Homme à la personnalité complexe et apôtre infatigable, le "bon Père de Terre Sainte", comme on le désignait à son premier séjour au Québec en 1881, devenu pour nous le "bon Père Frédéric", a été béatifié par Jean-Paul II le 25 septembre 1988. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'Église catholique au Canada connaissait, grâce à l'immigration et à la natalité élevée des canadiens-français, un essor incroyable: érection de nouveaux évêchés, sept Conciles provinciaux à Québec (de 1851 à 1886), un Concile plénier (Québec 1909). En même temps la colonie nouvellement dotée d'une structure juridique fédérative (Acte de l'Amérique du Nord britannique 1867) se développait elle aussi rapidement. Dans cette Église en pleine ébullition où les conflits, acerbes parfois, n'étaient pas absents (ultramontains et libéraux, par exemple), le "bon Père Frédéric" a su capter le goût de nouvelles expressions de la foi et proposer le message évangélique dans toute son âpreté.
Des Flandres aux rives du Saint-Laurent
Frédéric Jansoone (qu'on appellera souvent dans les documents officiels Frédéric de Ghyvelde) naît le 9 novembre 1838 à Ghyvelde dans les Flandres françaises tout près de la Belgique. Dernier enfant d'un couple remarié (un veuf et une veuve), il est le quatrième enfant vivant de ce couple qui ensemble à leur mariage avait déjà sept autres enfants. Le foyer était imbibé de vie religieuse. Sa mère lisait des livres de spiritualité à haute voix en famille pendant le Carême comme c'était l'usage dans ce coin très catholique de la France. A dix ans, il perd son père Piere-Antoine qui meurt d'un cancer d'estomac le 13 janvier 1848. Malgré tout, en 1852, il peut commencer ses Humanités (études secondaires) au collège d'Hazebrouck alors que son frère Pierre commence sa philosophie au Grand Séminaire de Cambrai. En 1856, il devient commis-voyageur dans le textile à Estaires ayant dû arrêter ses études pour aider sa mère. A la mort de celle-ci, le 5 mai 1861, il a 23 ans. Il décide de terminer ses études, puis il entre en juin 1864 chez les Franciscains Observants qu'il a connus par le Tiers-Ordre. Il vivra "une lutte et des hésitations sans fin" au cours de ces années de décision, confie-t-il à sa soeur Victoire et à son frère Jean-Baptiste. Il est ordonné prêtre le 17 août 1870.
Jusqu'a son arrivée en Terre Sainte en 1876, il exerce divers ministères: aumônier militaire (quelques mois), sous-maître des novices à Branday; supérieur à Bordeaux, maison qu'il avait fondée avec deux autres confrères en 1871; prédication. Après son installation en Terre Sainte où les susceptibilités nationales causent toutes sortes de différends, il accepte finalement, en 1878, le poste de Vicaire Custodial qu'il occupe jusqu'en 1888. C'est pendant ce temps qu'il fait un bref séjour au Québec, en 1881-1882, invité par l'abbé Provencher, curé de Cap-Rouge près de Québec. Sa retraite prêchée à l'église de Jacques-Cartier, alors église des Congréganistes de la paroisse St-Roch à la Basse-Ville de Québec, est restée célèbre. Mgr Taschereau n'ayant pas apprécié certaines remarques du "bon Père de Terre Sainte" sur le "libéralisme", c'est plutôt à Trois-Rivières, grâce à l'abbé Luc Désilets, curé au Cap-de-la-Madeleine et vicaire général, qu'il décide d'établir le Commissariat de Terre Sainte. Celui-ci ne verra le jour qu'en 1888.
Avec le retour au Québec du Père Frédéric, le 13 juin 1888, une période de grand rayonnement spirituel et apostolique commence: prédications nombreuses aux Tertiaires et à divers groupes au Cap-de-la-Madeleine, au sanctuaire de la Réparation à Pointe-aux-Trembles à Montréal, chez les Franciscaines Missionnaires de Marie à Québec et dans toute la province; articles pour les Annales du Très Saint Rosaire et la Revue eucharistique, mariale et antonienne qu'il avait fondées et de nombreuses revues populaires de piété; livres d'édification comme La vie de Notre-Seigneur et la Vie de Saint François; gestion, direction et financement du Commissariat de Terre Sainte; soutien et implication directe dans le développement des pèlerinages au sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap-de-la-Madeleine. Quelque temps après le jubilé d'or de sa profession religieuse, le Père Frédéric que son estomac fragile avait contraint toute sa vie à un menu surprenant parfois pour son entourage est emporté par un cancer d'estomac comme son père. C'était le 4 août 1916.
Physionomie spirituelle
La béatification du Père Frédéric a officiellement reconnu chez lui les signes d'une sainteté qui s'est épanouie dans une personnalité controversée par moments. Certains de ses confrères portaient des jugements sévères sur leur "bon Père". Ses attitudes, ses réticences, ses comportements les intriguaient. Par ailleurs, les foules le vénéraient et son apostolat marqué d'un élan peu commun était toujours motivé par le désir sincère de "la gloire de Dieu".
Est-il possible d'aller au coeur de ce que fut l'itinéraire spirituel du "bon Père", de pénétrer un peu ce mystère de la rencontre de Dieu qui s'offre à la liberté d'un être qui répond avec ce qu'il est: éducation, caractère, façons de voir?
