reconnu sous le nom de Shoah demeure une tache
indélébile de l'histoire du siècle qui touche
à sa fin.
Comme nous nous préparons à entrer dans le
troisième millénaire du christianisme, l'Église
est consciente que la joie du jubilé doit être avant
tout une joie fondée sur le pardon des fautes et la
réconciliation avec Dieu et le prochain. Aussi
encourage-t-elle ses fils et filles à purifier leur coeur en
se repentant des erreurs et des infidélités
passées. Elle les appelle à se placer humblement devant
le Seigneur et à examiner la responsabilité qui est la
leur dans les maux de notre temps.
C'est mon fervent souhait que le document : « Nous nous
souvenons : une réflexion sur la Shoah », que la
Commission des relations avec le judaïsme a
préparé sous notre direction, pourra vraiment aider
à guérir les blessures des incompréhensions et
des injustices du passé. Puisse-t-il [aider la mémoire
à jouer son rôle nécessaire dans le processus qui
façonnera un avenir dans lequel l'indicible injustice de la
Shoah ne sera plus jamais possible.
Puisse le Dieu de l'histoire guider les efforts des catholiques et
des juifs et tous les hommes et femmes de bonne volonté,
à coopérer ensemble pour un monde de vrai respect de la
vie et de la dignité de chaque être humain pour tous
ceux qui ont été créés à l'image
et à la ressemblance de Dieu.
Fait au Vatican, le 12 mars 1998
JEAN-PAUL Il
NOUS NOUS SOUVENONS : UNE RÉFLEXION SUR LA SHOA
1. La tragédie de la Shoah et le devoir de
mémoire
Le XXe siècle touche à sa fin et un nouveau
millénaire de l'ère chrétienne approche. Le deux
millième anniversaire de la naissance de jésus Christ
appelle tous les chrétiens ainsi que tous les hommes et toutes
les femmes à chercher à discerner dans le
déroulement de l'histoire les signes de l'action de la divine
providence ainsi que les manières par lesquelles l'image du
Créateur en l'homme lui-même a été
défigurée.
Cette réflexion porte sur l'un des principaux domaines
où les catholiques peuvent prendre sérieusement
à coeur les appels que le pape Jean-Paul Il leur a
adressés dans sa lettre apostolique Tertio millennio
adveniente : « Il convient qu'a la fin du deuxième
millénaire du christianisme, l'Église devienne plus
consciente de l'état pécheur de ses enfants, en
rappelant toutes les époques de l'histoire où ils se
sont éloignés de l'esprit du Christ et de son
Évangile, et, au lieu de présenter au monde le
témoignage d'une vie inspirée par les valeurs de la
foi, ont fait preuve de modes de pensée et d'action qui
constituaient de véritables formes de contre-
témoignage et de scandale 1. »
Ce siècle a été le témoin d'une
indicible tragédie qui ne pourra jamais être
oubliée : la tentative du régime nazi d'exterminer le
peuple juif avec la mort qui s'en est suivie de millions de juifs.
Femmes et hommes, vieux et jeunes, enfants et bébés ont
été persécutés et déportés
pour la seule raison de leur origine juive. Certains ont
été immédiatement tués tandis que
d'autres ont été humiliés, malmenés,
torturés et privés entièrement de leur
dignité humaine et enfin assassinés. Très peu de
ceux qui sont entrés dans les camps ont survécu et ceux
qui en ont réchappé sont restes marques a vie. Ce fut
la Shoah. C'est un fait majeur de l'histoire de ce siècle, un
fait qui nous concerne encore aujourd'hui.
