Cet essai sans prétention m’a été
inspiré en partie par l’Année jubilaire qui a été décrétée par le cardinal
Ouellet le 25 septembre dernier pour célébrer en 2008 le 300e
anniversaire du décès de François de Laval le 6 mai 1708 et le 350e
anniversaire de son ordination épiscopale comme vicaire apostolique de la
Nouvelle-France le 8 décembre 1658. Cette Année jubilaire François de Laval 2008
s’inscrira dans le cadre des Fêtes du 400e anniversaire de Québec. Le
comité organisateur de l’Année jubilaire veut durant cette année-là revisiter
et rajeunir l’image de François de Laval en insistant sur l’audace apostolique
d’un jeune évêque de 36 ans qui part comme missionnaire dans des terres
inconnues, qui y passera cinquante ans en service pastoral et où il s’éteindra
à l’âge vénérable de 85 ans.
Cette occasion conjuguée à des recherches que j’avais
entreprises en 1981 pour un article de la revue Communio
où je tentais de brosser les articulations de la spiritualité vécue par le
bienheureux François de Laval, béatifié le 20 juin 1980 par le pape Jean-Paul
II, recherches que j’ai reprises dans un
article de la revue Cap-aux-Diamants
et dans mon livre sur François de Laval dans la collection L’expérience
de Dieu
dirigée par Fernand Ouellet m’a incité à relire l’itinéraire spirituel de
François de Laval et à en proposer une interprétation nouvelle au risque de
bousculer des images anciennes et bien ancrées.
Introduction
Le jeune évêque de 36 ans qui
débarquait à Québec le 16 juin 1659 portait en lui une maturité spirituelle
déjà remarquable. Lors d’une conférence du Père Alexandre de Rhodes à Paris en
1652 où celui-ci présentait son travail missionnaire en Asie du sud-est, François
de Laval avait littéralement été subjugué ainsi que quelques amis auxquels il
restera lié toute sa vie. Ce serait une trop longue histoire de les suivre un à
un. Il suffit pour notre propos de
savoir que François de Laval se signalait par son ardeur au point où
c’est sur lui que se fixa le choix de la Congrégation « De Propaganda Fide »
comme vicaire apostolique au Tonkin en 1653 sous les recommandations entre
autres de saint Vincent de Paul.
Le jeune homme de 30 ans alors n’eut rien de plus pressé que de se préparer à
ce ministère. Comment le faire ? Ses contacts le menèrent à fréquenter un
groupe guidé par un laïc à Caen en Normandie, Monsieur Jean de Bernières-Louvigny
qu’il fréquenta de 1654 à 1658. Ces années furent au dire de son premier biographe,
Bertrand de La Tour, une initiation et un apprentissage spirituels qui le
marquèrent pour toute sa vie.
Pendant cette période, la situation politique et les tracasseries de
tous genres retardaient son départ. Finalement, le 3 juin 1658, la Congrégation
« De Propaganda Fide » par l’intermédiaire d’Anne d’Autriche et
de concert avec le roi Louis XIV demanda au jeune François d’accepter de se
diriger vers la Nouvelle-France où les jésuites, missionnaires avant tout, désiraient
qu’un évêque et des prêtres diocésains prennent en charge le service pastoral
des gens établis sur place : colons, marchands, commerçants, militaires et
communautés religieuses féminines.
François de Laval issu du Collège
de La Flèche
fondé par Henri IV en 1604 après le retour des jésuites en France l’année
précédente leur paraissait le candidat idéal. Il était imprégné de l’esprit qui
animait la Compagnie de Jésus, ouvert aux tendances nouvelles et solidement
formé en philosophie et en théologie qu’il avait étudiées au Collège de
Clermont à Paris. Que faire devant cette demande ? François se décida tout
de go : « Servir en Asie ou en Nouvelle-France » qu’importait,
puisque l’appel venait de la même source.
Disponible, il reçut l’ordination
épiscopale le 8 décembre 1658 dans une chapelle aujourd’hui disparue de
l’Abbaye St-Germain-des-Prés à Paris et il
s’embarqua pour Québec le 12 avril 1659.
C’est à partir de ce point de
départ où on rencontre un homme encore jeune rempli de rêves et d’audace évangélique
ayant déjà acquis une forte identité spirituelle que nous proposerons une
lecture nouvelle de son itinéraire spirituel. François de Laval a été mêlé à tant
de questions controversées, de querelles même, que celles-ci ont retenu
longuement l’attention des historiens. Son itinéraire personnel de croyant n’a
pas suscité le même intérêt. À la décharge des historiens qui ont précédé, il faut dire que François de Laval ne leur a
pas rendu la tâche facile. Les traces de ses grâces personnelles sont peu nombreuses
quoique très éclairantes. Les écrits spirituels sont minimes si on le compare à
ceux de sa contemporaine Marie de l’Incarnation.
D’où la question qui m’a habité
tout au long de ma réflexion préparatoire à cet exposé : faut-il réserver
la vie mystique et les états mystiques aux écrivains mystiques ? Pourquoi
le bienheureux François de Laval ne ferait pas partie de la famille des
mystiques chrétiens ? En effet, le baptisé doit-il choisir entre « être
mystique » et « être un ou une mystique » ? De là le titre de cet
exposé : François de Laval : pasteur et mystique. Essayons de suivre
avec les moyens que nous avons un itinéraire mystérieux où un sujet mystique émerge
et se constitue.
Notre parcours se fera en trois
temps. Nous commencerons par situer le chemin de « désappropriation »
qu’a suivi François de Laval, chemin essentiel à l’émergence d’un sujet
mystique, puis en second lieu nous verrons apparaître et se consolider ce sujet
mystique chez François de Laval à travers un « pur abandon » qui a toutes
les caractéristiques d’un passage aux états mystiques plus élevés et, enfin,
nous verrons le bien-fondé de cette nouvelle lecture de l’itinéraire spirituel
de François de Laval qui nous posera la question de l’appel à la vie mystique.
