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p. 487

L’idéal moral dans Historia langobardorum

de Paul Diacre

 

Ecaterina Lung,

Université de Bucarest

 

Quand on regarde de près l’œuvre de Paul Diacre, auteur d’une Histoire des Lombards très lue pendant le Moyen Âge, on constate que l’intérêt qu’elle suscite ne réside pas seulement en les informations factuelles. Plus que par la mémoire des choses passées, c’est la mission qu’il pense appartenir au peuple lombard qu’intéresse l’auteur. Par conséquence, ses intentions ne sont pas innocentes, son attitude envers le passé n’est pas neutre. Il écrit une histoire qui valorise les Lombards, présentés, selon le modèle biblique et romain, comme peuple élu. Son démarche aboutit vers un modèle collectif, un idéal qu’il espérait peut-être  imposer au peuple réel à l’intermédiaire des élites politiques et religieuses. Car il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un auteur chrétien, qui s’était mis au service d’une dynastie barbare chrétienne.

Donc, en tant que  représentation collective, l’image de peuple élu suppose des valeurs qui se manifestent “comme des règles et des lois où se trouve  la source de la conduite idéale, adoptée par une collectivité”[1]. Parmi ces valeurs, il y a certaines qui sont plus fortes, des méta-valeurs, qui manipule les autres et les articulent systématiquement[2].

Mais quand on essaye d’analyser le rôle joué par le système de valeurs dans l’œuvre d’un historien du début du Moyen Age, on a à affronter quelques difficultés. D’abord, c’est le spécifique de ce type de source, qui propose un discours sur le passé, et non pas une théorie philosophique ou morale. Mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque circulait l’idée commune reçue de Cicero, selon laquelle historia magistra vitae, donc pour tout le monde l’écriture de l’histoire avait aussi une finalité éducative et morale. Les œuvres historiques reflètent ainsi les conceptions morales communes à l’époque et aux milieux où leurs auteurs vivaient.

Une autre difficulté concerne le spécifique des valeurs mises en œuvre par un  auteur qui faisait aussi partie du clergé chrétien, imbu de la culture classique mais qui était en même temps le défenseur d’un royaume successeur de l’empire romain. Il faudrait en conséquence se demander quel type de valeurs a-t-il utilisé pour construire le portrait-robot du peuple élu qui se trouve dans le centre de son réflexion historiographique. Notre hypothèse de travail est que Paul Diacre, comme la plupart des historiens de l’époque, a hérité la conception romaine des valeurs, qui avait des racines italiques et stoïques, et qu’il lui a seulement ajouté quelques éléments de la conception chrétienne qui venait de se mettre en place. C’est beaucoup plus difficile de dire s’il s’agit de valeurs propres au monde lombarde, dont il se fait l’avocate.  On sait très peu de choses sur la culture germanique sauf les informations ethnographiques romaines,

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toujours suspectes car liées à une culture dominante, qui interprète le tout à partir des modèls préconçus. Il y a aussi quelques éléments qu’on peut décéler à travers les codes des lois barbares, eux-aussi écrites en latin à l’aide des juristes romains, et d’une “bureaucratie héritière de la tradition du Bas-Empire”[3]. Dans ce qui suit, nous allons essayer d’analyser la part jouée par chacune de ces traditions dans la conception sur les valeurs qui relève de l’œuvre historique de l’auteur lombard. Nous allons nous concentrer sur les vertus supposées centrales, car elles font partie intégrante de tout système de valeurs connu.

Même s’il y a toujours eu plusieurs représentations de la romanité[4], l’idéal moral des Romains anciens peut être condensé dans la triade virtus, fides, pietas[5], qui désigne les plus belles qualités des êtres humaines. Le mot virtus désignait au début l’attitude digne d’un homme, c’est à dire la virilité, la droiture, l’initiative, le dynamisme, le courage[6]. Plus tard, avec l’influence de la philosophie et surtout de la morale stoïcienne, le mot a été employé au sens général de “vertu” en désignant toute espèce de qualité ou de mérite[7]. Les autres vertus qui faisaient partie de la paradigme classique étaient humanitas, clementia, benignitas, fidelitas, constantia, prudentia, amor pacis, ius, eruditia[8].

