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Quaderni 2004
p. 177
Avant Nicopolis: observations sur la
campagne de 1395 pour le contrôle du Bas-Danube*
Dan Ioan Mureºan,
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris
L’armée croisée affluait au début de l’été 1396 vers
Nicopolis sur deux directions[1].
Le corps principal, ayant le roi Sigismond (1387-1437) a sa tête,
descendait sur le cours du Danube. Il fit la jonction à Nicopolis avec
un corps secondaire, fort d’à peu près 4-5.000 chevaliers, sous
la commande conjointe du voïévode de Transylvanie Stybor de Styboricz
(1395-1401, 1410-1414) et le prince de Valachie Mircea Ier
(1386-1418), corps qui avait aventureusement traversé la plaine valaque, en
partance de la courbure des Carpates. En effet, les deux commandants avaient eu
leur passage bloqué par «une grande armée de Turcs et de Valaques» du prince
rival de Mircea, Vlad Ier (1395-1397) étant contraints à
mener «une grande bataille» pour se frayer le chemin vers le Danube. Lors de la
confrontation, Stybor avait réussi à charger personnellement Vlad, le
blessant grièvement, en l’obligeant ainsi à se retirer et
à céder le passage à l’armée alliée, qui put gagner le lieu de
rencontre des croisés[2].
Cet épisode soulève la question de l’accessibilité du Bas-Danube par les
forces armées de la coalition, comme étape préliminaire du déclenchement de la
croisade de Nicopolis.
L’alliance anti-ottomane de l’année 1395 repose sur une
initiative commune byzantine et hongroise[3].
L’Empire byzantin avait connu une grave crise lorsque l’empereur Jean V
(1341-1391) avait été renversé par son petit-fils Jean VII, qui s’était emparé
ainsi du trône impérial avec le soutien de Bayezid Ier
Yıldırım (mars-septembre 1390)[4].
Restauré par l’intervention rapide de son fils Manuel avec le concours des
p. 178
chevaliers
de Rhodes, le vieil empereur vécut ses derniers jours toujours comme un vassal
du sultan, avec son successeur pratiquement otage à la cour du sultan. A
la mort de son père, Manuel II Paléologue (1391-1425) échappa à
l’emprise de Bayezid Ier, gagna Constantinople et fut couronné
basileus à Sainte-Sophie par le patriarche Antoine IV (le 11 février
1392)[5].
Ce couronnement fut accompagné du mariage de l’empereur avec Hélène,
fille du dynaste serbe Constantin Dragaš. La description d’un témoin oculaire
nous fournit cependant un détail particulièrement intéressant: dans la
capitale impériale il y avait aussi une délégation hongroise venue pour
assister à ce grandiose événement[6].
Encore plus, entre Byzance et la Hongrie fut échangée durant l’été 1392 une
intense correspondance secrète par l’entremise du prince de Valachie,
Mircea Ier (1386-1418)[7].
De par les anciennes relations suzeraines et vassaliques avec la Hongrie, ainsi
que par ses rapports ecclésiastiques avec le Patriarcat de Constantinople, la
Valachie était l’interlocuteur privilégié entre le basileus Manuel II et le roi
Sigismond. En septembre-octobre 1393, le patriarche Antoine IV adressa au grand
duc de Moscou une fameuse apologie de la relation inextricable entre l’Eglise
et l’Empereur. Il va de soi que cette formidable articulation de l’idée
impériale byzantine avait, aux yeux du patriarche œcuménique, la
même valeur pour toute la famille des princes orthodoxes, donc y compris
pour les princes des Pays roumains, Mircea Ier de Valachie et Roman
Ier de Moldavie (1392-1394), auxquels la lettre fait référence en
tant que «petits souverains».
«Tu dis: nous avons une Eglise chez nous; nous n’avons
pas d’empereur et nous n’en faisons aucun cas; ce n’est rien de bon. L’empereur
tient dans l’Eglise une place que ne peut avoir aucun souverain local […] Sans
doute les païens (ethnè) ont investi le pouvoir et la place
de l’empereur; il n’en reçoit pas moins aujourd’hui de l’Eglise la même ordination,
le même rang, les mêmes prières, et la grande onction le
sacre empereur et autocrator des Romains, c’est-à-dire de tous les
chrétiens […] son prestige est tel que les Latins eux-mêmes lui accordent
le même honneur et la même soumission qu’autrefois, lorsqu’ils
étaient unis à nous. Ce n’est pas une raison, parce que les païens
ont encerclé le territoire de l’empereur, pour que les chrétiens méprisent
l’empereur. Si le maître de la terre est réduit à une telle étroitesse
territoriale, c’est une leçon pour d’autres petits souverains. […] Non,
mon fils, tes projets ne conviennent pas, car pour les chrétiens il n’y a pas
d’Eglise sans empereur, Empire et Eglise sont étroitement unis»[8].
p. 179
Dans cette lettre le patriarche œcuménique
s’inscrivait en faux contre une nouvelle manière de penser qui émergeait
dans le monde orthodoxe, et qui voulait séparer la conception monolithique
byzantine de la symphonie entre Empire et Eglise, afin de s’en tenir seulement
à la dernière. On a souvent analysé cette lettre du point de vue
des constantes de l’idéologie politique byzantine qu’elle affirme. On l’a moins
lu selon les données contextuelles qu’elle implique. L’allusion au
moment difficile que vivait la capitale entourée, et bientôt assiégée, par les
«païens» donne à ce texte un caractère anti-ottoman. Face
à la dispersion entre les chrétiens orthodoxes, que les Ottomans
encourageaient volontairement, le patriarche prônait pour une coalition autour
du symbole moral et historique que constituait encore le basileus. Il ajoutait
un détail non moins significatif: même les Latins reconnaîtraient le
basileus comme empereur. C’est le signe que les pourparlers avec les puissances
occidentales étaient déjà entamés, ayant comme point acquis fondamental
pour les Byzantins, la reconnaissance du titre impérial de Manuel II
(l’«empereur grec» du religieux de Saint-Denys), alors qu’en réalité il n’était
plus qu’un petit vassal ottoman[9].
Entre 1389 et 1392, l’armée hongroise s’opposa aux
Ottomans en plusieurs rencontres à la frontière avec la Serbie et
la Bosnie[10]. La
Valachie de Mircea Ier s’était également engagée massivement
après 1388 au sud du Danube, en incorporant le despotat de Dobrotici, en
train de tomber sous domination ottomane après la mort de Ivanko, le
fils du fondateur de cette formation politique. Ainsi faisant, une
confrontation avec les Ottomans devenait inévitable. A l’offensive ottomane de
Firuz-bey en 1391, qui avait repris à Mircea une partie de la Dobroudja[11],
le prince de Valachie répliqua durant l’hiver 1393/1394, par l’attaque et la
destruction, déclarée par les sources ottomanes un «désastre», du centre d’akıncı
de Karnovasi[12]. Si le
prince de Valachie avait suivi jusqu’alors une direction politique
philo-polonaise, la force des circonstances l’obligeait à rechercher
l’alliance du seul souverain du moment disposé à mener une politique
anti-ottomane résolue: Sigismond de Luxembourg[13].