Face à cet horrible génocide que les dirigeants des
nations et des communautés juives elles-mêmes ont eu du
mal à croire au moment même où le génocide
était impitoyablement mis en application, personne ne peut
rester indifférent, l'Église encore moins que tous, en
raison de ses liens étroits de parenté spirituelle avec
le peuple juif et son souvenir des injustices du passé. La
relation de l'Église avec le peuple juif est différente
de celle qu'elle partage avec toute autre religion 2. Cependant, il
ne s'agit pas seulement d'évoquer le passé. L'avenir
commun des juifs et des chrétiens exige que nous nous
rappelions qu'« il n'y a pas d'avenir sans mémoire 3
». L'histoire elle-même est memoria futuri. En adressant
cette réflexion à nos frères et soeurs de
l'Église catholique à travers le monde, nous invitons
tous les chrétiens à se joindre à nous pour
méditer sur la catastrophe advenue au peuple juif et sur
l'impératif moral de veiller à ce que plus jamais
l'égoïsme et la haine n'aillent jusqu'à semer de
telles souffrances et la mort 4. Plus particulièrement, nous
invitons nos amis juifs dont « le destin terrible est devenu un
symbole des aberrations dont l'homme est capable quand il se retourne
contre Dieu 5 » à nous écouter avec
générosité de coeur.
Il. Ce dont nous devons nous souvenir
En portant son témoignage unique au « Saint
d'Israël » et à la Torah, le peuple juif a beaucoup
souffert à plusieurs époques et en de multiples lieux.
Mais la Shoah a été certainement la pire souffrance.
L'inhumanité avec laquelle les juifs ont été
persécutés et massacrés durant ce siècle
dépasse la capacité des mots à l'exprimer. Tout
cela pour la seule raison qu'ils étaient juifs.
La seule ampleur du crime pose beaucoup de questions. Historiens,
sociologues, philosophes politiques, psychologues et
théologiens essaient tous de cerner toujours davantage la
réalité de la Shoah et ses causes. Il reste beaucoup de
recherches à faire. Mais un tel événement ne
peut être mesure par les critères ordinaires de la seule
recherche historique. Il appelle à une « mémoire
morale et religieuse » et, plus particulièrement
auprès des chrétiens, une très sérieuse
réflexion sur ce qui l'a provoqué
Le fait que la Shoah ait eu lieu en Europe, c'est-à-dire
dans des pays de longue tradition chrétienne, pose la question
de la relation entre la persécution nazie et les attitudes des
chrétiens envers les juifs à travers les
siècles.
III. Relations entre juifs et
chrétiens
L'histoire des relations entre juifs et chrétiens est
tourmentée. Sa Sainteté le pape Jean-Paul Il a reconnu
ce fait dans ses appels répétés aux catholiques
à s'interroger sur leur attitude à l'égard du
peuple juif 6. En effet, le bilan de ces relations sur deux mille ans
a été tout à fait négatif 7.
À l'aube du christianisme, après la crucifixion de
jésus, des désaccords sont nés entre
l'Église primitive et le peuple juif et ses responsables qui,
dans leur attachement à la Loi, se sont opposés,
parfois violemment, aux prédicateurs de l'Évangile et
aux premiers chrétiens. Dans l'Empire romain païen, les
juifs étaient protégés légalement par des
privilèges accordés par l'empereur et, au début,
les autorités n'ont pas fait de distinction entre
communautés juives et chrétiennes. Bientôt
cependant les chrétiens ont encouru les persécutions de
l'État. Plus tard, lorsque les empereurs eux-mêmes se
sont convertis au christianisme, ils ont commencé par
continuer à garantir les privilèges des juifs. Mais des
foules chrétiennes ont attaqué les temples païens
et ont parfois agi de même avec les synagogues. Non sans
être influencées par certaines interprétations du
Nouveau Testament au sujet du peuple juif dans son ensemble. «
Dans le monde chrétien - je ne dis pas de la part de
l'Église en tant que telle -, des interprétations
erronées et injustes au sujet du peuple juif et sa
prétendue culpabilité ont circulé depuis trop
longtemps engendrant des sentiments d'hostilité envers ce
peuple 8. » De telles interprétations du Nouveau
Testament ont été définitivement rejetées
par le deuxième concile du Vatican 9.
