Manon Jutras. Les amateurs de vélo connaissent bien ce nom, tout comme la réputation qui s'y rattache. Les profanes, eux, ne peuvent ignorer ceux de Lyne Bessette ou de Geneviève Jeanson. Mais ils doivent savoir que nombre de leurs victoires, aussi éclatantes soient-elles, sont susceptibles de cacher le travail acharné d'une athlète hors pair, d'une générosité et d'une humilité désarmantes. Ce que signifie le travail d'équipe ? Manon Jutras le sait.
Pour nous, Québécois moyens, c'est l'hiver. Pire que l'hiver, c'est février, le mois qui nous laisse croire chaque année que la saison froide est là pour rester, qu'elle nous collera à la peau jusqu'à la fin des temps. Pour nous donc, c'est l'hiver. Mais pas pour Manon Jutras. Pour elle, c'est la saison du vélo qui commence. Elle ne connaît d'ailleurs que deux saisons : celle du vélo et celle de l'entraînement.
C'est du reste la raison pour laquelle elle a choisi de s'établir à Victoria, en Colombie-Britannique, le seul endroit où elle peut s'entraîner dehors toute l'année. Car depuis son entrée dans le monde du cyclisme professionnel, le mode de vie de Manon Jutras s'est invariablement trouvé modifié. Elle refuse toutefois d'apposer le terme sacrifice aux changements qu'elle a dû apporter. « Ce n'est pas un sacrifice de mon point de vue à moi. Il ne faut pas que le mot sérieux soit dans mon vocabulaire. Je veux garder en tête l'aspect ludique. Je veux que ça demeure pour moi un plaisir de faire du vélo », lance-t-elle innocemment.
Les plus grands athlètes de ce monde ont sans doute tous souhaité à un moment de leur carrière appliquer concrètement cette perception enfantine et idéalisée du sport. Mais combien d'entre eux se sont laissé emporter par l'ivresse de la performance et le rêve de la victoire. Manon Jutras, elle, est demeurée humble et lucide, même si elle avoue vivre une carrière sportive en accéléré.
En accéléré ? C'est un euphémisme.
Un fabuleux destin...
qui n'a rien de hasardeux
En 1999, l'athlète alors âgée de 32 ans abandonne le triathlon pour se concentrer dans le sport qui est sa plus grande force, le vélo. « C'était un défi personnel », explique-t-elle simplement. Au cours de la saison 2000, elle participe à plusieurs courses locales au Québec et remporte quelques victoires, ce qui dépasse largement ses espérances.
Elle se lance alors un autre défi : celui de participer aux Championnats canadiens. « Je voulais me comparer à des super vedettes, des filles comme Clara Hugues, Lyne Bessette et Geneviève Jeanson. » Contre toute attente, elle obtient de bons résultats, mais décide tout de même que son saut dans le monde du vélo est une affaire classée. L'expérience est vécue, la curiosité, satisfaite ; elle n'en demandait pas plus.
Le destin en avait décidé autrement. Alors que les Jeux Olympiques approchent, la championne du monde Geneviève Jeanson sollicite la participation de Manon Jutras au sein de l'équipe professionnelle qu'elle compte mettre sur pied la saison suivante. «Je n'arrivais pas à y croire. La championne du monde junior en 1999 me voulait, moi, Manon Jutras, dans son équipe. J'ai répondu que j'allais y penser. Mais je n'y ai pas pensé longtemps. Je me suis dit que si c'est l'univers qui m'appelait, je devais répondre. Alors, j'ai pris un congé sans solde de neuf mois. » Congé qui s'est prolongé puisque la cycliste a couru deux ans pour l'équipe Rona.
L'année suivante, en 2002, alors que Manon Jutras hésite entre poursuivre son développement d'athlète et un retour sur le marché du travail (elle est bachelière en microbiologie), un autre coup de téléphone la surprend dans ses réflexions. Il s'agit cette fois de Lyne Bessette, qui lui offre une place au sein de l'équipe Saturn. Évidemment, elle accepte. « C'est ce que j'appelle mon fabuleux destin. Ce sont les gens qui sont toujours venus à moi. Lorsque j'ai décroché mon premier emploi, j'avais envoyé des tonnes de curriculum vitae, mais c'est l'entreprise numéro un sur le marché qui m'a embauchée », raconte la cycliste, une sorte d'étonnement dans la voix.
Un nouveau défi
Ce scénario semble être le propre de la vie de l'ex-triathionienne. Car le premier janvier dernier, une autre surprise attendait Manon Jutras. Alors que la sportive amorçait une saison de vélo en solitaire, l'équipe scandinave S.A.T.S. a manifesté son intérêt pour la coureuse. L'équipe occupe non seulement la première position du classement de l'Union cycliste internationale, mais elle compte dans ses rangs la championne du monde en 2002 et 2003, la Suédoise Susanne Ljungskog, ainsi que la championne nationale Anita Vaien, pour ne nommer que ces deux athlètes de haut calibre. « Je suis tellement excitée de joindre un groupe aussi sélect. Pourtant, je ne suis pas une athlète qui a pu présenter de bons résultats. Des positions comme 58, ou 75e, c'est difficile à vendre sur papier. » Mais dans le milieu, les résultats sont d'une importance relative. C'est davantage la contribution de la coureuse qui est déterminante. Et celle de Manon Jutras, on la connaît et on la reconnaît.
Travailler pour l'équipe
Si l'athlète n'accumule pas les podiums, c'est avant tout parce que son rôle ne consiste pas à remporter la victoire. Pas de façon personnelle, du moins. Et Manon Jutras accepte cette réalité sans frustration ni amertume. Pour elle, seule la victoire de l'équipe importe. « Une médaille ou un podium, c'est éphémère. La vraie satisfaction, c'est de contribuer au succès de l'équipe. C'est une satisfaction très grande, personnelle et éternelle », analyse-t-elle.
Cette philosophie lui a valu le nom de « domestique de luxe » au service des super vedettes. Loin d'en être offensée, la coureuse considère cette fonction avec une grande fierté. « La volonté de partager, le désir de contribuer au succès des autres, c'est un réflexe naturel chez moi. Et mes coéquipières sentent cet engagement et le reconnaissent. »
Le directeur technique de la Fédération québécoise des sports cyclistes, Louis Barbeau, reconnaît à la cycliste cet esprit dévolu. « Manon comprend la nature du travail d'équipe. Mais elle s'est oubliée beaucoup pour les autres. Elle n'a pas appris comment gagner une course. Avoir une coéquipière de cette nature-là, c'est avoir une coéquipière de luxe », confirme-t-il. Selon lui, la coureuse possède les aptitudes pour se mesurer à l'élite mondiale et son saut du côté européen sera pour elle une excellente façon de parfaire ses apprentissages. « C'est une athlète mature, qui a fait des progrès rapides. Elle est aussi excessivement méthodique et disciplinée. Je crois qu'elle aura ses opportunités chez S.A.TS. »
Mais, avant de poursuivre son chemin au sein de sa nouvelle équipe, dont la présentation officielle est prévue le 9 mars prochain à Copenhague, l'amante du vélo participera à quelques compétitions en Australie, de façon individuelle cette fois. Son admissibilité aux prochains Jeux Olympiques d'été pourrait également lui offrir la possibilité de monter sur le podium. Celle qui s'autoproclame « la plus vieille des recrues » aura donc la chance d'accumuler des victoires personnelles. Mais il y a fort à parier que jamais l'athlète ne reniera son leitmotiv : faire primer l'équipe sur l'individu.
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