Finalement, le 7 mars 1395, le roi hongrois et le prince roumain conclurent
à Braºov un traité d’alliance anti-ottomane[14].
p. 180
Encouragé par ce progressif rapprochement entre la
Hongrie et la Valachie, Manuel II rompit ouvertement les rapports avec le
sultan Bayezid dans la même période, durant l’hiver 1393-1394[15].
La concordance entre l’offensive de Mircea Ier dans les Balkans et
la rupture des relations vassaliques entre Byzance et l’Empire ottoman
suggère une coordination. L’escalade du conflit aboutit au blocage
durant l’été 1394 de Constantinople par l’armée de Bayezid, qui dura sans répit
jusqu’à la bataille d’Ankara: l’objectif, officiel du moins, était d’y
installer à nouveau Jean VII en tant qu’empereur vassal[16].
Le pape de Rome Boniface IX (1389-1404) relaya l’appel lancé en Occident par le
roi de Hongrie en faveur d’une croisade anti-ottomane, en plusieurs bulles
qu’il émit au cours de l’été et de l’automne 1394. Selon le pape, les Turcs
domineraient déjà certaines parties du territoire hongrois, de sorte que
les Hongrois ainsi soumis supportaient un joug plus lourd encore que celui des
juifs captifs au Pharaon[17].
Le 23 décembre 1394, un ambassadeur byzantin a Venise attendait l’arrivée
d’autres ambassadeurs de France, Bourgogne, Angleterre et Hongrie, avant que le
Sénat de la Sérénissime ne prenne une décision concernant le soutien de
Constantinople assiégée[18].
Pour être mieux compris, ces contactes fébriles
doivent être situés sur une bonne charte géopolitique. Quelques
progrès de la connaissance de cette période viennent aider à
retracer le déroulement correct des événements, sinon très embrouillé,
dans l’année qui précède l’expédition de Nicopolis.
Une première rectification significative à
faire concerne le statut de la Bulgarie. On croyait ainsi à tort que le
tsarat de Tãrnovo aurait été anéanti par le sultan Bayezid Ier
(1389-1402) après la conquête, le 17 juillet 1393, de la capitale
par le fils du sultan, Süleyman Èelebi. On sait cependant maintenant que Jean
Šišman avait encore conservé le contrôle, il est vrai sous un strict contrôle
militaire ottoman, sur une partie de son territoire (avec Nicopolis et
Tãrnovo), étant dégradé en revanche du titre de tsar au titre de prince (gospodin
Tãrnovski), qu’il tenait en tant que vassal de Bayezid. C’est aussi
à
p. 181
cette
époque qu’il associa au trône son fils Jean Alexandre II[19].
Cette agonie prolongée de l’Etat bulgare entre 1393-95 change notre image sur
la géopolitique de la région, relevant une première donnée fondamentale:
la frontière danubienne ottomane n’était pas encore
complètement instaurée et stabilisée[20].
Le statut de la Bulgarie de Tãrnovo était à ce moment en tout point
similaire avec les terres serbes après la bataille de Kosovo (1389). En
1392, au terme de la confrontation avec la Hongrie, Bayezid avait réussi
à se faire reconnaître la position de suzerain par tous les successeurs
du kneaz Lazare: Etienne Lazareviæ, Marko Kraleviæ, Constantin Dragaš (le
beau-père de Manuel II) et Vuk Brankoviæ[21].
Entre les territoires de l’émirat ottoman et le Danube était formé de la sorte
un système d’Etats tampons strictement contrôlé par les armées
ottomanes. Cependant, la domination indirecte avait aussi ses faiblesses, et
premièrement l’instabilité: c’est cette brèche dans le
système défensif de l’Etat ottoman qui fut la condition de possibilité
de la croisade. Cependant, pour la créer et l’élargir, la coalition de la
Hongrie et la Valachie a dû mener à travers toute l’année 1395 une
campagne soutenue pour contenir les attaques des Ottomans et de leurs alliés
serbes et roumains. En second lieu, ces renseignements relèvent toute la
valeur de deux sources, une ainsi-dite «chronique bulgare» et une chronique
brève ottomane, qui pour avoir effectivement parlé de la destruction de
l’Etat bulgare de Tãrnovo en 1395, avaient été déconsidérées par une science
historique qui plaçait cet événement en 1393. Or il n’en est rien, et c’est pourquoi
nous retournons avec un nouveau regard sur les autres renseignements que l’on
peut puiser dans ces sources.
La courte chronique ottomane publiée en traduction
anglaise par Halil Inalcık et ensuite en turc avec traduction française
par Aurel Decei[22], a été
malheureusement dévalorisée par son dernier éditeur qui aboutit, au terme d’une
analyse érudite, à la considérer comme un simple produit de propagande
ottomane. Nous allons observer que ce document est parfaitement vérifié par
deux autres chroniques, contemporaines: premièrement la Cronica
volgare di Anonimo florentino, et qui, basée sur des renseignements venus
de Hongrie, reflète la perspective de Sigismond de Luxembourg[23].
L’autre, une chronique que l’on a crue auparavant bulgare, a été montrée
p. 182
comme
étant d’origine byzantine, sortie peut-être de la plume de Jean
Chortasmenos, et qui fut traduite en slavon au début du XVe
siècle en Valachie, probablement au monastère de Tismana[24].
Ainsi, une évaluation équilibrée et respectueuse de la lettre et de l’esprit
des sources nous permet d’observer d’emblée que, des événements de 1395, l’on
possède les points de vues de tous les acteurs impliqués: l’Etat
ottoman, le royaume de Hongrie, la Valachie et l’Empire byzantin. Toutes
s’accordent à parler de manière convergente du même
événement capital: la première campagne en Hongrie et Valachie de
Bayezid Yıldırım[25].
Cette première campagne sultanale devait
concrétiser les rêves impériaux les plus hardis de Bayezid. Il voyait
à juste tire dans le roi de Hongrie le concurrent le plus redoutable
à un Empire idéal ayant la capitale à Rome, et lui opposait le
projet d’un Empire romain islamique. Ainsi le chroniqueur français Jean
Froissart avait-t-il recueilli ces propos du sultan qui faisaient trembler
alors l’Europe chrétienne: «Il se vantoit qu’il viendroit combattre le roi de
Hongrie au milieu de son pays, et chevaucheroit si avant, qu’il viendroit
à Rome, et feroit son cheval manger avoine sur l’autel de Saint-Pierre
à Rome, et là tiendroit son siège impérial, et
amèneroit l’empereur de Constantinople en sa compagnie, et tous les plus
grands barons du royaume de Grèce, et tiendroit chacun en sa loi: il
n’en vouloit avoir que le titre et la seigneurie»[26].
On est peut-être surpris de cette vision féodale de Bayezid qui se voyait
entouré par tous ses vassaux orthodoxes, l’empereur byzantin à leur
tête, dont il voulait respecter leur religion, tout en les opposant
à l’Europe latine[27].
Ce projet avait pourtant du mal à s’accomplir depuis la révolte de
Manuel II et de Mircea Ier, qui préférèrent plutôt s’allier
à Sigismond de Luxemburg et s’opposer à l’avancement ottoman.