1.0 Le chemin de la
« désappropriation »
Les
auteurs anciens devant les détachements, les déracinements et les purifications
qu’ils observaient chez François de Laval les ont lus sur le registre de
l’ascèse, de la mortification, de l’austérité. Ils n’en ont retenu, hélas! que
le caractère moral sans voir que leur
signification pouvait se lire sur un autre registre : celui du
déracinement nécessaire au passage aux états mystiques, celui des purifications
actives et passives du sens et de l’esprit pour reprendre le vocabulaire de
Jean de la Croix et de l’école carmélitaine de spiritualité.
1.1 Le mouvement
essentiel à l’émergence d’un sujet mystique
Comment se fait l’émergence
d’un sujet mystique? D’après les écrivains mystiques, le développement d’une
expérience mystique débute par un détachement des biens sensibles puis des
biens intelligibles et se caractérise principalement par le retournement
(conversion) vers Dieu, avec lequel la personne souhaite s'unir par les liens
de la charité dans l’ « union d’amour » qui est une union de
volontés où tout ce que Dieu veut la personne le veut sans conditions. Pour
ce cheminement fait de « nuits » et de « purifications »
qui préparent la réception de cette « grâce » de vivre sa relation à
Dieu sous le mode mystique les étapes sont nombreuses. Thérèse d’Avila les
décrit sous la forme de « Demeures » en employant l’image du « Château
intérieur », tandis que Marie de l’Incarnation les nomme « États
d’oraison ». Les moments d'intensité, reliés très souvent à une conversion
ou à une découverte de Dieu, ressemblent à première vue à des
« expériences mystiques » mais ils n'en sont pas encore. Ils sont des
étapes préparatoires. Le passage à la sphère mystique, selon tous les maîtres
spirituels chrétiens, survient toujours après une période plus ou moins longue
de « nuits » ou de « purifications ». L'expérience
mystique, dans ce sens, est un aboutissement et non un point de départ.
L'union transformante ou
l’union d’amour désirée par la personne en cheminement n'est effective que si
la foi et la charité sont à la base de ce désir de la personne qui espère la
venue de ce don, de cette grâce. Ainsi, la vie contemplative et la vie
apostolique sont l'une et l'autre des voies par lesquelles la grâce de Dieu
peut opérer et aboutir à l'expérience mystique.
L’expérience mystique comme
toute expérience spirituelle suit donc un développement fait de passages, de
« nuits » et il n’y a pas de modèle unique. Ainsi, certaines
descriptions qui placent telle ou telle étape avant telle autre ne se vérifient
pas dans tous les cas. Nous en avons un bel exemple dans l’itinéraire mystique
de Marie de l’Incarnation qui ne respecte pas les descriptions que donne saint
Jean de la Croix. En effet, par deux fois après avoir vécu la grâce du
« mariage spirituel », Marie de l’Incarnation expérimente des
« purifications » ou des « nuits » passives, alors
que dans le schéma de saint Jean de la Croix, celles-ci devraient normalement
précéder le « mariage spirituel ».
Ce
chemin de purifications n’a pas été épargné à François de Laval. Permettez-moi
d’en tracer maintenant le parcours inspiré par la désappropriation.
1.2 Le parcours de François de Laval
François de Laval situe
la désappropriation sur un plan moral et psychologique d'abord. C'est l'abnégation de soi-même selon
l'Évangile, mais dans une perspective de partage et de soutien fraternel. En
effet, même si François de Laval nous a livré peu de choses sur son expérience
intérieure, il ne semble pas exagéré de dire que le chemin de la
désappropriation lui a permis, au témoignage de la bienheureuse Marie de
l’Incarnation, de parvenir à un "sublime degré d'oraison"[12].
Pour François de Laval
la désappropriation ne réside pas seulement dans ses aspects restrictifs et
privatifs. Elle ouvre un espace de liberté pour le partage et le soutien
mutuel. C'est pour cette raison même que François de Laval va insister sur la
mise en commun des ressources et des biens pour les prêtres de son
Séminaire. Bertrand de Latour rapporte
ces propos de M. des Maizerets, second supérieur du Séminaire, qui disait que:
"le prélat ne faisait rien de considérable que de concert avec nous
tous. Nos biens étaient communs avec les
siens. Je n'ai jamais vu faire parmi
nous aucune distinction du pauvre et du riche, ni examiner la naissance et la
condition de personne, nous regardant tous comme frères"[13].
La désappropriation
implique donc toujours un partage matériel en vue de la communion
fraternelle. C'est le sens profond de la
donation de ses biens au Séminaire que fit François de Laval en 1680. Il voulait "que tout le clergé ne fit
qu'une famille" et qu'on ne se départisse jamais "de la
désappropriation qui laisse tout en commun entre les mains du supérieur"[14].
Cependant, bien entendu, la désappropriation garde toujours un caractère de
détachement ascétique. Elle entraîne, en
effet, certaines restrictions et certains renoncements que le bienheureux
François de Laval n'a pas fuis. Le frère Houssart qui fut au service de Mgr de
Laval pendant les vingt dernières années de sa vie se plaît à énumérer les
pratiques concrètes de pénitence du vieil évêque[15].
Mais au-delà de ces
pratiques, il y a un esprit de dénuement évangélique que François de Laval et
les ecclésiastiques qu'il amène avec lui à Québec en 1659 avaient en
commun. Ils avaient été formés à l'école
de Monsieur de Bernières à Caen et ils "portèrent dans le Nouveau-Monde
l'esprit qu'ils y avaient pris", dit le premier biographe du bienheureux
François de Laval, Bertrand de Latour[16].
Celui-ci parle d'un "grand système de désappropriation" et donne six
maximes spirituelles qui en sont la base.
Elles se ramènent à celle-ci: "Nous n'avons pas de meilleur ami que
Jésus-Christ. Suivons tous ses conseils,
surtout ceux de l'humiliation et de la désappropriation du coeur"[17].
Dans cette perspective,
la désappropriation ne se limite pas à son côté ascétique, elle porte en
elle-même un jugement de valeur sur la relativité du créé caractéristique du
cheminement mystique.
Monsieur de Bernières avait donné par écrit à ce qu'il appelait l'Ermitage de
Québec ou les frères du Canada des règles dont la première se lit comme suit:
"Dieu est notre centre et notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non
seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la
créature au Créateur, séparés par le péché et l'affection aux choses
créées. La vie n'est qu'un passage pour
arriver à cette heureuse fin. Les
Chrétiens ne doivent avoir d'autre objet que de s'écouler en Dieu, comme les
fleuves dans la mer. C'est la vérité
fondamentale dont nous devons être fortement persuadés et pénétrés d'une
manière active"[19].