Pour les stoïciens, la vertu s’identifiait avec le bien souverain et avec le bonheur, ce qui signifiait vivre conformément à la nature humaine, qui est rationnelle[9]. Parmi les vertus proposées  par les stoïciens, les plus importantes étaient le courage, le bon sens, la prudence, la conscience, la tempérance, l’ordre, la convenance, la justice, l’équité, la bienveillance, la fermeté, la constance[10]. Leurs vues sur la morale convenaient à la conception romaine de la grandeur et de la gravitas, donc finalement l’idéal romain de vertu s’est trouvé imprégné de stoïcisme[11].

A l’intermédiaire des Pères de l’Eglise le christianisme a beaucoup hérité du stoïcisme, y compris sa conception morale et l’idée des vertus cardinales (elle-même appartenant à l’origine à Platon): la prudence, la justice, le courage, la tempérance[12]. Quand l’Eglise a pris en main la notion de vertu, elle a établi aussi une hiérarchie, avec les vertus théologales en sommet: la Foi, l’espérance, la charité (ou l’amour)[13].

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A leur arrivée dans l’Empire romain, les Barbares germaniques semblent apprécier surtout les vertus guerrières, un peu comme les Romains au début de leur histoire. Mais le contact prolongé avec la civilisation romaine a contribué à leur acculturation, donc ils ont accepté la majorité des valeurs romaines et chrétiennes. D’autre coté, après les premiers siècles de christianisme, les chrétiens eux-même ont trouvé le moyen d’intégrer les valeurs guerrières des anciens Romains et des Barbares, en acceptant le service militaire[14]. D’une certaine manière, Paul Diacre représente la preuve de ce processus d’acculturation dans le domaine de la morale, même si parfois il expriment ses propres idéaux, en tant que clerc, et non pas exactement ceux de la société barbare d’un royaume germanique.

L’accent mis sur les valeurs partagées par les Barbares a le rôle de créer une identité positive qui purrait justifier la domination politique d’un certain territoire. Dans un monde déjà chrétien, les principales valeurs qui définissent l’identité du peuple élu sont les valeurs religieuses. Donc, la vertu par excellence pour l’historien d’un peuple barbare est devenue la Foi, un des avatars de l’ancienne fides des Romains. Mais parfois, cette vertu chrétienne doit lutter pour s’imposer contre l’ancienne religion païenne des Barbares et assez souvent il ne s’agit pas de vera fides, de la vraie foi catholique, mais de l’hérésie arienne, qui n’est jamais considérée comme  fides par les historiens. 

Paul Diacre est très intéressé par l’étape pré-chrétienne de l’histoire des Lombards, et par conséquent on peut découvrir dans son œuvre la valorisation de quelques vertus païennes. Tout d’abord il faut préciser que la lecture attentive de l’Historia Langobardorum prouve qu’avant la conversion au catholicisme, au VIIe siècle, la croyance la plus répandue parmi les Lombards était le paganisme, et non pas l’arianisme[15]. Même si beaucoup d’historiens ont affirmé qu’à leur arrivé en Italie les Lombards étaient ariens et que seulement ceux d’une autre ethnie étaient païens[16], Paul Diacre montre qu’à la fin du VIe siècle la majorité des Lombards étaient encore païens[17]. Il s’agit pour lui d’un passé glorieux, et il ne semble jamais avoir des problèmes à l’accepter, puisqu’il était si important pour la création d’une identité des guerriers en migration[18]. Il souligne les vertus païennes de ses ancêtres, et premièrement

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le courage au combat[19], même si tout semblait leur être opposé, comme avant la confrontation décisive avec les Vandales, qui bénéficiaient de la faveur du dieu Wotan[20]. Les femmes des Lombards sont les dépositaires d’une certaine sagesse barbare, une vertu d’autant plus appréciée par Paul qu’elle assure la victoire sur un ennemi supérieur du point de vue numérique[21]. Les prêtresses des Lombards, appelés à l’époque Winilli, savent obtenir la faveur de la déesse Frija, la femme de Wotan, et, par une ruse, la victoire est attribuée à leur peuple. Dès lors, les Winilli ont changé du nom, ce qui a été interprété comme une étape dans leur ethnogenèse[22]. Aussi, la sagesse barbare est incarnée dans la figure de Gombara, la mère d’Ibor et Aio, les premiers chefs des Winniles, “femme de tête et de conseil”[23].