Malgré l'enseignement chrétien de l'amour pour tous,
même pour ses ennemis, la mentalité prédominante
à travers les siècles a pénalisé les
minorités et ceux qui étaient de quelque manière
que ce soit « différents ». Les sentiments
d'antijudaïsme chez certains chrétiens et le fossé
qui existait entre l'Église et le peuple juif ont conduit
à une discrimination généralisée qui a
abouti parfois aux expulsions ou aux tentatives de conversions
forcées. Dans une grande partie du monde chrétien, et
jusqu'à la fin du XVIle siècle, ceux qui
n'étaient pas chrétiens n'ont pas toujours joui d'un
statut juridique entièrement garanti. Malgré ce fait,
les juifs sont restés attachés à leurs
traditions religieuses et à leurs coutumes communautaires
partout dans le monde chrétien. Par conséquent, ils
étaient l'objet de suspicion et de méfiance. En
période de crise comme les famines, les guerres, les
épidémies et les tensions sociales, la minorité
juive était parfois prise comme bouc émissaire et
devenait la victime de violences, de pillages et même de
massacres.
À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX'
les juifs en général avaient acquis un statut
égal à celui des autres citoyens dans la plupart des
États et certains d'entre eux occupaient des positions
influentes dans la société. Mais dans ce même
contexte historique, notamment au XIX' siècle,
s'établit un nationalisme faux et exacerbé. Dans un
climat de changements sociaux mouvementés, les juifs furent
souvent accusés d'exercer une influence
disproportionnée à leur nombre. Ainsi a commencé
a se propager à différents degrés à
travers l'Europe, un antijudaïsme qui était dans son
essence plus sociologique que religieux.
En même temps ont commencé à apparaître
des théories qui niaient l'unité de la race humaine en
affirmant une diversité originelle des races. Au XXe
siècle, le nationalsocialisme en Allemagne a utilisé
ces idées comme base pseudo-scientifique pour faire une
distinction entre les soidisant races nordiques -aryennes et les
races supposées inférieures. En outre, une forme
extrémiste de nationalisme fut favorisée en Allemagne
par la défaite de 1918 et les conditions exigeantes
imposées par les vainqueurs. Ce qui eut pour
conséquence que beaucoup trouvèrent dans le
national-socialisme une solution au problème de leur pays et
coopérèrent politiquement avec ce mouvement.
L'Église en Allemagne répliqua en condamnant le
racisme. La condamnation apparut d'abord dans la prédication
de quelques membres du clergé, dans l'enseignement des
évêques catholiques et les écrits de certains
journalistes catholiques laïcs. Déjà en
février et mars 1931, le cardinal Bertram de Breslau, le
cardinal Faulhaber et les évêques de Bavière, les
évêques de la province de Cologne et ceux de la province
de Fribourg avaient publié des lettres pastorales condamnant
le national-socialisme, avec son idolâtrie de la race et de
l'État 10. Les célèbres sermons de l'avent du
cardinal Faulhaber de 1933, l'année même de
l'arrivée au pouvoir du national-socialisme, auxquels
assistèrent non seulement des catholiques mais aussi des
protestants et des juifs, exprimaient clairement le rejet de la
propagande antisémite nazie 11. À la suite de la nuit
de Cristal, Bernhard Lichtenberg, prévôt de la
cathédrale de Berlin, disait des prières publiques pour
les juifs. Il mourut plus tard à Dachau et a été
déclaré bienheureux.
Le pape Pie XI condamna lui aussi le racisme nazi de façon
solennelle dans son encyclique Mit brennender Sorge 12, qui fut lue
dans les églises allemandes le dimanche de la Passion 1937,
une étape qui eut pour conséquence des attaques et des
sanctions contre des membres du clergé. S'adressant à
un groupe de pèlerins belges, le 6 septembre 1938, Pie XI
affirma : « L'antisémitisme est inacceptable,
spirituellement, nous sommes tous des sémites 13. » Pie
XII, dans sa toute première encyclique Summi pontificatus 14
du 20 octobre 1939, mit en garde contre les théories qui
niaient l'unité de la race humaine et contre la
déification de l'État, qu'il voyait comme menant
à une vraie « heure de ténèbres 15 ».