On ne peut mieux exprimer ce jugement de valeur sur la relativité du créé. Au
sortir d'une maladie qui avait failli l'emporter, François de Laval réaffirme à
son ami Henri-Marie Boudon (1624-1702) la conviction profonde qui sous-tend son
expérience de Dieu lorsqu'il écrit : "C'est en cet état qu'on reconnaît la
vérité qu'il n'y a que Dieu seul et que tout le reste n'est rien qu'un pur
néant"[20].
Le bienheureux François
de Laval a tenu toute sa vie à vivre un détachement prononcé qui allait bien
avec son tempérament, mais c'était aussi la conscience très vive de la grandeur
de Dieu qui habitait cette attitude. Pourquoi ne pas y voir l’entrée
progressive dans une voie mystique à laquelle, après bien des purifications, il
s’abandonnera totalement?
Dès son arrivée, Marie
de l'Incarnation, à Québec depuis déjà vingt ans, l'avait bien perçu. Elle écrivait à son fils le 17 septembre
1660: "[Mgr notre Prélat] est infatigable au travail; c'est bien l'homme du monde le plus austère
et le plus détaché des biens de ce monde (...) il est mort à tout cela"[21]. Le jeune évêque est déjà sur un chemin où la
grâce de Dieu pourra se manifester de façon particulière. Le terrain est propice
à l’émergence d’un sujet mystique.
Poursuivant dans cette
ligne d’interprétation, pouvons-nous aller plus loin et reconnaître le passage
au mode mystique qui assure non seulement l’émergence d’un sujet, mais qui le
confirme et l’établit dans cet état de façon permanente? Voilà maintenant la
question à laquelle je vais tenter d’apporter quelques réponses.
2.0 Un abandon
mystique ?
D’entrée de jeu, il faut constater
que dans le cas de François de Laval le passage immédiat aux états mystiques stables
se fait dans un itinéraire de service. Comment alors peut se constituer le
sujet mystique ? Voilà une question que se posait, il y plusieurs années,
le Père Louis Lochet dans un livre où il montrait que l’itinéraire mystique
décrit par Jean de la Croix s’applique totalement à celui de l’apôtre et que
les nuits passives notamment sont le passage obligé de tout apôtre après un
certain nombre d’années sur le terrain
.
En effet, écrit Louis Lochet,
l’apôtre ou le pasteur est confronté tôt ou tard au dilemme suivant : ou
il continue de bâtir avec ses moyens humains un monde meilleur ou il accepte de
laisser de côté tous ses appuis humains. Devant ce dilemme, il peut se caser ou
s’activer, mais il peut aussi passer à une phase où il abandonne la direction de
tout au Seigneur.
2.1 L’abandon à Dieu
de François de Laval
L’abandon de l’apôtre n’est pas
sans résonances existentielles (psychologiques, affectives, spirituelles et
intellectuelles). Cet abandon se prépare de longue main dans des nuits liées au
ministère ou au travail apostolique et impose une restructuration de toute la
personne. C’est ce mouvement que je qualifie de mystique. François de Laval l’a
vécu de la façon suivante : profondément imprégné de l’esprit d’abandon
depuis son séjour à Caen où il se situe dans la tendance mystique du « pur
abandon », du « Dieu seul », il développe cette attitude dans de
multiples choix où il accepte les revirements de sa carrière. Qu’en est-il
alors de son « intérieur » ? Peu de traces. Mais il y en a
quelques-unes qui sont des plus parlantes. Permettez-moi d’en citer l’une ou
l’autre.
Dans
les principaux événements de sa vie, François de Laval recherche promptement
leur signification spirituelle soit pour son oeuvre pastorale, soit dans son
itinéraire spirituel personnel. Il s'en
ouvre à son ami Henri-Marie Boudon auquel il écrit en 1677: "Tout ce que
la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas
sitôt les effets. Il y a bien des années
que la Providence conduit cette Église, et nous par conséquent, par des voies
fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il
ne nous importe"[23].
"Il
y a longtemps que Dieu me fait la grâce de regarder tout ce qui m'arrive en
cette vie comme un effet de sa providence"[24]. Le "fond de l'âme" du bienheureux
François de Laval émerge avec beauté dans cette phrase qui est des plus
révélatrices de son expérience spirituelle. Il l'a laissé tomber dans une
lettre au P. de la Chaize en 1687 au moment où, démissionnaire, il sollicitait
du Roi la permission de revenir au Canada.
Devant
le refus du Roi de le laisser partir pour le Canada en 1687 il écrira: "Il
est bien juste ... que nous ne vivions
que de la vie du pur abandon en tout ce qui regarde au dedans comme au
dehors"[25]. Je reviendrai sur ce texte un peu plus loin.
Et
devant des tensions qui se font jour entre le Séminaire et le nouvel évêque,
Mgr de St-Vallier, l'évêque démissionnaire retenu à Paris se confie ainsi
durant l'automne 1689 à M. Milon du Séminaire des Missions-Étrangères de Paris:
"La Providence de Dieu, qui vous inspire de prendre avec tant de bonté
part à notre peine et à nos intérêts, nous oblige plus particulièrement de nous
abandonner entièrement à son adorable conduite et y mettre toute notre
confiance"[26]. Et il continue: "Vous jugerez bien, mon
cher Monsieur, que s'il y a eu jamais une croix amère pour moi, c'est celle-ci,
puisque c'est l'endroit où j'ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire
le renversement du Séminaire, que j'ai toujours considéré, comme en effet qu'il
l'est, comme l'unique soutien de cette Église et tout le bien qui s'y fait (
... ). Mais au milieu de toutes ces
agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour
détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour
édifier. Nous n'avons qu'à lui être
fidèles et le laisser faire"[27].
Rappelons
ici, à titre d'exemple, les difficultés causées par son successeur, les deux
incendies du Séminaire (en 1701 et 1705), les infirmités dont il a été affligé
pendant les vingt dernières années de sa vie.