Fidèle à ses paroles menaçantes, Bayezid
vint effectivement combattre le roi hongrois dans son pays. La chronique
florentine indique qu’une grande armée ottomane pénétra en Hongrie au mois de
mai 1395[28], ce qui
implique que le début de la campagne est à situer au mois d’avril.
150.000 soldats turcs est sûrement une exagération: les
p. 183
délégués
hongrois arrivés en début août 1395 à Paris, citant le roi
Sigismond, ne parlaient que d’une armée forte de 40.000 «Sarrasins», dont
10.000 chevaliers[29].
En tout cas il s’agissait bien d’une grande expédition sultanale[30].
Face à ce danger, il Re d’Ungheria réunit molta gente d’arme:
«A la nouvelle de son arrivée, l’illustre roi de Hongrie rassembla en toute
hâte une armée composée des nobles, des bourgeois, des gens d’Eglise, et de
tous les chrétiens de son royaume. Cette armée était moins fort nombreuse en
comparaison de celle des ennemis ; mais enhardi par la confiance qu’elle
avait en Dieu, elle résolut de tenter les chances d’un combat»[31].
Si le compte-rendu français tend à concentrer tout
dans une seule bataille rangée, la chronique ottomane, quant à
elle, décrit avec précision toute une série de combats au long du trajet suivi
par le sultan dans sa campagne en Hongrie de sud. En traversant le Danube
à Pojejena, l’armée ottomane découvrit une Hongrie qui n’était pas
encore protégée par les deux grandes fortifications de Belgrade et de
Sémendria. L’armée envahissante détruisit dans son parcours les forteresses de
Zalánkemén (près de Belgrade), de Titel (au confluent de Tisza et du
Danube), remonta le cours de la rivière de Timiº, en mettant le feu aux
forteresses de Becicherec, de Timiºoara, de ªemlacul Mare et ªemlacul Mic, de
Caransebeº, Mehadia et Orºova pour finir par la puissante forteresse de
Séverin. En fait, l’expédition ottomane affecta seulement le Banat historique.
A. Decei a beau de qualifier cette attaque foudroyante, qui a dû mettre
aux abois le système défensif méridional du royaume, de «randonnée
imaginaire». Toutefois, l’ampleur du pillage perpétré par l’armée ottomane en
Hongrie lors de cette campagne fut précisément le motif qui souleva les
chevaliers français désireux de partir en croisade contre les «Sarrasins»[32].
L’exactitude du trajet et la bonne connaissance de la topographie du Banat du
texte de l’anonyme ottoman, ne sauraient relever que d’une expédition réelle.
On accuse souvent les auteurs ottomans de broder trop sur les réalités, et pour
une fois que l’on possède un texte sec et précis on le renvoie au
domaine de la fantaisie ! A son tour, le texte italien condense toute
cette suite de luttes secondaires qui caractérisent la première partie
de la campagne sous la forme d’un seul combat indécis, bien que sanglant, entre
l’armée hongroise concentrée au sud du pays et l’armée du sultan[33].
p. 184
Si le manque de réaction de la part de Sigismond de
Luxembourg pouvait surprendre les Ottomans, elle est tout à fait explicable.
La reine Marie, fille de Louis Ier d’Anjou, enceinte du successeur
de Sigismond était justement alors grièvement malade, ayant subie une
chute fatale lors d’une chevauchée. Selon l’historien polonais Jan D³ugosz,
elle expia lors de l’accouchement prématuré, le jour de 17 mai 1395, et avec
elle, aussi l’enfant royal. Etant donné que le roi tenait tous ses droits au
trône de la Hongrie du mariage avec Marie d’Anjou, la mort de cette
dernière posaient de sérieux problèmes constitutionnels. En 1383,
lors de la troisième rencontre polono-hongroise de Košice, le roi Louis
d’Anjou avait fait accepter le principe selon lequel, si une de ses deux filles
allait mourir, celle qui survivait devait hériter le royaume de l’autre,
reconstituant ainsi l’union personnelle qu’existait entre les deux pays depuis
1370. Ce cas de figure devint un grave problème, car la reine Hedwige de
Pologne et son mari Vladislav Jagellon contestèrent désormais la
légitimité de Sigismond de Luxembourg[34].
Or, au début du XXe siècle, un historien hongrois avait remis
en cause la date fournie par D³ugosz, en penchant pour juin-juillet 1395, et
tous les historiens roumains l’ont suivi, en brouillant sans raison la
succession des événements[35].
Récemment, une réévaluation de toutes les sources pertinentes a pu rétablir la
vérité sur la date de la mort de la reine Marie, telle que fournie par D³ugosz[36].
La direction d’attaque adoptée par le sultan ottoman
laisse deviner la stratégie d’ensemble que ce grand stratège avait
imaginée. Afin de briser la coalition hongroise et roumaine, il s’enfonça dans
un premier temps entre les armées des deux pays afin de briser leurs liaisons:
c’est pourquoi il choisit d’attaquer le Banat. Après avoir infligé une
frappe résolue à l’armée hongroise, paralysée aussi par les
problèmes internes, bien que restant encore capable de riposter à
une pénétration plus profonde dans le royaume, Bayezid passa à la
deuxième étape de son plan, pour appliquer le coup décisif au chaînon
plus faible de la coalition. Ainsi entra-t-il en Valachie par les Portes de
Fer, dont les clés il s’était saisi tout seul par la conquête de la
forteresse de Séverin.
Pour avoir évité de prendre en compte la véridicité de la
chronique ottomane publiée par Halil Inalcık, l’historiographie roumaine
présente en général la compagne de Bayezid comme ayant emprunté la direction de
la rivière d’Olt, que l’armée ottomane aurait ensuite remonté jusqu’aux
environs de la résidence princière de Argeº[37].
Alors qu’en réalité, cette source parle clairement d’une pénétration ottomane
venant de Hongrie, par le Banat. Il s’agissait précisément de la route
d’invasion utilisée en 1330
p. 185
par
le roi Charles d’Anjou (1308-1342) dans sa campagne contre Basarab Ier
(1324-1351) de Valachie.
Pourquoi le sultan aurait-il préféré cette direction et
non une autre ? Sans doute, il entendait exploiter les sentiments anti-hongrois
nourris par la population roumaine orthodoxe d’Olténie. Cette direction avait
été une constante de la politique extérieure de la Valachie depuis 1330, les princes
valaques Basarab Ier, Nicolas Alexandre (1351-1364),
Vladislav-Vlaïcou Ier (1364-1375/76) et Radu Ier
(1375/76-1385) ayant opposé une forte résistance aux rois angevins de Hongrie.
Or le traité de Braºov marquait un changement radical de cette ancienne
direction politique, changement que tous les facteurs de décision en Valachie
n’étaient pas prêts à accepter. L’aristocratie d’Olténie, ayant
à sa tête Vlad, peut-être un fils de Vladislav Ier ou
de Dan Ier (1385-1386)[38],
s’était ainsi dressée contre Mircea Ier. Vlad sollicita l’aide de
Bayezid pour faire valoir ses droits au trône[39],
ce que celui-ci fit volontairement, de même qu’il le faisait pour Jean
VII, le neveu de Manuel II. Le détour fait en Banat par l’armée ottomane montre
que le sultan entendait se servir du pied à terre que lui offrait la
noblesse olténienne dans sa révolte contre Mircea Ier.