IV. L'antisémitistne nazi et la
Shoah
Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer la différence qui existe
entre l'antisémitisme, fondé sur des théories
contraires à l'enseignement constant de l'Église sur
l'unité de la race humaine et sur l'égale
dignité de tous les peuples et races, et les sentiments
traditionnels de méfiance et d'hostilité que nous
appelons antijudaïsme, dont des chrétiens ont
été coupables, malheureusement.
L'idéologie national-socialiste est allée encore
au-delà, en ce sens qu'elle a refusé de
reconnaître toute réalité transcendante comme
source de vie et critère du bien moral. En conséquence,
un groupe humain, et l'État avec lequel il s'était
identifié, s'est arrogé un statut absolu et a
décidé de supprimer l'existence même du peuple
juif, un peuple appelé à témoigner du Dieu
unique et de la Loi de l'alliance. Au niveau de la réflexion
théologique, nous ne pouvons pas ignorer le fait que bien des
membres du parti nazi non seulement montrèrent une aversion
pour l'idée de divine providence à l'oeuvre dans les
affaires humaines, mais encore donnèrent des preuves de haine
caractérisées, dirigée contre Dieu
lui-même. Logiquement, une telle attitude conduisit
également à un rejet du christianisme, et à un
désir de voir l'Église détruite ou du moins
assujettie aux intérêts de l'État nazi. C'est
cette idéologie extrême qui fut à la base des
mesures prises d'abord pour chasser les juifs de leurs foyers et
ensuite pour les exterminer.
La Shoah a été le fruit d'un régime moderne
tout à fait néo-païen. Son antisémitisme
avait ses racines en dehors du christianisme et, en poursuivant ses
objectifs, le nazisme n'hésita pas à s'opposer à
l'Église et à persécuter également ses
membres. Mais il est possible de se demander si la persécution
nazie des juifs n'a pas été facilitée par les
préjugés antijuifs enracinés dans quelques
esprits et coeurs chrétiens. Est-ce que le sentiment antijuif
parmi les chrétiens les rendit moins sensibles, ou même
indifférents, aux persécutions lancées contre
les juifs par le national-socialisme lorsqu'il prit le pouvoir ?
Toute réponse à cette question doit Prendre en
compte le fait que nous traitons ici de l'histoire des attitudes et
de manières de penser, qui sont sujettes à de multiples
influences. De plus, beaucoup de personnes étaient tout
à fait ignorantes de la « solution finale » rendue
effective contre un peuple tout entier ; d'autres avaient peur pour
eux-mêmes et pour leurs proches ; certains tirèrent
profit de la situation, et d'autres encore furent menés par
l'envie. Les réponses devraient être données au
cas par cas. Pour ce faire, il est cependant nécessaire de
savoir ce qui a précisément motivé les personnes
dans une situation déterminée.
Tout d'abord, les dirigeants du III' Reich cherchèrent
à expulser les juifs. Malheureusement, les gouvernements de
certains pays occidentaux de tradition chrétienne, y compris
d'Amérique du Nord et du Sud, furent plus qu'hésitants
à ouvrir leurs frontières aux juifs
persécutés. Même s'ils ne pouvaient
prévoir jusqu'où les hiérarchies nazies iraient
dans leurs intentions criminelles, les dirigeants de ces nations
étaient conscients des épreuves et des dangers auxquels
étaient exposés les juifs vivant dans les territoires
du Ille Reich. La fermeture des frontières à
l'émigration juive dans de telles circonstances, qu'elle soit
due à une hostilité antijuive ou au soupçon,
à la lâcheté politique, à un manque de
perspicacité politique ou à la suffisance nationale,
pèse lourdement sur la conscience des autorités en
question. Dans les pays où les nazis entreprirent des
déportations de masse, la brutalité qui entourait les
mouvements forcés de personnes démunies aurait dû
laisser supposer le pire. Les chrétiens apportèrent-ils
tout le secours possible à ces êtres
persécutés, et en particulier aux juifs
persécutés ?