Après
le premier incendie du Séminaire en 1701, le supérieur de Paris témoignera de
la constance qu'ont montrée "nos Messieurs du Canada" et
"surtout Mgr l'ancien Évêque, qui a vu de ses yeux son ouvrage de quarante
ans détruit en peu d'heures, en bénissant Dieu sans verser une larme ni jeter
un soupir, quoiqu'il soit âgé de quatre-vingts ans"[28].
À
mesure que Mgr de Laval avance en âge, les fruits d'une ouverture amoureuse à
la volonté de Dieu à travers les événements se manifestent dans une constance,
une patience et un abandon qui grandissent.
Où se situe le passage à l’abandon mystique?
Force nous est de le supposer puisque les écrits n’en font
pas de mention explicite. Il me semble que dans la ligne de l’itinéraire que je
viens de décrire, le passage s’est fait de façon expérimentale lors des
difficultés avec son successeur et avec le Roi au moment de sa démission qui
l’amènent à tout remettre à Dieu et à abandonner tout appui humain. Voir
détruire son œuvre et se voir refuser la permission de revenir en
Nouvelle-France seront pour lui l’occasion d’une remise à Dieu dans la foi pure
et d’un abandon sans retour possible comme dans le cas du mariage spirituel.
L’obscurité et la nuit accompagneront cet abandon, mais ne le remettront jamais
en question.
Je vous cite un des plus beaux textes de François de Laval où
cet état d’âme se révèle avec éclat. Il s’agit d’une lettre écrite aux
directeurs du Séminaire, la communauté de prêtres qu’il avait fondée en 1663.
Il s’ouvre le cœur à ceux-ci qui étaient sa famille spirituelle et qu’il
regardait comme ses frères. Cette lettre est datée du 9 juin 1687. Mgr de Laval
a alors 64 ans et il venait de recevoir la nouvelle que le Roi lui interdisait
de revenir en Nouvelle-France comme il le souhaitait « pour avoir la
consolation de mourir dans le sein de mon Église ».
Je n'eus pas plus tôt reçu ma sentence que Notre-Seigneur me
fit la grâce de me donner les sentiments d'aller devant le Très [Saint-]
Sacrement lui faire un sacrifice de tous mes désirs et de ce qui m'est de plus
cher en ce inonde. Je commençai en faisant amende honorable à la justice de
Dieu, qui me voulait faire la miséricorde de reconnaître que c'était par un juste
châtiment de mes péchés et infidélités que la Providence me privait de la
bénédiction de retourner dans un lieu où je l'avais tant offensé, et je lui
dis, ce me semble de bon coeur et en esprit d'humiliation, ce que le
grand-prêtre Héli dit lorsque Samuel lui déclara de la part de Dieu ce qui lui
devait arriver: « Dominus est, quod bonum est in oculis suis faciat ».
Mais comme la bonté de Notre-Seigneur ne rejette point un
coeur contrit et humilié et que humiliat et sublevat, il me fit connaître que
c'était la plus grande grâce qu'il me pouvait faire que de me donner part aux
états qu'il a voulu porter en Sa vie et en sa mort pour notre amour, en action
de grâces de laquelle je dis un Te Deum avec un coeur rempli de joie et de
consolation au fond de l'âme, car pour la partie inférieure, elle est laissée
dans l'amertume qu'elle doit porter.
C'est une blessure et une plaie qui sera difficile à guérir
et qui apparemment durera jusqu'à la mort, à moins qu'il ne plaise à la divine
Providence, qui dispose des coeurs comme il lui plaît, apporter quelque
changement à l'état des affaires. Ce sera quand il lui plaira et comme il lui
plaira, sans que les créatures puissent s'y opposer, n'étant en pouvoir de
faire que ce qu'elle leur permettra. Il est bien juste cependant que nous demeurions
perdus à nous-mêmes et que nous ne vivions que de la vie du pur abandon en tout
ce qui nous regarde au dedans comme au dehors.
Et il continue plus loin :
Quoi qu'il en soit, c'est de la main de Notre-Seigneur et de
sa sainte Mère que nous devons tout recevoir comme une grâce bien spéciale, et
je puis dire pour moi la plus grande et la plus précieuse que j'aie encore
reçue de ma vie. Priez-les que j'en fasse un saint usage et j'espère néanmoins
qu'ils me feront la miséricorde de mourir en Canada, quoique j'aie bien mérité
d'être privé de cette consolation. Verumtamen non mea sed Dei voluntas fiat. Je
possède sur cela par sa bonté infinie une paix profonde dans le fond de l'âme.
2.2 L’empreinte
mystique permanente dans le sujet
La question maintenant se pose pour François de Laval comme
pour tout chrétien dont on reconnaît la qualité de
l’expérience commune de vie chrétienne : son abandon prend-il
véritablement une couleur mystique? L’expérience mystique est-elle hors de
portée dans l’itinéraire d’un pasteur?
Une
première réponse se situe dans le cadre du dynamisme inhérent à l’expérience
chrétienne dont la charité-agapè est l’essentiel incontournable. Le progrès
spirituel n’a pas de limite de ce point de vue et ainsi les plus hauts degrés
de charité sont accessibles à tous. C’est la vocation universelle à la sainteté
que François de Sales prônait et que le Concile Vatican II a mis en lumière
dans le chapitre V de la Constitution sur l’Église. La sainteté n’est pas la mystique et nombre
de saints et saintes ne semblent pas avoir connu les états mystiques. Leur vie
s’est déroulée dans l’exercice constant des vertus chrétiennes, dans le souci
des autres et dans la fidélité à la prière sans les remous et les nuits qui se
rencontrent dans un itinéraire mystique.
Ceci
étant dit, pourquoi limiter l’appel à la vie mystique à un groupe à part?
Pourquoi en faire une catégorie de baptisés distincte? Reconnaissant la
gratuité de la grâce de Dieu et les limites de nos perceptions, il faut se dire
que la voie mystique est possible pour tous. C’est pourquoi, je tenterai dans
ce deuxième point de montrer la naissance du sujet mystique chez François de
Laval en utilisant les signes que Jean de la Croix utilise dans ses écrits.