La "figure calme, amaigrie et austère" du Père Frédéric, ses habitudes de vie, son vêtement renvoyaient immanquablement les interlocuteurs à François d'Assise: un François d'Assise dans le goût du XIXe siècle perçu avant tout dans sa rigueur, son détachement et son ascèse. C'était d'ailleurs cette tradition d'un franciscanisme fidèle à sa pureté primitive qui avait attiré le jeune Frédéric chez les Franciscains de la branche espagnole des Observants restaurés en France par le Père Aréso (la province française avait été érigée en 1860). L'annaliste du couvent des soeurs de Jésus-Marie à Québec note, en 1881, que le dîner du Père a consisté "dans une assiette de soupe et une pomme de terre", qu'"il jeûne tous les jours depuis qu'il est à Québec, ce qui fait trois semaines". "Il ne s'est pas encore couché dans un lit, ajoute-t-elle, mais il prend son repos sur le plancher". Imitation de François d'Assise dans son dénuement, mais aussi dans son acceptation inconditionnelle de la volonté de Dieu. Ce côté austère de la physionomie spirituelle du Père Frédéric à son époque a sans cesse suscité autour de lui des commentaires en général admiratifs, même si certains de ses confrères, parfois, y voyaient un souci d'édifier trop poussé. Cette imitation d'un François d'Assise tel que perçu dans la tradition des Observants a inspiré toute la vie du Père Frédéric. Il s'y est tenu fermement. La fidélité un peu rigide à son modèle ne doit pas nous cacher le chemin intérieur que le Père Frédéric a parcouru vers un abandon de plus en plus vécu au Seigneur.
L'histoire de ce chemin intérieur, de son itinéraire spirituel personnel est jalonnée de "passages", de "crises" dont la nature nous échappe en partie: moments de dépression, santé délabrée, périodes de repos (jusqu'à un an en 1884), retraite à l'écart... N'est-ce pas à travers ces temps de "nuits" que le Seigneur vient lui-même prendre de plus en plus l'initiative dans la vie de cet homme plein de ressources, réalisateur et organisateur? Mystère d'un chemin où petit à petit il apprend à céder, jusqu'au centre de lui-même, à l'appel insistant de son "Seigneur et Maître" dans un combat sans cesse repris, dans une tension spirituelle bienfaisante et dans le mouvement de "nuits" intérieures purifiantes.
Cette esquisse de la physionomie spirituelle du Père Frédéric mériterait d'être poursuivie en parcourant avec un regard neuf l'abondante documentation disponible. Sa sainteté n'en apparaîtrait que plus actuelle.
Missionnaire de l'Évangile
On ne cernerait pas correctement la physionomie spirituelle du Père Frédéric si on la séparait de son apostolat. En effet, il a exercé ses dons de diplomate, d'écrivain, de prédicateur, de solliciteur de fonds dans un esprit qu'aujourd'hui on qualifie volontiers "d'esprit missionnaire", consacré tout entier à l'annonce de la Bonne Nouvelle du salut.
Ses méthodes "missionnaires" sont pour une grande partie périmées pour nous, mais on ne peut s'empêcher d'y reconnaître ce qu'aujourd'hui on cherche avec insistance: la créativité, l'adaptation aux personnes visées, la puissance évocatrice, la proclamation de la Seigneurie de Jésus, le radicalisme évangélique. A travers ses marathons de prédication ( 20 heures presque d'affilée à Montréal en 1896), à travers les dévotions proposées (indulgence de la Portioncule, chemin de croix en plein air, cordon de saint François, pèlerinages à Notre-Dame-du-Cap, consécration à Marie Reine du T.S.Rosaire, vénération pour Notre-Dame des Sept Douleurs), à travers les reliques de Terre Sainte, à travers ses écrits de piété, ses directoires pour le Tiers-Ordre franciscain, c'est toujours le même souci de rejoindre les gens dans l'annonce du mystère du Christ Mort et Ressuscité qui le guide
Dans une Église qui marque toute la vie du peuple canadien-français de cette époque, il apporte un vent évangélique imprégné du souvenir de la terre de Jésus. Il se fait l'apôtre d'une dévotion tendre pour la personne même de Jésus. Cette orientation concrète de l'annonce de l'évangile était bien faite pour toucher des gens à la foi simple et en même temps elle invitait à un radicalisme qui ne peut jamais être dissocié de l'évangile. L'appel à la conversion a retenti dans la bouche du Père Frédéric avec une force convaincante à l'exemple de Saint Léonard de Port-Maurice (1676-1751) qu'il admirait et dont la prédication l'a inspiré.
Conclusion
Le Père Frédéric représente bien cette spiritualité de la renaissance catholique du milieu du XIXe siècle fondée sur les confréries, sur la prédication visant la conversion et sur la fidélité aux obligations de la religion. Il a trouvé au Québec de son temps, dans une Église prenant de plus en plus le caractère qu'on lui connaîtra jusqu'en 1960, un milieu ardent et réceptif à cette spiritualité. Celle-ci comme sa pastorale veut raffermir et stimuler la foi catholique et susciter une pratique rigoureuse de la religion. L'originalité du Père Frédéric restera d'avoir donné jusqu'au bout le témoignage de la primauté du surnaturel et du spirituel ardemment défendue et annoncée à des milliers de gens dans un langage populaire et avec des moyens qui les rejoignaient et les nourrissaient. Cette primauté du spirituel vécue à l'école de François d'Assise a imprégné ses comportements, au point où à la fin de sa vie on reconnaissait en lui ces fruits de l'Esprit qui font les saints, comme le faisait ce brave citoyen de St-Pierre-de-Broughton dans le diocèse de Québec qui l'appelait tout bonnement le "saint Père" devant le cardinal Bégin, archevêque de Québec, qui aimait raconter cet épisode.
Le "bon Père Frédéric", un des "saints des années 1900" nous invite par l'accueil à celui qui seul est Saint à devenir nous aussi des reflets de Sa sainteté, des "saints de l'an 2000".