Afin d’honorer l’obligation assumée par le traité de
Braºov de protéger son vassal roumain, le roi Sigismond avait ordonné au ban de
Maèva, Etienne de Loszoncz, de se rendre avec une avant-garde de 400 chevaliers
et 1.200 archers en Valachie au secours de Mircea. Partie d’Orºova au début du
mois de mai, donc au moment où les Ottomans pénétraient en Hongrie par
Pojejena, cette petite armée fut attaquée par surprise avant sa jonction avec
l’armée de Mircea. Le prétendant Vlad, dont l’armée était renforcée par les
Turcs, tailla en pièces cette avant-garde[40].
C’est après l’anéantissement de l’avant-garde
hongroise que la grande armée ottomane fit son apparition en Valachie. Parmi
ses effectifs se trouvaient aussi aliarum barbarorum nationum[41],
les troupes des princes vassaux de Bayezid, les Serbes conduits par Etienne
Lazareviæ, Constantin Dragaš et Marko Kraljeviæ, aussi que les Roumains de
Vlad. La chronique brève ottomane continue: «Et puis, arrivant dans les
contrées de Valachie, il se vit tenir tête par le voïévode Mircea,
le beg roumain, et par son armée, qui ne le laissa pas passer et la guerre et
la bataille s’engagèrent contre l’armée roumaine, laquelle (bataille) se
poursuivit toute une semaine durant sur (les bords de) l’Argeº, mais
p. 186
finalement
étant conclue la paix avec le voïévode roumain rentra dans son pays et le
Feu Yıldırım passa la rivière d’Argeº et s’arrêta
devant la forteresse de Nicopolis»[42].
La fameuse dispute dans l’historiographie roumaine sur la
date de la bataille de Rovine (Argeº)[43],
se trouve, si on prend au sérieux cette source, assez déficitaire sous rapport
méthodologique. Qu’il s’agisse du «10 octobre 1394», qu’il s’agisse du «17 mai
1395», à chaque fois les historiens contemporains parlent d’un
jour, alors que la chronique ottomane fait référence à un combat acharné
ayant duré une semaine, et ayant revêtu l’aspect d’une guerre de
positions. Rien que par sa durée, et quoique fût le dénouement de cette
bataille, le fait d’avoir résisté une semaine aux assauts de l’armée du sultan
en dit long sur l’opiniâtreté de la résistance opposée par l’armée de Mircea Ier.
A notre avis, toute la discussion sur la datation de la bataille de Rovine, tout
en lui enlevant l’arrière-plan idéologique qui l’a compromise, était
inutile depuis la mise au point sèche de Georges Sp. Radojciæ[44].
A condition que l’on tienne compte que si Constantin Dragaš était vraiment
tombé durant cette bataille le 17 mai, ce jour était seulement un des sept
qui marquèrent la terrible rencontre entre les armées de Bayezid Ier
et Mircea Ier.
Avec cette précision que nous croyons importante pour la
question de la datation, le dénouement de la bataille en est une toute autre.
Les descriptions que l’on possède de la bataille d’Argeº (Rovine) sont
malheureusement plus riches en images littéraires qu’en renseignements
historiques, de sorte que les reconstitutions des phases de cette bataille sont
toujours risquées[45].
Selon Chalcocondyle, Mircea, après avoir mis à l’abri la
population civile dans les zones montagneuses, soumit l’armée ottomane à
un harcèlement continu depuis son entrée en Valachie. La situation était
si grave que le conseil d’Evrenos-bey de toujours garder l’armée en ordre afin
d’éviter les attaques de
p. 187
Mircea,
fut considéré providentiel par le sultan[46].
Selon les chroniqueurs ottomans, entre les deux armées fut finalement engagée
une «grande bataille» près de la rivière Argeº[47],
qui se solda avec des lourdes pertes pour les deux côtés. Cependant, les
Roumains ne lâchaient pas leur résistance. Durant la nuit, les cadavres des
soldats ottomans auraient été recueillis et jetés dans la rivière,
créant au lendemain à Mircea l’impression que l’armée ottomane était
encore intacte. Il décida donc de se retirer[48].
C’est donc de la bataille de Rovine que parle la deuxième partie de la Chronique
florentine[49], ainsi que
la chronique «de Tismana», attestant d’une même voix l’acharnement de la
confrontation[50]. La
dernière chronique confirme qu’à l’issue du combat, les deux
armées quittèrent le champ de bataille, Mircea vers la Transylvanie,
Bayezid vers le Danube. Les sources disent ainsi unanimement que la rencontre
militaire d’Argeº s’est soldée avec un épuisement des deux côtés, qui les
obligea à quitter le terrain de confrontation. Chrétiennes ou ottomanes,
elles parlent de la situation particulièrement difficile dans laquelle
l’armée de Mircea Ier put mettre l’armée ottomane. Le retranchement
du sultan Bayezid derrière un camp, idée à laquelle Evrenos-bey
doit son ascension militaire, nous font nous demander si on n’assiste pas
justement à Rovine à l’émergence de la fameuse tactique défensive
des janissaires, corps d’élite qui apparaît à la fin du XIVe
siècle. Ce camp, défendu par la garde personnelle du sultan composée de
janissaires, était le point inexpugnable sur lequel se reconstituait à
chaque fois la défensive ottomane, dans les plus difficiles moments d’une
bataille. Appliquée justement à partir de l’année suivante, à la
bataille de Nicopolis (1396), cette innovation tactique devient un élément
fondamental de l’art militaire ottoman jusqu’au XVIIIe
siècle. C’est alors cette innovation qui, tout en parlant de la
résistance résolue opposée par l’armée de Mircea, témoigne en dernière
instance de la victoire tactique que le sultan remporta à la fin de
cette bataille. L’armée de Mircea Ier, subissant des graves pertes,
et en impossibilité de briser la défense du camp du sultan, a été finalement
obligée de se retirer. En revanche, si pour Bayezid cette issue était une
victoire, elle ne l’était pas moins l’une «à la Pyrrhus»[51].
p. 188
Comment établir un rapport logique entre ce final assez
indécis de la bataille et l’issue politique que les sources lui attribuent? Le
chroniquer florentin montre effectivement que: «per questa vettoria con loro
avuta dal Baisetto, tutta Balacchia s’arrendé al Baisetto, e lui ubbidirono.
Ma pure il Baisetto, per la grande perdita che avea fatto della sua gente, si
tornò indietro con quella gente che rimasa gli era, che molta più
n’avea perduta»[52].
Mircea, se retirant vers la Transylvanie afin de
continuer la résistance, ne pouvait être à l’origine de cette
première réglementation des rapports entre l’Empire ottoman et la
Valachie. La Chronique «de Tismana» est formelle sur un changement de
prince qui eut lieu suite à la bataille d’Argeº: après celle-ci,
Bayezid fut en mesure «d’installer un certain des nobles (vlastelin)
pour gouverner le pays, et Mircea s’est réfugié dans le pays hongrois»[53].