Il y a trois signes qui figurent dans la Montée du Carmel
et qui sont repris dans un ordre différent dans la Nuit
obscure. Après un bref rappel, j’en ferai une application à
l’itinéraire spirituel de François de Laval.
Jean
de la Croix indique un passage majeur qui transforme les attitudes, les désirs
et les attentes au moment il parle de l’entrée dans les « nuits
passives » caractéristiques des étapes mystiques que Thérèse d’Avila situe
à partir des quatrièmes Demeures. Ce mode nouveau où « Dieu met la
main » se caractérise par un détachement des façons anciennes et humaines
de vivre la relation à Dieu au profit d’un « mode divin » où se joue
le tout pour le tout et où l’issue devant laquelle se trouve le sujet est la
« foi pure ». Tous les appuis humains, toutes les ressources de
l’intelligence (de l’entendement, de l’esprit) et toutes celles des désirs (des
tendances, de l’appétit) deviennent inutiles et il ne reste que le saut dans
l’inconnu de la « foi pure ».
Cette
remise totale à Dieu, à l’Époux dira la mystique sponsale, engendre à travers
maints bouleversements et adaptations un abandon mystique où toute la personne
est prise et impliquée à tous les niveaux de son être et de ses facultés. Le
corps y est même engagé de plein fouet et les descriptions d’une Thérèse d’Avila
ou d’une Marie de l’Incarnation nous en donne un tableau saisissant.
Comment
reconnaître qu’une personne arrive à cet état nouveau dans son cheminement
spirituel? Reprenons les trois signes de Jean de la Croix: la difficulté
de s’adonner à la méditation méthodique, un certain affaissement psychologique
où se manifeste une lassitude et même une forme de dégoût et enfin une
sollicitude amoureuse envers Dieu. Les signes que décrit Jean de la Croix proviennent de son expérience et
de ses observations personnelles. Ils ne sont pas des absolus, mais des
critères de discernement. Ils demandent à être complétés par des signes plus
généraux comme, par exemple, le critère de la charité fraternelle et les fruits
de l'Esprit : bonté, joie, amour, longanimité, etc. (Ga 5, 25). En utilisant
ces signes, on doit faire attention à leur présence simultanée, à leur
concomitance, et être sensible au fait qu'ils peuvent apparaître dans des
ordres différents, notamment les deux premiers. Jean de la Croix lui-même ne
les présente pas dans le même ordre selon qu'il s'adresse aux «progressants» ou
aux «commençants». Ainsi dans La nuit obscure
où il se place du point de vue du cheminement dans l'oraison et où il s'adresse
aux « progressants », c'est au niveau de l'impuissance à méditer que l'entrée
dans les voies de la contemplation va commencer par se manifester. Tandis que
dans La montée du Carmel où il s'adresse aux « commençants » et où il
adopte un regard plus global s'intéressant non seulement au cheminement dans
l'oraison mais au cheminement de toute la personne dans la « refonte » de ses
tendances (la partie sensitive – les sens – l'affectivité) et de son
entendement (la partie spirituelle – l'esprit – la connaissance), il met en
tête de liste le «manque de goût» pour le créé.
Si
nous tentons d’appliquer à François de Laval ces trois signes, nous sommes en
manque d’indices vérifiables pour les deux premiers hormis le témoignage de
Marie de l’Incarnation cité plus haut qui affirmait que Mgr de Laval était
rendu à « un sublime degré supérieur d’oraison ».
Concernant la lassitude de tout, même de son ministère, nous n’en avons pas de
traces, ce qui ne l’exclut pas pour autant.
Cependant,
le signe le plus important pour Jean de la Croix, celui de la sollicitude
amoureuse envers Dieu, s’impose avec force. Il est suffisant pour marquer cette
entrée dans le « pur abandon » où tout est remis à Dieu sans
conditions et sans retour.
Ce troisième signe est beaucoup
plus sûr que les deux premiers qui ne sont pas toujours faciles à discerner et
à lire. Il s'agit ici de s'en remettre à Dieu avec amour sans se préoccuper du
reste. Cette « sollicitude amoureuse » est comme une présence à Dieu
qui en donne une connaissance générale, une perception globale qui inspire
toute la vie, qui donne une vigueur dans l'agir, dans l'engagement. C'est le
signe qu'on voit le plus chez les gens qui mènent une vie active dans une
profession, dans une famille etc., ou qui se consacrent à la pastorale ou à
l'apostolat. Il est facilement perçu par l'entourage.
Comme
on l’a vu plus haut, François de Laval a été sans cesse sur le qui-vive sur ce
terrain. L’itinéraire spirituel d’un pasteur le confronte à tout moment à des
choix pastoraux qui ont un retentissement important dans le sujet. Les quelques
textes que j’ai cités l’illustrent à merveille. Le moment que j’ai identifié
comme le seuil irréversible de la consolidation d’un sujet mystique, celui de
1687, ne peut à lui seul rendre compte du statut de ce sujet naissant, mais il
illustre à coup sûr, l’apparition d’un état stable dans lequel l’évêque
démissionnaire vivra le reste de ses jours.
Pourquoi ne
pas rappeler ici le mot de Bernard Lonergan, pour qui la
réponse à la question « qui parle? » est « la vie parle ». En
effet, on pourrait peut-être appliquer au type
de situation que je viens de décrire, le concept d’« incarnate
meaning », la « signification incarnée », qu’a
développé le Père Lonergan. Dans un
article de la revue Science et Esprit.
Pierre Robert la décrit ainsi :
Spontanément,
on identifie le sens au sens des paroles, d'un écrit, d'un texte, celui qui est
porté par le langage. Mais il y a d'autres façons de porter un sens, ainsi les
gestes spontanés de l'intersubjectivité, l'art, le symbole et enfin la
signification incarnée…Ainsi y a-t-il un certain type de sens qui est constitué
par les gestes décisifs, par le sens d'une vie. La signification se trouve
alors dans ces gestes eux-mêmes et dans la trajectoire suivie. Elle est alors
plus pleine et concrète; ainsi est-elle dite incarnée. En ce sens, on dira que
« la vie parle », que tel geste est particulièrement significatif,
qu'il est révélateur. Et plus quelqu'un a cherché à vivre un idéal, plus il a
fait ses choix et orienté sa vie en fonction d'un dessein, plus alors cette vie
se trouve à incarner un sens. La signification s'accroît avec l'engagement
comme, à rebours, une vie laissée à la dérive est menacée d'insignifiance.