Beaucoup le firent, mais d'autres non. Ceux qui aidèrent
à sauver la vie de juifs, autant que cela était en leur
pouvoir, jusqu'à mettre en péril leur propre vie, ne
doivent pas être oubliés. Durant et après la
guerre, les communautés juives et leurs chefs
exprimèrent leurs remerciements pour tout ce qui avait
été fait pour eux, y compris ce que le pape Pie XII 16
fit personnellement ou par l'intermédiaire de ses
représentants pour sauver des centaines de milliers de vies
juives. Beaucoup d'évêques catholiques, de
prêtres, de religieux et de laïcs ont été
honorés pour cette raison par l'État d'Israël.
Cependant, comme le pape Jean-Paul Il l'a reconnu, à
côté de tant d'hommes et de femmes courageux, la
résistance spirituelle et l'action concrètes d'autres
chrétiens n'ont pas été à la hauteur de
ce que l'on aurait pu espérer de la part de disciples du
Christ. Nous ne pouvons pas savoir le nombre de chrétiens des
pays occupés ou régis par le pouvoir nazi ou leurs
alliés, qui furent scandalisés par la disparition de
leurs voisins juifs et ne furent néanmoins pas suffisamment
forts pour élever des voix de protestation. Pour les
chrétiens, cette lourde charge de conscience de leurs
frères et soeurs durant la Seconde Guerre mondiale doit
être un appel à la repentance 17.
Nous regrettons profondément les erreurs et les
défaillances de ces fils et filles de l'Église. Nous
faisons notre ce qui est dit dans la déclaration du concile
Vatican II, Nostra aetate, qui affirme sans ambiguïté :
« L'Église, [...] attentive a son patrimoine commun avec
les juifs et poussée par l'amour spirituel de
l'Évangile et non par des considérations politiques,
regrette vivement, la haine, les persécutions et les
manifestations d'antisémitisme dirigées contre les
juifs en tout temps et de toute source 18. »
Nous rappelons et reprenons à notre compte les paroles que
le pape Jean-Paul Il adressa aux chefs des communautés juives
de Strasbourg en 1988 : « je répète une nouvelle
fois avec vous, la plus ferme condamnation de l'antisémitisme
et du racisme qui sont opposes aux principes du christianisme 19.
» L'Église catholique, par conséquent,
répudie toute persécution contre tout peuple ou groupe
humain de quelque lieu et quelque temps que ce soit. Elle condamne
absolument toutes les formes de génocide, aussi bien que les
idéologies racistes qui les suscitent. Revenant sur ce
siècle, nous sommes profondément attristés par
la violence qu'ont subie des groupes entiers de peuples et de
nations. Nous nous rappelons en particulier le massacre des
Arméniens, les innombrables victimes en Ukraine dans les
années 1930, le génocide des Gitans, qui fut
également le résultat d'idées racistes, et de
semblables tragédies qui eurent lieu en Amérique, en
Afrique et dans les Balkans. Nous n'oublions pas non plus les
millions de victimes de l'idéologie totalitaire en Union
Soviétique, en Chine, au Cambodge et ailleurs. Nous n'oublions
pas encore le drame du Moyen-Orient dont les éléments
sont bien connus. Au moment même où nous menons cette
réflexion, « de nombreux êtres humains sont encore
victimes de leurs frères 20. ».