Mais pour Paul Diacre comme pour les autres historiens des peuples barbares, la religion païenne n’a rien à voir avec la vraie fides, qui existe seulement dans le christianisme. C’est pour ça qu’il souligne les cas de conversion au catholicisme parmi les Lombards, même si avant le VIIe siècle ils semblent aussi isolés, et le rythme du passage à la vraie foi assez lent[24]. Il affirme que la reine Théodolinde a convaincu son mari, Agilulf, d’embrasser la foi catholique[25], même si en réalité il semble que le roi, bienveillant envers les chrétiens orthodoxes, a gardé sa propre religion. Le cas le plus connu de conversion est celui de Droctulf, duc lombard passé dans le champ byzantin et devenu chrétien de confession nicéene[26],  mentionné aussi par les historiens byzantins de l’époque[27]. Partager la même foi avec les Byzantins était un argument utilisé par les Lombards au VIe siècle, selon Procope de Césarée[28], ce qui nous semble une nouvelle preuve en faveur d’une arianisation plus tardive des élites lombardes.

On a remarqué l’importance des vertus  païennes pendant les premières étapes de l’histoire des Lombards. Mais l’argument le plus important dans la constitution d’une identité positive et qui peut justifier la maîtrise d’un territoire reste la vraie foi chrétienne. La foi établie à Nicée reste la source de toutes les vertus pour ceux qui la partagent, conformément à l’idée stoïcienne de la chaîne des vertus, dont l’une entraîne

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les autres[29]. De ce point de vue, le moment crucial de l’histoire d’un peuple barbare devrait être la conversion au catholicisme.

Les historiens modernes ont assez souvent remarqué que Paul Diacre fait preuve d’une certaine discrétion concernant la conversion des Lombards à l’orthodoxie catholique, même si à l’époque c’était un fait essentiel pour la transition de l’état de barbarie à la civilisation[30]. Il ne dit pas grand chose sur la conversion à la vraie foi, mais aussi il dit peu sur l’arianisme des Lombards[31]. On peut supposer que l’élite lombarde est devenue arienne sous l’influence des éléments gépides et ostrogothes de leur armée[32]. Paul écrit qu’au milieu du VIIe siècle, dans la majorité des villes il y avait des évêques ariens, mais il raconte aussi l’accueil chaleureux fait à saint Colomban et à ses moines, ce qui suggère l’existence d’une forte communauté orthodoxe[33]. Il nous semble que d’une certaine façon, Paul surestime le rôle de l’arianisme parmi les Lombards, pour mieux souligner l’importance prise ultérieurement par la vraie fides. Leur pietas particulière envers  saint Jean Baptiste, sorte de patron “national”[34], auquel la reine Théodolinde a dédié la basilique de Monza[35], assure la protection surnaturelle pour leur royaume. Le déclin politique et militaire du royaume lombard est mis par Paul Diacre en relation directe avec l’abandon de la révérence pour la basilique de Saint Jean  de Monza[36].

L’auteur souligne la piété catholique chaque fois quand il le peut, et surtout pour les rois de la période plus tardive, quand l’arianisme était déjà seulement un souvenir. Le roi Perctarit est ainsi caractérisé comme “pieux, de foi catholique”, et l’auteur nous donne comme preuve son attachement à la justice et la générosité envers les pauvres[37]. Aussi, une des plus grandes vertus du roi Liutprand, l’héros préféré par Paul Diacre, est d’être “extremement pieux”, et comme jadis Narses, il obtient des victoires grâce à son christianisme fervent, “se fiant toujours davantage aux prières qu’aux armes”[38].

L’identité collective du peuple élu est construite par recours aux vertus autres que celles qui appartiennent au domaine religieux. Un rôle très important est joué par les vertus militaires ou morales qui caractérisent le group ethnique dans son ensemble ou les différentes  individualités.