Cette chronique, provenant dans sa version slavonne des milieux monastiques
valaques, devait être au courrant des réalités internes du pays bien plus
que d’autres. La chronique ottomane est convergente lorsqu’elle dit,
sans trop comprendre peut-être les subtilités du régime politique de la
Valachie, que «finalement étant conclue la paix [turc. sulh – n. n.]
avec le voïévode roumain, il rentra dans son pays». A remarquer
qu’à cet endroit la chronique, bien qu’elle ne fasse pas mention du nom
de Vlad, n’en fait non plus du nom de Mircea. L’hésitation est à
comprendre: l’anonyme ottoman de la première moitié du XVe
siècle ne se sentait certainement pas à l’aise dans les
renversements continuels de pouvoir dans ces contrées obscures pour lui. Il
faut conclure que la paix a été en réalité signée par Bayezid non avec Mircea,
mais
p. 189
bien
avec Vlad Ier. Ultérieurement, en oubliant ce règne passager
situé au plein milieu du long règne de Mircea, on a pu lui attribuer,
peut-être même intentionnellement, le traité signé en réalité par
Vlad.
Ce n’est donc pas pour chercher à tout prix une
«voie royale», mais bien parce que c’est le témoignage unanime des sources
qu’il faut affirmer: la bataille de Rovine, tout en s’étendant sur la durée d’une
semaine, a eu bien lieu dans les environs du 17 mai 1395. En même
temps, tout en infligeant des lourdes pertes à l’armée ottomane, Mircea
dut quitter en dernière instance le champ de bataille, ce qui permit
à Bayazid d’installer sur le trône d’Argeº Vlad Ier. C’est
donc avec ce prince que le sultan conclut le premier traité de vassalité de la
Valachie envers la Sublime Porte[54].
Ainsi reconstitué le segment valaque de l’expédition de Bayezid en 1395,
observons qu’il est réitéré ponctuellement par le dénouement de la campagne en
Valachie effectuée par Mehmed II contre Vlad l’Empaleur (1462): le sultan
ottoman réussit également à imposer au terme d’une campagne très
difficile un prince fidèle, Radu le Bel, le frère de Vlad III.
Avec un tel résultat, Bayezid pouvait considérer atteints les objectifs d’une
expédition qui s’était avérée trop coûteuse et se replia en ordre vers le
Danube.
Une des raisons qui avaient motivé les Ottomans à
conserver après 1393 une vie larvaire de l’Etat bulgare de Tãrnovo avait
sans doute été d’en faire un tampon entre les territoires directement sous
domination ottomane et la coalition hungaro-valaque. Après avoir signé
la paix avec le nouveau prince Vlad, le rôle de l’Etat de Jean Šišman pouvait
désormais être relayé par la Valachie. De plus, lors de la collecte
d’informations effectuée comme d’habitude lors de la campagne en Hongrie et
Valachie, Bayezid dut rassembler les preuves compromettantes pour les contacts
de Jean Šišman avec les émissaires de la coalition. Cela expliquerait l’acte
dramatique par lequel s’acheva cette campagne[55].
En arrivant sur la rive gauche du Danube, le sultan occupa la forteresse de
Turnu (la Petite Nicopolis), défendue par un contingent de Mircea Ier[56],
en attendant que le prince bulgare ramasse la flottille nécessaire à la
traversée. Une fois au sud du fleuve, Bayezid ordonna l’exécution de l’ancien
tsar. La chronique «de Tismana» en donne la date exacte: le 3 juin 1395[57].
C’est à ce moment seulement qu’il faut placer, sans plus
p. 190
hésiter,
la fin du tsarat de Tãrnovo. Au même moment que leur tsar furent exécutés
110 boyards de Tãrnovo, ainsi disparaissant la plupart de l’élite politique de
l’Etat bulgare. La Nicopolis bulgare fut annexée à l’Etat ottoman, et
mise sous la commande de l’ancien sultan d’Aydin, Djouneid Aydinoğlou,
devenu sujet ottoman. Afin d’éviter une mort similaire à son
père, Jean Alexandre II, associé depuis deux ans au trône, devint
musulman et fut désigné en échange sancak-bey d’Aydin[58].
La chronologie des événements semble ainsi bien établie
par plusieurs sources: l’invasion ottomane en début mai 1395 (ou
peut-être déjà fin avril) en Banat (l’anonyme florentin), l’entrée
en Valachie et la bataille de Rovine dans les environs du 17 mai (le Typikon
de Roman: la mort de Constantin Dragaš), et l’exécution le 3 juin de Jean
Šišman à l’issue de cette campagne et fin du Tsarat de Tãrnovo (la
chronique «de Tismana»)[59].
L’ambassade hongroise arrivée à Paris en juillet 1395 était donc exacte
lorsqu’elle faisait devant la cour du roi Charles VI le bilan du «coup de
tonnerre» qui avait frappé leur pays: «C’est un fait notoire que Bajazet, le
plus cruel des tyrans, a réduit en captivité presque tous les chrétiens de la
Bulgarie, de la Valachie et de la Pannonie» et que «les villes de ces contrées,
autrefois soumises au roi de Hongrie et à la foi chrétienne, ont subi
pour la plupart le joug cruel des Turcs»[60].
Le bilan de cette rapide campagne était donc, du point de
vue ottoman, assez impressionnant. Certes elle n’avait pas amené l’armée ottomane
jusqu’à Rome, loin s’en faut. En termes réels, en revanche, cette
première incursion sultanale dans le royaume de Hongrie s’était achevée
sans déclencher une riposte résolue de l’armée de Sigismond, ce qui est
considérée dans toutes les chroniques ottomanes un signe de faiblesse de
l’ennemi. La Valachie était désormais jugée soumise, selon le droit islamique,
grâce au traité signé par «le voïévode roumain», Vlad Ier en
l’occurrence, au lendemain de la bataille de Rovine. Enfin, le tsarat de
Tãrnovo était anéanti et la frontière du sultanat fut durablement fixée
sur le Danube, devenue désormais «rivière de ghāzi». Tout
cela à l’appui, Bayezid se considérait justifié à demander la
reconnaissance officielle la part du
p. 191
calife
Abbasside se trouvant au Caire, en plus du titre de sultan qu’utilisait
déjà son père Murad Ier, celui plus expressif du point
de vue politique, de sultan de Rūm[61].
Tout cela étant vrai, ce n’était encore que la moitié de
la réalité. L’absence de réaction de la part de Sigismond était surtout
redevable aux problèmes de succession qui émergèrent lors de la
maladie et de la mort de la reine Marie, le 17 mai, alors même que sur le
camp de bataille de Rovine le sultan ottoman était aux prises avec l’armée du prince
de Valachie Mircea. Ces complications avaient empêché le roi de Hongrie
de s’acquitter de son devoir de protéger son vassal Mircea Ier de
l’agression ottomane.
Seulement en juin 1395 l’armée royale concentrée à
Braºov fut à même de déclencher la contre-offensive, apprenant
peut-être de Mircea que le gros de l’armée sultanale avait entre temps
quitté le pays. Sigismond entra en Valachie par Câmpulung, réunissant ses
forces avec Mircea. Leur armée combinée assiégea la Petite Nicopolis (Turnu)
défendue par une garnison turque et par Vlad. La forteresse fut prise par la
haute lutte et le roi y installa ses châtelains[62].