V. Regardant ensemble vers un futur commun
Pour ce qui concerne l'avenir des relations entre juifs et
chrétiens, nous appelons, en premier lieu, nos frères
et [29] soeurs catholiques a renouveler leur conscience des racines
hébraïques de leur foi. Nous leur demandons de garder
à l'esprit que jésus était un descendant de
David ; que la Vierge Marie et les apôtres appartenaient au
peuple juif ; que l'Église tire substance de la racine de ce
bon olivier sur lequel se sont greffées les branches sauvages
des païens (cf. Rm 11, 17-24) ; que les juifs sont nos
frères bien-aimeés, et à vrai dire, en un
certain sens, qu'ils sont nos « frères aînés
21 ».
À la fin de ce millénaire, l'Église
catholique désire exprimer sa profonde douleur devant la
défaillance de ses fils et de ses filles de tout âge.
Ceci est un acte de repentance (teshouva), puisque, comme membres de
l'Église, nous sommes liés aux péchés
aussi bien qu'aux mérites de tous ses enfants. L'Église
approche avec un profond respect et une grande compassion
l'expérience d'extermination, la Shoah, subie par le peuple
juif durant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas là de
simples mots, mais au contraire un engagement qui nous lie pour
l'avenir : « Nous risquerions de faire mourir à nouveau
les victimes des morts les plus atroces si nous n'avions pas un
ardent désir de justice, si nous ne nous engagions pas
nous-mêmes, chacun selon ses capacités, de
manière que le mal ne l'emporte pas sur le bien, comme ce fut
le cas pour des millions de fils du peuple juif [ ... 1.
L'humanité ne peut permettre que cela se reproduise 22. »
Nous prions afin que notre douleur devant la tragédie que
le peuple juif a subie dans notre siècle débouche sur
[une relation nouvelle avec le peuple juif. Nous souhaitons
transformer la conscience des péchés passés en
une ferme résolution à construire un avenir nouveau
où il n'y aura plus d'antijudaïsme parmi les
chrétiens ou de sentiment antichrétien parmi les juifs,
mais plutôt un respect mutuel partagé, comme il convient
à ceux qui adorent l'unique créateur et Seigneur, et
ont un père commun dans la foi, Abraham.
Enfin, nous invitons tous les hommes et femmes de bonne
volonté à réfléchir profondément
sur la signification de la Shoah. Les victimes depuis leur tombeau et
les survivants à travers le vif témoignage de ce dont
ils ont souffert sont devenus une voix retentissante appelant
l'attention de toute l'humanité. Se souvenir de cette terrible
expérience, c'est devenir pleinement conscient de
l'avertissement salutaire qu'il engendre. On ne peut plus permettre
que la graine empoisonnée de l'antijudaïsme et de
l'antisémitisme prenne racine dans le coeur humain.
NOTES
1. Jean-Paul II, Lettre apostolique Tertio millennio adveniente,
10 novembre 1994, n. 33 .
2. Jean-Paul II, Allocution à la synagogue de Rome, 13
avril 1986 (D.C., n' 1917 [1986], p. 433) .
3. Jean-Paul II, Prière de l'Angelus, 11 juin 1995
Insegnamenti, 18/1, 1995, 1712) .
4. Jean-Paul II, Allocution aux responsables de la
communauté juive de Budapest, 18 août 1991 (D.C., n'
2035 [19911, p. 837) .
5. Jean-Paul II, Encyclique Centesimus Annus, 1er mai 1991 .
6. Jean-Paul Il, Allocution aux délégués des
conférences épiscopales pour les relations avec le
judaïsme, 6 mars 1982 (D.C., n' 1827 [1982], p. 339).
7. Cf. Commission du Saint-Siège pour les relations avec le
judaïsme, Notes pour une présentation correcte des juifs
et du judaïsme dans la prédication et la
catéchèse de l'Église catholique, 24 juin 1985
(D.C., n' 2171 [1997], P. 1003) .
8. Jean-Paul Il, Discours au symposium sur les racines de
l'antijudaïsme, n. 1, 31 octobre 1997 (D. C., 94 [1997], p.
1003) .