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Paul Diacre  commence son œuvre avec un éloge dédié à un peuple qui, au moment où il écrit son histoire, n’a plus d’existence politique autonome. L’Etat lombard était anéanti par Charlemagne, mais l’œuvre de Paul ne donne pas l’impression qu’il décrit la fin d’un monde. Il écrit sans complexes et sans trop exagérer l’histoire d’un peuple barbare qui évolue vers la civilisation et qui a son droit à l’existence politique. Au début, les Lombards sont comme toutes les autres populations germaniques, un peuple barbare et féroce[39], mais on peut se demander si pour lui cette férocité est vraiment un défaut, compte tenu du fait qu’elle facilite la conquête de l’Italie. Et cette conquête, même violente, instaure une époque de paix, car les Lombards ont par la suite régné avec bonheur sur toute l’Italie”[40]. Paul Diacre construit son discours pour mieux expliquer les raisons qui ont permis aux Lombards de devenir le peuple élu qui assure enfin la félicité pour le berceau de l’ancien Empire Romain.

Les Lombards, comme les peuples antiques, font preuve de plusieurs vertus, parmi lesquelles les plus importantes sont le courage, la force, la sagesse. Ils montrent leur courage par leur manière de lutter, et leur force par la facilité avec laquelle ils vaincrent leurs ennemis.

Le courage des Lombards est illustré plusieurs fois dans l’histoire, soit par exploits collectives, soit par exemples individuels. Au cours d’une lutte contre les Bulgares, qui avaient tué l’un de leur premiers rois, Agelmund, les Lombards se sont battus férocement, même s’ils étaient moins nombreux que leurs ennemis[41]. Sous forme d’audace, le courage est présent dans de nombreux récits, comme dans celui d’Alboïn, qui ose demander au roi gépide Turisindus les armes de son fils, qu’il avait tué au combat[42]. Il existe aussi des cas où l’auteur parle simplement de l’audace de ses personnages, quand il fait leur portrait, comme celui de Grimoald, “qui primait par son audace”[43].

Leur force surpasse de loin celle des autres peuples avec lesquelles ils entrent en contact. Un exemple parlant de la force physique des Lombards est l’histoire d’Amalongus, écuyer de Grimoald, qui était si fort qu’il pouvait soulever de sa selle un soldat byzantin transpercé par sa lance[44]. Mais on peut se demander si les exploits guerriers d’Amalongus ne s’expliquent aussi par les vertus surnaturelles de la lance royale, dont il était le porteur, car chez les Lombards il y avait toute une tradition païenne concernant le symbole et le pouvoir de cette arme[45].  Un autre cas spectaculaire est celui de Peredeus, écuyer et frère de lait du roi Alboïn, “un homme d’une force physique peu ordinaire”, qui réfugié à Constantinople à cause d’un complot contre son maître, se montre un nouveau Samson, tuant un lion “de belle taille” et deux patriciens

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de l’empereur[46]. Ce culte de la force physique s’explique peut-être aussi par les conditions de vie en ce début de Moyen Âge, quand seulement les plus forts avaient la chance de survivre. Une telle société “a tendance à révérer la force, la prouesse, à être prête au combat et à sentir la vie comme un combat”[47].

L’intelligence des Lombards est pratique, mais toujours efficace. Ils font preuve de cette vertu si appréciée par les anciens à l’occasion d’une stratagème utilisée pour gagner la faveur de Wotan; quand ils répandent de faux bruits pour inspirer crainte à leurs ennemis; quand, en fin, ils transforment les esclaves italiens en leurs alliés en les offrant la liberté[48]. Un autre exemple est offert par la rusée de Grimoald, qui, ayant peu de soldats, fait passer et repasser les mêmes individus sous les yeux des ambassadeurs Avars, qui vont convaincre le chagan de se retirer de Frioul[49]. 

A ces vertus ils ajoutent un amour sauvage pour la liberté, qu’ils sont prêts à défendre à tout prix, car, selon le roi Lamissio, “mieux vaut laisser son âme dans la bataille qu’être le jouet de l’ennemi comme les esclaves de bas étage”[50].