On ne sait pas pourquoi Sigismond décida de retourner en Hongrie après
ce premier succès: les historiens modernes, trompés aussi par le
religieux de Saint-Denys, en donnent comme raison la maladie de la reine. Si ce
n’est pas de la propagande, c’est une confusion: car la reine était déjà
morte, on le sait très bien maintenant, depuis le 17 mai. Il est plus
sûr de penser que cette contre-offensive n’avait en réalité qu’un
objectif très limité, celui de reprendre toutes les forteresses que
Bayezid avait pu occuper au mois de mai. C’était ce que le roi venait de faire
sous les murs de Turnu et c’est ce que la direction de son armée suggère
ensuite. Effectivement, le 25 août, le roi établit son exercitus
campestri près de Séverin[63].
Cependant, les pertes lourdes subies pendant le siège de Turnu, ainsi
que le fatigue d’une campagne qui durait depuis le printemps, ont dû
décourager l’armée hongroise devant les fortifications de Séverin. La décision
fut prise de rentrer. En s’engageant à traverser le défilé des montagnes
de Cerna, la frontière entre Olténie et Banat, l’armée royale fut
surprise par Vlad avec multitudo Olacorum à Posada. La vie du roi
fut sauve seulement par le dévouement personnel de Nicolas de Gara, le ban de
Dalmatie et de Croatie. Echouant à prendre Séverin et décimée lors du
passage des Carpates, l’éprouvée armée fut de retour de l’expédition valaque le
2 septembre à Caransebeº [64].
Victorieux, Vlad reprit avec l’aide des Turcs Argeº,
d’où il chassa à nouveau Mircea, obligé de se réfugier en
Transylvanie, avec les Turcs sur ses traces jusqu’à
p. 192
Braºov[65].
On voit ainsi que depuis son apparition dans les sources, Vlad est toujours
secondé par les forces ottomanes, qu’il appelle au secours, qu’il accompagne
sans doute lors de la bataille de Rovine, qui l’aident à saisir le
pouvoir et à le maintenir. C’est seulement pour avoir expédié la
problématique de la bataille de Rovine que l’on a pu affirmer, malgré le
témoignage des sources, que Vlad n’aurait pas été installé à Argeº par
Bayezid. Nous ne pouvons pas non plus faire la nôtre une autre affirmation,
corrélative, que le règne de Vlad Ier voïévode de
Valachie commencerait seulement à partir de cette dernière
offensive de septembre-octobre 1395[66].
Il nous semble que le début de son règne est à situer légalement
à partir de la paix (sulh) que Vlad signa au lendemain de la
bataille de Rovine avec le sultan Bayezid. Il faut en même temps accepter
l’idée d’une autorité divisée, car les deux princes concurrents se partageaient
alors en réalité le territoire du pays, tout en le revendiquant chacun en
entier.
Le titre de «ban de Séverin», dont Vlad se pare dans
l’acte de 28 mai 1396[67]
montre qu’il était devenu maître de cette importante forteresse, que Bayezid
venait de conquérir lors de son expédition-éclair au début du mois de mai en
Hongrie. En même temps, il ne s’intitulait ni duc de Fãgãraº et d’Amlaº
(fiefs des princes roumains en Transylvanie que Mircea conservait pour base
lors de son refuge en Hongrie), ni maître du «Pays de Dobrotici» (Dobroudja,
dont le contrôle était disputé entre Mircea et l’ex empereur byzantin Jean VII,
soutenu par l’armée ottomane). On observe en conséquence dans la politique de
Bayezid contre la coalition entre Mircea Ier et Manuel II Paléologue
un parallélisme significatif. Contre tous les deux il dressa des
contre-candidats issus des dynasties légitimes, respectivement Vlad Ier
(jusqu’à 1397)[68]
et Jean VII (jusqu’à 1399), qu’il avait gratifié de terres conquises de
ses adversaires: Séverin, arrachée aux Hongrois et donnée à Vlad, et une
partie de la Dobroudja, ôtée à Mircea et conférée à l’ex-empereur
Jean VII. Le sultan restait donc fidèle à une conception
«féodale» de son pouvoir, telle que l’illustre la citation de Jean Froissart
reproduite plus haut, visant à
p. 193
installer
ses vassaux dans les pays orthodoxes et à les protéger, vassaux qui
constituaient la principale source militaire et financière de son action
politique.
L’enjeu majeur de la campagne de 1395 a sans doute été le
contrôle du Danube. Une disposition importante du traité de Braºov conclu le 7
mars 1395 entre Sigismond et Mircea parle de l’intention du roi de passer «utpote
ultra et prope Danubium, per loca eidem nostro dominio et Danubio convicina»,
dans ce cas le prince roumain assumant la charge d’approvisionner l’armée
royale. Au début de la campagne de mai, pour Bayezid fut décisive la
conquête d’un point stratégique principal pour l’accès au
Bas-Danube de la Hongrie, la forteresse de Séverin, dont la défense le sultan
la confia ensuite à Vlad Ier. Dans l’endroit où l’Olt
se jète dans le fleuve, le sultan arracha, en fin de campagne, la Petite
Nicopolis aux Roumains et la Grande Nicopolis aux Bulgares pour en faire la clef
de voûte de la frontière danubienne ottomane en cours de
constitution. Ainsi, contrôlant des deux côtés à cet endroit le Danube,
Bayezid pouvait étrangler toute future tentative chrétienne de descendre, avec
une force combinée, terrestre et fluviale, vers l’Embouchure du Danube et le
littoral pontique qui menait en ligne droite vers Constantinople. Le danger
était tel que Sigismond en fit ensuite la raison même de sa campagne
d’été en Valachie[69].
Cette expédition eut pour comble le siège et la reconquête de
Turnu, qui marquait la ouverture du Danube. C’est cette victoire, et moins la
bataille féroce, mais terminée indécise, de Rovine, qu’à pu inciter
à un envoyé du patriarche de Constantinople en Crète, Joseph
Bryennios, à écrire à Antoine IV, rempli de joie «que les
fidèles ont prit le dessus sur les infidèles, contrôlé le Danube et
pris les villes riveraines»[70].
Lorsque cette nouvelle aurait touché la Crète, elle était déjà
périmée, car après la défaite subie à Posada par l’armée
hongroise, Vlad et ses alliés turcs avaient récupéré la forteresse de Turnu,
renfermant à nouveau le gué. En 1399, en se rappelant les tristes
événements de l’année 1395, Sigismond concluait que «tunc quoque Wolahia
perdita et Danobius in potestatem hostium est redactus»[71].
L’acharnement de la longue campagne de 1395, où toutes les deux camps
avaient connu une série des hauts et des bas, eut donc comme raison principale
le contrôle de la voie fluviale qui seule pouvait permettre l’accès des
armées en provenance de l’Europe centrale vers Constantinople.
En février 1396 un ambassadeur byzantin, Manuel
Philanthropène, parvint enfin à Buda, où il signa un
nouveau traité d’alliance entre Hongrie et Byzance[72].