La
question se pose maintenant du statut de cet état dans la multitude des états
mystiques décrits par les écrivains mystiques. C’est ce que nous allons voir
dans la dernière partie de cet exposé en commençant par cerner de plus près le
terrain de la mystique et ensuite en proposant une interprétation adaptée à un
itinéraire comme celui de François de Laval qui ne peut être classé parmi les écrivains/écrivaines mystiques.
3.0 Bien-fondé de cette relecture de l’itinéraire
spirituel de François de Laval
Commençons
par rappeler les sens du mot mystique.
3.1 Les sens du mot
mystique
Le sens premier du mot réfère
à ce qui est secret, caché (même famille que « mystère »). Dans le
grec profane, l'acception la plus ancienne et commune du mot mystikos n'a jamais que ce sens général de
« caché », « secret ». Il ne désigne jamais une expérience
spirituelle. Il a toujours un « sens objectif ». On l'a employé
surtout dans les religions à mystères. Certains chercheurs font dériver le mot
« mystique » du verbe myeô qui a donné « muet » et dont la
racine signifie fermer, parce que les initiés aux mystères devaient garder pour
eux ce qu'ils connaissaient et fermer la bouche[35].
Ainsi, le mot « mystique »
employé comme adjectif en vient à
signifier l'effort de quelqu'un qui cherche la présence de Dieu. L'attention se
porte alors sur la personne, sur le sujet qui découvre la présence cachée de
Dieu dans sa vie, qui essaie de déceler la présence du Christ à travers les
Écritures et la liturgie, et le mot « mystique » en vient à désigner
petit à petit « l'expérience intérieure de
la possession de Dieu ». C'est sur ce « sens subjectif »
qu'insiste Denys l’Aréopagite au VIe siècle lorsque, dans sa
théologie « mystique », il développe une voie
« apophatique » ou « négative » de connaissance de Dieu qui
est au-delà de toute vision, de toute connaissance. Pour Denys l’Aréopagite,
une théologie « mystique » nous renvoie à la personne elle-même dans
sa quête de Dieu, et, par-dessus tout à « la connaissance du Dieu
mystérieux », c'est-à-dire une connaissance de Dieu non pas tel que nous
le définissent les enseignements des théologiens de métier, mais une connaissance
de Dieu tel qu'il se manifeste de façon indéfinissable dans l'expérience des
personnes individuelles.
Ce sens profond s'est maintenu
par la suite chez de nombreux écrivains chrétiens. Dans les traces de Denys
l’Aréopagite, on parlera volontiers de « connaissance mystique »,
« d'amour mystique », de « vie mystique », etc.
Au XVIe siècle, il
se produit un pas important. L'adjectif « mystique » commence à être
employé comme substantif. On ne parle plus seulement d'une « théologie
mystique », d'une « lecture mystique » de l'Écriture, d'une
« vie mystique », mais « d'un mystique » ou « d'une
mystique ». Cela fait une énorme différence et amène à créer de plus en
plus une classe de chrétiens qui serait à part. Il se produit comme un
durcissement de l'aspect subjectif déjà présent dans l'usage ancien. On en
vient insensiblement à « séparer le sujet de l'objet », pourrait-on
dire. Cette coupure et cette brisure, tout en développant l'attention au
langage qui exprime l'expérience mystique, a aussi contribué à mettre le focus
sur les « phénomènes mystérieux ou extraordinaires » qui accompagnent
parfois l’expérience mystique. On en vient même à réduire l'expérience mystique
à ces derniers, au XIXe siècle notamment. Les
« mystiques » deviennent un vaste champ de recherche, de terrain
d'observation à partir des phénomènes extraordinaires observables comme
extases, lévitations etc.
En résumé, l’expérience
mystique, dans la tradition chrétienne, désigne simultanément la grâce
elle-même que Dieu fait à une personne, le contenu de celle-ci (les réalités
surnaturelles de la foi), la conscience qu'on peut en avoir, et le mode de
présence de Dieu.
3.2 Mystique et écrivains/écrivaines
mystiques
Mais comment reconnaître la
naissance et le développement de cette expérience à nulle autre pareille dont
témoignent les textes mystiques? Voilà la question qui se pose. Une façon
courante de faire ce repérage c’est d’investiguer les récits des personnes et
leurs témoignages, notamment concernant leur cheminement dans les voies de la
prière. L’interprète de l’expérience alors sera le dire et le langage puisqu’en
elle-même l’expérience a un caractère indicible, ineffable.
La question du dire et du langage est-elle
essentielle à l’expérience mystique ? Certains le pensent. Joseph Beaude
exprime cette constatation de façon imagée en écrivant : « La mystique
n'est pas une spécialité d'écrivains. Mais elle rend écrivains ceux qu'elle
pousse à devoir dire[36] ».
Ainsi chez la personne qui jouit d'une expérience de type
mystique, les mots, les similitudes, les images quoique inaptes à dire la
réalité deviennent un canal privilégié pour communiquer quelque chose de ce qui
est expérimenté par la personne. Autre chose est d’avoir l’expérience, de la
percevoir et de pouvoir l’expliquer constate Thérèse d’Avila et elle s’en
explique longuement au chapitre XII de sa Vie Chez
le lecteur et l'observateur le langage deviendra une merveilleuse clef pour
s'introduire dans le champ de la mystique.
Qu’en est est-il lorsque cette clef fait défaut ?
Jean de la Croix tout en partageant cette conviction que les
traces de l’expérience mystique prennent forme dans le dire et le langage
principalement constate que ces traces peuvent aussi prendre la forme de ce
qu’il appelle des « effets d’amour ».
En effet, commentant pour Anne de Jésus les strophes
poétiques du Cantique spirituel, il note dans le prologue de son commentaire
qu’il se gardera de réduire les images, les similitudes et les comparaisons
utilisées « à un sens qui ne conviendrait pas à ce que chacun peut
apprécier. Ainsi, tout en en donnant jusqu'à un certain point
l'explication, je demande qu'on ne se croie pas tenu de s'y attacher [38]».