Leur vertu guerrière est si grande, que les Romains et les Barbares n’ont aucune chance de leur résister, ils sont comme la nature déchaînée. Par conséquent, à leur arrivée en Italie ils détiennent très peu d’éléments de culture, soit quelques légendes et chansons qui parlent des exploits du roi Alboïn[51]. Même plus tard, vers la fin de leur histoire, la culture ne représente pas leur point fort, car Paul Diacre nous dit sur le roi Liutprand qu’il ignorait les lettres, mais il ajoute qu’il faisait “jeu égal avec les philosophes”[52]. Au début ils manquent d’humanitas, car ils pillent les églises, tuent les prêtres et les habitants, détruisent les villes[53]. Ce climat de violence représente un état transitoire dans leur histoire. Leur évolution vers la civilisation commence assez tôt, avec le roi Authari qui instaure une sorte de discipline qui élimine la violence, les pillages et les assassinats[54]. C’est l’image de l’âge d’or instauré par un roi qui fait ainsi preuve de sagesse en entreprenant une restauration plus que nécessaire[55]. Chez Paul Diacre les responsables des destinées du peuple sont presque toujours les rois, donc il nous semble important de présenter son image idéale du monarque. Le modèle pour les rois lombards n’est pas offert seulement par les empereurs de Byzance, qui fournissent à l’auteur la liste des vertus paradigmatiques[56], mais aussi par Narses, le général qui triomphe de ses ennemis plutôt par sa piété matérialisée dans les prières que par le

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combat[57]. Sa présence parmi les rois lombards n’est pas si bizarre qu’elle pourrait sembler à la première vue, car l’auteur le considère un vrai dominus Italiae, dans une liste de rois qui va de Théodoric l’Ostrogoth jusqu’à Alboïn[58]. Le roi lombard Liutprand lui ressemble beaucoup dans la vision de Paul, et on peut affirmer qu’il représente l’idéal, et que les autres rois marquent les étapes dans le chemin vers l’accomplissement de celui-ci. Aussi comme les autres auteurs, Paul insiste sur les vertus militaires des rois lombards, parfois au détriment des autres types des vertus, moins présentes[59]. Alboïn est un des rois exemplaires, plein de courage au combat, et qui manifeste aussi une certaine humanitas à l’occasion de son entrée en Italie, car les destructions faites par son armée ne sont pas trop grandes[60]. La seule chose qu’on peut lui reprocher est le meurtre du père de Rosamonde, sa femme. Quand il l’oblige de boire d’une coupe fait du crane de son père, elle prend sa revanche et fait assassiner son mari, action justifiée par la conception barbare sur l’honneur[61], mais à condamner car elle met en cause la stabilité de royaume lombard[62]. La principale vertu d’Alboïn reste sa charité envers l’Eglise, manifesté même avant sa conversion au catholicisme. Pour les rois de la famille de la reine Théodolinda, si importante pour le progrès du catholicisme parmi les Lombards, la vraie foi chrétienne représente la vertu la plus importante, comme chez Adaloald, rex gratia Dei[63]. Mais les rois ariens peuvent eux-aussi manifester des vertus, comme Rothari, dont l’amour pour la justice est à l’origine de son activité législative[64]. Même si, selon la tradition antique, le fait de vivre sous le règne des lois donne la mesure de la civilisation de chaque peuple, pour Paul l’indice le plus sûr de ce processus est le respect envers l’Église. Après la conversion, et surtout dès l’époque de la reine Théodolinda, la plus importante action d’un roi lombard était de manifester sa piété en construisant une église, la forme chrétienne de l’ancien patronage des œuvres publiques[65]. La qualité de peuple élu est liée non seulement à la conversion des Lombards au catholicisme, mais aussi au respect particulier pour le sanctuaire de Saint Jean Baptiste, à Monza, qui représente leur “contrat” avec la divinité protectrice. Cette

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protection se révèle si efficace, que même le tombeau d’un roi arien, comme Rothari, qui se trouvait dans cette “église-symbole pour les Lombards”[66], est protégé par le saint contre le pillage[67]. Paul semble penser que la destruction du royaume lombard est la suite de la manque de respect pour ce contrat, de la même manière que les Romains pensaient que la chute de Rome a été la conséquence de l’abandon du culte des anciens dieux.

L’histoire écrite par Paul s’interrompt brutalement avec le règne de Liutprand, le dernier grand roi lombard. On ne peut pas dire si c’était un accident ou le choix conscient de l’historien, qui aurait préféré montrer son peuple sur le sommet de sa gloire, avant la chute finale sous les coups des Francs. L’idée centrale que Paul arrive à nous transmettre est que les Lombards sont devenus le peuple élu, qu’ils ont édifié un Etat fort, cohérent, et que les nouveaux conquérants ont dû collaborer avec leurs valeureux sujets. Il soutient ainsi la légitimité du règne lombard de l’Italie, et il suggère aussi, peut être, que cette légitimité a été héritée par les principautés indépendante, en particulier par le duché de Bénévent[68].