Selon les termes appris par les Vénitiens, Sigismond s’est engagé à
avoir concentrée au mois de mai sur Danube «une puissante armée», capable
d’atteindre le Bosphore en juin. Le roi hongrois prêtait aussi à
Manuel II 30.000 ducats, avec pour tâche d’armer dix galères censées
assurer la navigation libre sur le Danube. On entrevoit donc le plan d’attaque
de la croisade en train de préparation: le Danube devait être reconquis
et rouvert afin que
p. 194
l’armée
chrétienne puisse déferler vers les Détroits. C’est pour cela que la croisade
de 1396 se dirigea vers Nicopolis.
p. 195
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(2004) (a cura di Ioan-Aurel Pop e Cristian Luca), Bucarest: Casa Editrice dell’Istituto
Culturale Romeno, 2004
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Bucharest, Romania
Last updated: July 2006
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* Une première forme, moins étendue, de cette étude
a été publiée dans la Revue Internationale d’Histoire Militaire,
LXXXIII, Vincennes, 2003, pp. 115-132 (numéro présente à l’occasion du
Congres International d’Histoire Militaire, Bucarest, Août 2003).
[1] Voir en dernier lieu, avec toute la bibliographie et une
nouvelle évaluation du problème, E. A. Antoche, «Les expéditions de
Nicopolis (1396) et de Varna (1444): une comparaison», dans Mediævalia
Transilvanica, IV, no. 1-2, 2000, pp. 28-74.
[2] Episode raconté par Sigismond de Luxembourg dans le
diplôme octroyé en 1397 à Stybor: Documenta Romaniae Historica,
D, tome I, p. 162, p. 167 (à suivre, DRH).
[3] M. Kintzinger, «Sigismond, roi de Hongrie et la
croisade», dans Annales de Bourgogne, LXVIII, no. 3, 1996, pp. 23-33.
[4] St. W. Reinert, «The Palaiologoi, Yıldırım
Bāyezīd and Constantinople: June 1389-March 1391», dans Τo
Ελλνηικον. Studies in Honor of
Speros Vryonis Jr., tome I, New Rochelle (NY), 1993, pp. 289-365.
[5] St. W. Reinert, «Political Dimensions of Manuel II
Palaiologos’ 1392 Marriage and Coronation: Some New Evidence», dans C. Sode, S.
Takács, Novum Millenium. Studies on Byzantine History and Culture dedicated
to Paul Speck, Ashgate, 2001, pp. 291-303.
[6] Ignatius de Smolensk, dans G. P. Majeska, Russian
Travellers to Constantinople in the Fourteenth and Fifteenth Centuries,
Washington D. C., 1984, pp. 106-107.
[7] ª. Papacostea, «Bizanþul ºi cruciata la Dunãrea de Jos
la sfârºitul secolului al XIV-lea» [Byzance et la croisade au Bas-Danube
à la fin du XIVe siècle], dans Evul Mediu românesc.
Realitãþi politice ºi curente spirituale, Bucarest, 2001, pp. 47-70, ici p.
54, n. 16.
[8] J. Darrouzès, Les regestes des actes du
Patriarcat de Constantinople: Les actes des patriarches (Le Patriarcat
byzantin, série I), tome I/6, Paris, 1979, no. 2931, pp. 210-212.
[9] G. Ostrogorsky, «Byzance, état tributaire de l’empire
turc», dans Zbornik Rad. Viz. Inst., V, 1958, pp. 49-58.
[10] P. Engel, «A török-magyar háboruk elsõ évei 1389-1392»,
dans Hadtörténelmi Közleménvek, CI, no. 3, 1998, pp. 562-577.
[11] J. Fine, The Late Medieval Balkans. A Critical Survey
from the Late Twelfth Century to the Ottoman Conquest, Ann Arbor, 1994, pp.
423-424: après l’échec de son règne de 1390, l’empereur byzantin
Jean VII conservait en tant que vassal ottoman un vaste apanage depuis
Selymbria (Mer Marmara) jusqu’à Messembrie (sur le littoral pontique).
C’est à lui que Bayezid octroya en 1391 les parties de Dobroudja
arrachée de Mircea Ier, en tant qu’ancienne possession byzantine.
[12] A. Decei, «L’expédition de Mircea Ier contre
les akιncι de Karinovasi (1393)», dans Revue des Etudes
Roumaines, I, 1953, pp. 130-151.
[13] E. Mályusz, Zsigmondkori Oklevéltár [Regestes des
documents de l’époque du roi Sigismond], tome I, (1387-1399), Budapest,
1951, no. 3464: mai 1394–le début des pourparlers entre le roi Sigismond et le
prince Mircea.
[14] DRH, D, tome I., no. 87, pp. 138-142: le traité
stipule de manière détaillée les conditions dans lesquelles Mircea
s’engageait à collaborer militairement et logistiquement aux projets du
roi Sigismond «contre nostros specialissimos hostes, Turcos», tant
offensifs que défensifs. La présence personnelle de Mircea à la
tête des corps à envoyer au roi était conditionnée de la présence
personnelle de Sigismond. Mircea accentue qu’il consent à ces
obligations «sponte et ex mera nostra liberitate, non cohacti neque
circumventi». Une dernière analyse: M. Diaconescu, «The relations of
vassalage between Sigismund of Luxemburg, king of Hungary, and Mircea the Old,
voivode of Wallachia», dans Mediævalia Transylvanica, II, no. 2,
1998, pp. 245-282, ici pp. 273-274, qui le considère un acte additionnel
à l’hommage de Mircea envers le roi Sigismond.
[15] St. W. Reinert, «The Muslim presence in Constantinople,
9th-15th centuries: Some preliminary Observations», dans
H. Ahrweiler, A. Laiou, Studies on the Internal Diaspora of the Byzantine
Empire, Washington D. C., 1998, pp. 144-147.
[16] P. Gautier, «Un récit inédit du siège de
Constantinople par les Turcs (1394-1402)», dans Revue des études byzantines,
XXIII, 1965, pp. 100-117.
[17] K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571),
tome I, The Thirteenth and Fourteenth Centuries, Philadelphia, 1976, pp.
342-343.
[18] Ibidem, p. 343.
[19] N. Oèarov, «Le tsar bulgare Ivan Alexandre II», dans Etudes
balkaniques, no. 3-4, 1997, pp. 119-124; K. Ivanova, «Un renseignement
nouveau dans un manuscrit bulgare du XIVe siècle au sujet de
la résistance du tsar Ivan Sišman contre les Ottomans près de Nikopol»,
dans Etudes balkaniques, no. 1, 1988, pp. 88-93.
[20] Conclusion partagée aussi par C. Imber, The Ottoman
Empire, 1300-1481, İstanbul, 1990, p. 43.
[21] Ibidem, pp. 42-43.
[22] H. İnalcık, «An ottoman document on Bayazid I.
Expedition into Hungary and Wallachia», dans Publications du Comité
d’Organisation du Xe Congrès International d’Etudes
Byzantines, İstanbul, 1957, pp. 220-222; voir aussi A. Decei, «Deux
documents turcs concernant les expéditions des sultans Bayazid I et Murad II
dans les Pays roumains», dans Revue Roumaine d’Histoire, XIII, 1974, pp.