Et il ajoute cette phrase riche d’expérience et qui touche
directement notre propos : « En effet, la sagesse mystique qui
opère par l'amour – et c'est d'elle qu'il est question dans ce
chant – n'a pas besoin pour produire dans l'âme ses effets d'amour d'être
entendue d'une manière distincte. Il en va d'elle comme de la foi, qui nous
fait aimer Dieu sans le comprendre[39] ».
C’est ce constat de Jean de la Croix qui nous ouvre une porte
sur une autre façon de reconnaître l’irruption du Tout Autre dans une vie. En
effet, que dire de ces personnes où transparaissent les « effets
d’amour » ? Sans être des mystiques, ne pourraient-elles pas
être mystiques ?
3.3 Mystique et
sainteté
Pour
répondre à cette question, il faut prendre soin de rappeler que mystique et
sainteté ne sont pas identiques, ni coextensifs : la sainteté ne s'identifie pas à la
mystique, mais les mystiques sont souvent de grands saints. Il reste que
l’expérience mystique chrétienne ne peut se dissocier du dynamisme du baptême, puisque
le dynamisme du baptême n’a pas de frontière.
Si nous nous plaçons sur
le terrain de l’expérience chrétienne, il faut tenir fermement à la continuité
de l’expérience chrétienne commune avec l’expérience mystique vécue par un
baptisé. C’est pourquoi, j’ai toujours apprécié une distinction que le Père
André Ravier proposait dans la Mystique et les mystiques. La
distinction du Père Ravier permet de respecter l’éventail des états mystiques
sans enlever à l’expérience commune toute sa densité et sa richesse. La
solution du Père Ravier est simple. Tout en marquant la continuité entre
l’expérience chrétienne commune et l’expérience mystique, ce qui fait de tout
baptisé un mystique en puissance, qu’il appelle la mystique « ordinaire »,
il fait place aux écrits mystiques qui témoignent selon lui d’un chemin qu’il
appelle « trans-ordinaire ». Ces mystiques écrivains perçoivent et
expliquent par un dire « quelle que soit la forme de cette
parole, musicale, discursive, orale ou poétique »[41] la grâce offerte à
tous qu’ils ont accueillie dans la foi.
Ainsi,
en empruntant les catégories du Père Ravier, on dirait que François de Laval
est amené sur les sentiers d’une vie mystique « ordinaire » par
opposition à une vie mystique « trans-ordinaire » qui émane à travers
les écrivains mystiques.
François de Laval n’est pas un écrivain mystique comme Marie
de l’Incarnation, il est simplement un de ces baptisés qui croit que Dieu est
avec lui et en lui et, par grâce, il a conscience d'une communion avec lui. Il
a la révélation perceptible d'une présence. Il anticipe d'une certaine façon ce
que sera la rencontre avec Dieu dans la gloire du ciel. Il vit une union de
Personne à personne unique que racontent les mystiques sous des images comme
celle du mariage spirituel. Il expérimente dans ses facultés et dans con corps
même la rencontre entre deux êtres mus par un même désir. On pourrait lui
appliquer ce que le Père Louis Roy, professeur au Boston College, écrit de la
conscience mystique qui permet de voir Dieu en toutes choses et toutes choses
en Dieu, et de s'engager dans la société avec une motivation et un détachement
plus respectueux de la nature et des humains.
Ainsi, sans enlever rien aux
écrivains et écrivaines mystiques, force nous est de reconnaître qu’un grand
nombre de baptisés et baptisées font la rencontre de Personne à personne dans
l’union d’amour sans pouvoir l’exprimer ou en l’exprimant bien pauvrement et
tout à fait occasionnellement.
Pourquoi, la mystique ne
serait-elle pas ouverte à tous ?
Pourquoi pas ? Il en va de la
vérité du choix de vie à la suite de Jésus Christ. Fermer les sommets de la vie mystique à la
cohorte des sans noms et des sans voix ne peut rendre compte de l’universalité
de l’appel à la rencontre personnelle avec le Bien-Aimé, Celui en qui le Père a
mis tout son amour. « Depuis le jour où je suis descendu sur lui avec mon
Esprit au sommet du Thabor, en prononçant ces paroles : ‘Celui-ci est mon Fils
bien-aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances, écoutez-le’ (Mt 17, 5),
j’ai mis fin à tout autre enseignement, à toute autre réponse, je les lui ai
confiés. Écoutez-le car je n’ai plus rien à révéler, plus rien à manifester…Si
tu souhaites que je te découvre des choses cachées…jette seulement les yeux sur
lui et tu trouveras renfermés en lui de très profonds mystères, une sagesse et
des merveilles de Dieu suivant cette parole de mon Apôtre ‘En lui qui est le
Fils de Dieu sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de
Dieu’ »
écrit Jean de la Croix dans un des plus beaux chapitres de la Montée du Carmel (Livre 2, chapitre 22) dont on lit un
extrait à l’Office des lectures le jour de sa fête le 14 décembre.
Le Père de Lubac dans sa préface au livre La mystique et les mystiques se range dans le même camp
lorsqu’il écrit :
La mystique
chrétienne est dans la logique de la vie de foi. Elle se nourrit d'autre chose
que d'elle-même. Elle reçoit le mystère, non pour être professé des lèvres, ou
pour être compris de la seule intelligence, mais, au sens propre pour être
vécu. [Elle] fait passer le mystère du plan de l'instruction religieuse à celui
de la vie intérieure.
Un fait raconté par Carlo Carretto
à propos de la vie contemplative me revient à l’esprit. À un moine visiteur qui
voyait les novices travaillant aux champs et qui demandait à Carlo
Carretto : « Explique-moi une chose, comment est-il possible de
parler de contemplation lorsque ces jeunes gens reviennent, le dos rompu par la
fatigue, après huit heures de travail, comment est-il possible de
contempler ? », celui-ci répondait :
On
ne pourrait donc contempler que dans le silence de ton monastère, dans tes
corridors calmes et pacifiques ! Alors les pauvres mamans ne peuvent
devenir contemplatives… ? Et le mineur qui sort de la mine avec un mal de
tête ne pourra être un contemplatif ? S’il en était ainsi Dieu ne serait
pas juste, Un Dieu de ce genre ne m’intéresserait pas, un Dieu qui n’aimerait
pas les pauvres, les paysans, les mineurs, qui n’accorderait pas la
contemplation à une pauvre maman… Je voudrais savoir comment tu contemples,
toi. J’ai l’impression que tu ne contemples rien parce que tu me poses cette
question, parce que tu ne sais même plus ce qu’est la nature de la
contemplation. La contemplation n’est pas un acte intellectuel, elle est un
acte d’amour.