Nous avons donc montré comment notre auteur présente le peuple barbare auquel il s’est attaché en tant que peuple élu à l’intermédiaire des vertus chrétiennes, guerrières et, moins souvent, simplement morales. Paul Diacre garde un certain équilibre entre les vertus morales, chrétiennes et les vertus militaires, de tradition romaine et barbare. Mais son but est évident: montrer que son peuple n’est plus barbare, qu’il a dépassé cette étape de son évolution et qu’il a accès aux valeurs de la civilisation, qu’il est le peuple élu du point de vue religieux et culturel. Et cette démonstration est mise au profit d’une nouvelle légitimité politique, qui justifie l’existence d’un royaume barbare et ses relations d’une position d’indépendance avec un Empire Romain d’Orient trop faible ou trop éloigné pour représenter l’autorité réelle et avec le nouveau Empire d’Occident, jeune mais d’une présence envahissante.

 

 

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[1] Eugen Cizek,  Mentalités et institutions politiques romaines, Paris, 1996 [1990] : 34.

[2] Ibidem.

[3] Jean-Pierre Delumeau, Isabelle Heullant-Donat, L’Italie au Moyen Âge, Ve-XVe siècle, Paris, 2000: 19.

[4] Andrea Giardina (dir.), L’homme romain, Paris, 1992: 9.

[5] François Paschoud, Roma Aeterna, Rome, 1967: 323.

[6] Jean-Claude Fredouille, Dictionnaire de la civilisation romaine, Paris: Larousse, 1992, article Virtus.

[7]  Ibidem.

[8] Bruno Luiselli, Storia culturale dei rapporti tra mondo romano e mondo germanico, Rome, 1992.

[9] Frédérique Ildefonse, Les Stoïciens, I:  Zenon, Cléanthe, Chrysippe, Paris, 2000: 146-148.

[10] Jean Brun, Le stoïcisme, Paris, 1992 [1958]: 98.

[11] Fredouille,  op. cit.

[12] André Bridoux, Le stoïcisme et son influence, Paris, 1966: 106.

[13] Fernand Comte, Les grandes notions du christianisme, Bordas, 1996: 220.

[14] Histoire du christianisme, vol. I (dir. par J.-M. Mayer, Ch. et Luce Pietri, A. Vauchez, M. Venard), Paris, 2000: 264.

[15] Steven C. Fanning, “Lombard Arianism Reconsidered”, Speculum 56 (1981), 2: 241-258.

[16] Voir, par exemple, Carlrichard Brühl, “Storia dei Longobardi”, dans Magistra barbaritas. I Barbari in Italia (éd. par Giovanni Pugliese Carratelli), Milan, 2e éd., 1986: 97-126. 

[17] Paul Diacre, Histoire des Lombards (trad. François Bougard), Brepols, 1994: IV, 6; IV, 29.

[18] Lotte Hedeager, “Migration Period Europe: the Formation of a Political Mentality”, dans Rituals of Power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages (éd. par Frans Theuws, Janet L. Nelson), Brill, Leiden, Boston, Köln, 2000: 17.

[19] Walter Pohl, “Memory, Identity and Power in Lombard Italy”, dans The Uses of the Past in the Early Middle Ages (éd. par Yitzak Hen et Matthew Innes), Cambridge, 2000: 26.

[20] Paul Diacre, op. cit.:  I, 8.

[21] Ibidem.

[22] Herwig Wolfram, “Origo et religio. Ethnic traditions and literature in early medieval texts”, Early Medieval Europe 3 (1994), 1: 22.

[23] Paul Diacre, op. cit.: I, 3.

[24] Pohl, “Deliberate ambiguity: The Lombards and Christianity”, Christianizing Peoples and Converting Individuals (éd. par Guyda Armstrong et Ian N. Wood), 7, Turnhout, 2000: 58.

[25] Paul Diacre, op. cit.: IV, 5.

[26] Ibidem: III, 19.