9. Cf. Concile Vatican II, Nostra aetate, n. 4 .
10. Cf. B. Statiewski (éd.), Actes des évêques
allemands sur la situation de l'Église, 1933-1945, vol. 1,
appendice (Mayence) .
11. Cf. L. Volk, L'épiscopat bavarois et le
national-socialisme, 1930-1934, Mayence, 1966, p. 170-174 .
12. L'encyclique est datée du 14 mars 1937 (D.C., t.
XXXVII, n' 837 [19371, col. 901) .
13. D.C., t. XXIX (1938), col. 1460 .
14. AAS 31 (1939), p. 413-453 .
15. Ibid., p. 449 .
16. La sagesse de la diplomatie du pape Pie XII fut officiellement
reconnue à différentes reprises par des organisations
et des personnalités juives. Ainsi, le 7 septembre 1945, le Dr
Joseph Nathan qui représentait la Commission
hébaïique italienne déclara: « Tout d'abord, nous adressons un respectueux hommage
de reconnaissance au Souverain Pontife et aux religieuses et
religieux qui, en exécutant les directives du
Saint-Père, ont reconnu les persécutés comme des
frères et, avec dévouement et abnégation, ont
apporté leur concours intelligent et efficace pour nous
secourir, sans tenir compte des terribles dangers auxquels ils
s'exposaient » (L'Osservatore Romano, 8 septembre 1945,
p. 2). Le 21 septembre de la même année, Pie XII
reçut en audience le Dr A. Léo Kubowitzki,
secrétaire général du Congrès juif
mondial, qui présenta au « Saint-Père, au nom de
l'union des communautés israélites, les remerciements les plus chaleureux pour l'action
accomplie par l'Église catholique, en faveur de la population
juive dans toute l'Europe pendant la guerre »
(L'Osservatore Romano, 23 septembre 1945, p. 1). Le jeudi 29 novembre
1945, le pape rencontra environ quatre-vingts
délégués de réfugiés juifs venant
de divers camps de concentration d'Allemagne, qui exprimèrent
« leur grand honneur de pouvoir remercier personnellement le
Saint-Père, pour sa générosité envers
ceux qui furent persécutés durant la période
nazi-fasciste » (L'Osservatore Romano, 30 novembre 1945, p. 1).
En 1958, à la mort du pape Pie XII, Golda Meir adressa un
message éloquent: « Nous prenons part à la douleur
de l'humanité. Quand l'effrayant martyre atteignit notre
peuple, la voix du Pape s'est
élevée en faveur des victimes. La vie de notre
temps s'est enrichie grâce à cette voix forte,
s'exprimant sur les grandes vérités morales par-dessus
le tumulte du conflit quotidien. Nous pleurons un grand serviteur de la paix. »
17. Cf. Jean-Paul II, Allocution au nouvel ambassadeur de la
République fédérale d'Allemagne, 8 novembre 1990
(AAS, 83 [19911, p. 587-588) .
18. Op. cit., n. 4 .
19. Allocution aux responsables des communautés juives,
Strasbourg, 9 octobre 1988 (D.C., n' 1971 [19881, p. 1027) .
20. Jean-Paul II, Allocution au corps diplomatique, 15 janvier
1994 (D.C., n' 2088 [19941, p. 153) .
21. Jean-Paul II, Déclaration à la synagogue de
Rome, 13 avril 1986 (D.C., n' 1917 [19861, p. 433) .
22. Jean-Paul II, Allocution à l'occasion de la
commémoration de la Shoah, 7 avril 1994 (D.C., n' 2094 [19941,
p. 452
Le 16 mars 1988 Cardinal Edward Idris CASSIDY,
président
Monseigneur Pierre DUPREY, vice-président Monseigneur Remi
HOECKMANN o.p., secrétaire
Traduction du père Dujardin et de l'éditeur.
CENTURION/CERF1998 © Bayard Éditions, 1998 3, rue
Bayard, 75008 Paris ISBN 2-227-91122-0