Pourquoi n’en serait-il pas ainsi
de la grâce de l’union mystique ? Un Dieu qui ne se laisse goûter que par
ceux et celles qui peuvent le comprendre et le dire ne m’intéresse pas. Un Dieu
lié à mes mots pour ses visites sans paroles, n’est pas le Dieu de
Jésus-Christ. Un Dieu enfermé dans les réduits du cosmos et des facultés
humaines, n’est pas le Tout Autre, l’Indicible.
On le voit, faire place aux
mystiques sans nom n’enlève rien aux écrivains/écrivaines mystiques. Au
contraire, c’est reconnaître la puissance sans limites de la grâce de Dieu dans
une vie sans états extraordinaires, au ras de la vie courante et totalement
imbibée de la présence/absence du Tout Autre.
Oui, François de Laval a été
mystique, même s’il n’a pas été un mystique. Être mystique ou être un
mystique ? La question ne se pose pas dans un itinéraire de sainteté
chrétienne. C’est l’appel à la sainteté qui est premier et celle-ci est ouverte
à tous. Vatican II a rappelé avec à propos que la sainteté chrétienne « s'exprime
différemment en chacun de ceux qui, dans la conduite de leur vie, parviennent
en édifiant le prochain, à la perfection de la charité ». La vocation mystique, partie intégrante de
l’expérience chrétienne commune, ne se transforme en itinéraire mystique
personnel où l’émergence d’un sujet mystique apparaît que par grâce
particulière. Certaines dispositions naturelles peuvent favoriser cette
émergence, mais elle survient, elle advient comme un don que le sujet n’a pas
recherché, qu’il reçoit et accueille dans la foi. Sa vie concrète n’est pas
changée, mais elle devient pour lui ou pour elle un lieu de rencontre du Dieu Autre qui blesse
et comble en même temps que le critère de vérification d’une sainteté qui se
manifeste dans les fruits de charité et de service. « Si je n’ai pas la
charité je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit… La charité
prend patience… Elle excuse tout… La charité ne passe jamais... Maintenant demeurent
foi, espérance et charité, mais la plus grande d’entre elles c’est la charité ».
Conclusion
Loin de moi la prétention de vous
avoir présenté le véritable itinéraire spirituel de François de Laval. Je n’ai
fait que dire ce qui est présent en moi de cet itinéraire inaccessible, car
comme l’écrit saint Augustin au livre XI des Confessions:
« …tout récit vrai du passé fait sortir de la mémoire non point les
événements passés tels quels, mais des mots conçus d'après les images imprimées
dans l'esprit comme des traces lors de leur passage le long des sens. ».
La lecture de la vie des
saints, la célébration de leur souvenir, la réminiscence de leurs actions, la
vénération de leurs restes etc. apportent beaucoup, mais elles ne suffisent pas
à les rendre actuels. Je me dois d’entrer dans un processus de relecture
spirituelle. Ce processus m'invite à suivre un chemin où se déploie la
dynamique du sujet-interprétant qui reçoit et recueille à travers des traces de
l'expérience passée quelque chose du non-dit, de l’indicible, un "je ne sais quoi", un murmure de la
Source. Lorsque je rappelle la vie de François de Laval (1623-1708) ou de Marie
de l'Incarnation (1599-1672), ou de Marguerite Bourgeoys (1620-1700) ou de Jean
de Brébeuf (1593-1649), je puis en dessiner les contours dans l'espace et dans
le temps, mais je n'ai là que les traces d'un ailleurs qui reste sans cesse
ouvert pour moi, sujet-interprétant.
La question
de l'actualité d'une expérience spirituelle d'un saint ou d'une sainte nous
renvoie non seulement à lui ou elle, mais elle enclenche un processus de
"réception" en nous. C'est le "sujet-lecteur" qui fait l'actualité
de l'histoire d'une vie, d'un saint, d'une sainte, d'un itinéraire spirituel
passé mais redevenu présent sous une forme autre.
La mémoire
est la condition même de l'actualité de la présence de nos devanciers. C'est à
partir de la relecture des traces laissées qu'un visage de saint ou de sainte
se dégage avec plus ou moins de netteté pour nous. Ce visage varie comme
peuvent varier les représentations picturales. Les statues et images de Thérèse
de l'Enfant-Jésus en sont une très bonne illustration. Elles ne se présentent
pas comme les photographies d'elle que nous avons, elles les interprètent selon
telle ou telle aspect d’elle. Et que
dire de l’art de l’icône ? Ces variations du visage des saints et des saintes
conditionnent leur actualité. Pas de variations, pas de relectures, absence
d'actualité, traces perdues, saints et saintes ignorés et laissés dans l'oubli.
La mémoire ne serait-ce pas selon un mot paradoxal qu’on prête à Fernand
Dumont « se souvenir d’où l’on s’en va ».
Il n'y a pas
de mémoire sans agir, sans que nous ne nous disions quelque chose de nous-mêmes
dans les réalisations, les joies, les peines, les inquiétudes, et les
questionnements de notre vie. C’est ce que j’ai essayé de faire bien
modestement dans cette conférence. Le souvenir de François de Laval ne fait
donc pas que célébrer des faits de sa vie, il "reçoit" maintenant et
"raconte" dans notre aujourd'hui ce que, grâce à lui et à sa suite,
nous pouvons et voulons être: des témoins de l'Évangile et des disciples de
Jésus. Oui! « se souvenir d’où l’on
s’en va ».
***
Hermann Giguère, ptre, p.h.
Supérieur général du Séminaire de Québec et professeur associé à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l'Université Laval
14 octobre 2006