[27] Theophilact Symocatta, Domnia imparatului Mauriciu (éd. par H. Mihãescu), Bucarest, 1985: II, 17.

[28] Procopius, Rãzboiul cu goþii (ed. par Mihãescu), Bucarest, 1963: I, 34, 24.

[29] Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, 2, Paris: Cerf, 1990, article Vertu.

[30] Nicola Cilento, “La storiografia nell’età barbarica. Fonti occidentali sui barbari in Italia”, dans Magistra barbaritas. I Barbari in Italia, cit.: 330.

[31] Stefano Gaspari, “Roma e i Longobardi”, Roma nell’Alto Medioevo, Settimane di studio del centro italiano di studi sull’Alto Medioevo 48, Spolète, 2001: 226.

[32] Fanning,  Lombard arianism reconsidered, cit.: 252.

[33] Paul Diacre, op. cit.: IV, 42; IV, 41.

[34] Gian Pietro Brogiolo, “Capitali e residenze regie nell’Italia longobarda”, dans Sedes regiae (ann. 400-800) (éd. par Gisela Ripoll et Joseph M. Gurt), Barcelone, 2000: 141.

[35] Paul Diacre, op. cit.: IV, 21.

[36] Ibidem: V, 6.

[37] Ibidem: V, 37.

[38] Ibidem: VI, 58.

[39] Ibidem: I, 1.

          [40] Ibidem: I, 1.         

[41] Ibidem: I, 17.

[42] Ibidem: I, 24.

[43] Ibidem: V, 33.

[44] Ibidem: VI, 52.

[45] Gaspari, “Kingship Rituals and Ideology in Lombard Italy”, dans Rituals of Power, cit.: 99.

[46] Paul Diacre, op. cit.: II, 28; II, 30.

[47] Robert Delort, La vie au Moyen Âge, Paris, 1982: 59.

[48] Paul Diacre, op. cit.: I, 13.

[49] Ibidem: V, 21.

[50] Ibidem: I, 10.

[51] Ibidem: I, 27.

[52] Ibidem: VI, 58.

[53] Ibidem: II, 32.

[54] Ibidem: III, 16.

[55] Gabrielle Zanella, “La legittimazione del potere regale nelle «Storie» di Gregorio di Tours e Paolo Diacono”, Studi Medievali, 3e série, 30 (1990), 1: 73.

[56] Pour la conception sur les vertus imperials, voir A. Wallace-Hadrill, “The Emperor and His Virtues”, Historia 30 (1981): 298-323.

[57] Paul Diacre, op. cit.: II, 3.

[58] Pohl, “L’armée romaine et les Lombards: stratégies militaires et politiques”, dans L’armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle. Mémoires publiées par l’Association Française d’Archéologie Mérovingienne, 5 (éd. par Françoise Vallet et Michel Kazanski), 1993: 291.

[59] Zanella, op. cit.: 74.

[60] Paul Diacre, op. cit.: II, 32.

[61] Pour une analyse de la conception sur l’honneur barbare, voir Nira Gradowicz-Pancer, “«L’Honneur oblige». Esquise d’une cartographie des conduites et des strategies de l’honneur au Ve et VIe siècles”, Revue belge de philologie et d’histoire 74 (1996), 2: 273-293.

[62] Jon N. Sutherland, “The idea of revenge in lombard society in the eight and tenth centuries: the cases of Paul the Deacon and Liutprand of Cremona”, Speculum 50 (1975): 397.

[63] Paul Diacre, op. cit.: IV, 30.

[64] Ibidem: IV, 44.

[65] Gaspari, “Bisanzio e i Longobardi. I rapporti fra l’Impero e una stirpe barbarica al tramonto del sistema tardo-antico”, dans Europa medievale e mondo bizantino. Contatti effettivi e possibilità di studi comparati, Tavola ronda del XVIII Congresso del CISH, Montréal, 29 agosto 1995 (éd. par G. Arnaldi et G. Cavallo), Roma, 1997: 49.

[66] Gaspari, Roma e i longobardi, cit.: 227.

[67] Paul Diacre, op. cit.: IV, 47.

[68] Paul S. Barnwell, “War and peace: historiography and seventh-century embassies”, Early Medieval Europe 6 (1997), 2: 131.