395-413. Il s’agit du document Topkapi no. 6374, qui pour H. İnalcık
serait un rapport technique préparé pour Mehmed II en vue d’une expédition en
Hongrie ou Valachie, à la différence de Decei qui le considère,
sans doute de manière erronée, une simple gesta pour les jeunes
membres de la cour ottomane.
[23] Fragment republié par ª. Papacostea, «Mircea cel Bãtrân
ºi Baiazid. O întregire la cunoaºterea confruntãrilor lor armate» [Mircea
l’Ancien et Bayezid. Une contribution à la connaissance de leurs
confrontations armées], dans Idem, Evul Mediu românesc. Realitãþi politice
ºi curente spirituale, Bucarest, 2001, pp. 71-74.
[24] Dernière édition de cette chronique, avec texte
slavon et traduction roumaine, chez D. Nãstase, «Cronica expansiunii otomane,
1296-1417» [La chronique de l’expansion ottomane, 1296-1417], dans L. Leuºtean,
M. M. Székely, M. R. Ungureanu et P. Zahariuc (éd.), In honorem Ioan
Caproºu. Studii de istorie, Jassy, 2002, pp. 227-268, ici p. 255 (rom.), p.
263 (slav.). Une édition en français préparée par le même spécialiste est
à paraître dans la revue Summeikta d’Athènes, mais nous
avons pu déjà consulter le manuscrit par la bonne volonté de M. Nãstase,
à qui nous remercions ici.
[25] Voir en général F. Szakály, «Phases of Turco-Hungarian
Warfare before the battle of Mohács (1365-1526)», dans Acta Orientalia
Academiae Scientiarum Hungaricae, XXXIII, 1979, pp. 65-111.
[26] Œuvres de Froissart, Chroniques, éd. K. de
Lettenhove, tome XV, Bruxelles, 1871, pp. 216-217.
[27] Sur les fondements de l’idée impériale ottomane et la
place symbolique qui y détenait la domination de Constantinople, voir H.
İnalcık, «The policy of Mehmed II toward the Greek Population of
İstanbul and the byzantine buildings of the City», dans Dumbarton Oaks
Papers, XXIII-XXIV, 1969-1970, pp. 233-234.
[28] [28] ª. Papacostea, Evul
Mediu românesc, p. 73: «In questo tempo del mese di maggio 1395, avendo
il Re d’Ungheria raunata molta gente d’arme per riparare che il Baisetto,
figliuolo del Moratto Bai turco, il quale piú di cento cinquanta migliaia
d’uomeni armati venia addosso per torli il reame d’Ungheria».
[29] K. M. Setton, op. cit., p. 344.
[30] Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le
règne de Charles VI de 1380 à 1422, reproduction de l’édition
de M. L. Bellaguet (1842), tome I/2, Paris, 1994, pp. 388-389: «Cette année il
[le sultan ottoman–n. n.] avait amené avec lui à travers la Valachie et
la Bulgarie, qui étaient devenues de provinces de son empire, une multitude si
prodigieuse de Turcs, qu’il se flattait de soumettre bientôt à sa
puissance toute la chrétienté».
[31] Ibidem.
[32] K. M. Setton, op. cit., p. 345.
[33] «[…] ed essendo li loro campi vicino l’uno all’altro e
ordinato ciascuno di loro la sua gente a battaglia, ciascuno confortati li suoi
a bene operare a valentemente l’una parte e l’altra combatterono, e con buon
animo corsero alla bataglia, nella quale molta gente fu morta; ma molti
più de’ Turchi che di Cristiani vi morirono, ma niuna delle parti il
dì fu vinta».
[34] O. Halecki, Jadwiga of Anjou and the Rise of East
Central Europe, New Jersey, 1991, p. 107, p. 220.
[35] I. Karácsonyi, «Mária királyné halála napja», dans Százodok,
XLI, 1907, pp. 461-463; pour les historiens roumains, voir surtout S.
Iosipescu, «De la bãtãlia de la Rovine la Istoria Polonã a lui
Jan D³ugosz», dans Anuarul Institutului de Istorie ºi Arheologie «A. D.
Xenopol», XXIII, 1986, pp. 707-712.
[36] M. Salomon, «On the credibility of an item in Jan
D³ugosz’s Chronicle: Mai 17, 1395–the date of the battle of Rovine or of
the death of queen Mary?», dans Mélanges d’histoire Byzantine offerts
à Oktawiusz Jurewicz à l’occasion de son soixante-dixième
anniversaire (Byzantina Lodziensia III), £ódŸ, 1998, pp. 164-170.
[37] Voir par exemple Istoria militarã a poporului român,
tome II, Bucarest, 1986, pp. 167-171, et la carte p. 169.
[38] O. Iliescu, «Vlad Ier, voïvode de
Valachie: le règne, le sceau et les monnaies», dans Revue Roumaine
d’Histoire, XXVII, no. 1-2, 1988, pp. 96-100 (sur la filiation de Vlad Ier).
[39] Johannes de Thurocz, Chronica Hungarorum. Textus,
éd. Elisabeth Galantái, J. Kristó, Budapest, 1985, p. 224: «Et cum Dan
[ici le nom de Vlad est confondu avec le nom de son père–n. n.] suas
partes debilitari agnovit, preceps Thurcorum quesivit subsidium, et illo
potitus partem alteram [Mircea–n. n.] coegit in fugam».
[40] V. Pervain, «Din istoria relaþiilor Þãrii Româneºti cu
Ungaria la sfârºitul secolului al XIV-lea» [De l’histoire des relations de la
Valachie avec la Hongrie à la fin du XIVe siècle],
dans Anuarul Institutului de Istorie ºi Arheologie «A. D. Xenopol», XVIII,
1975, pp. 100-101; c’est cette escarmouche, dramatique plutôt par l’origine
noble d’Etienne Loszoncz que par les dimensions du corps militaire vaincu, qui
fit sa place dans la Chronique du religieux de Saint-Denis, pp. 388-389.
[41] DRH, D, tome I, no. 108, p. 177.
[42] A. Decei, Deux documents turcs, pp. 401-402.
[43] Al. V. Diþã, Mircea cel Mare. Intre realitatea
medievalã ºi ficþiunea istoriograficã modernã [Mircea le Grand. Entre la
réalité médiévale et la fiction historiographique moderne], Bucarest, 2000, passim.
[44] G. Sp. Radojciæ, «La chronologie de la bataille de
Rovine», dans Revue Historique du Sud-est Européen, V, 1928, pp.
136-139. Cette bataille intéresse les chroniques serbes pour avoir été la causé
de la mort de Constantin Dragaš, le beau-père de l’empereur Manuel II
Paléologue, et de Marko Kraljeviæ, devenu héros du folklore balkanique,
contraints à participer à la campagne de Hongrie et de Valachie
en tant que vassaux du sultan. Ces chroniques placent la bataille dans l’année
byzantine 6903 (1er septembre 1394-31 août 1395). Du reste,
sur 39 chroniques serbes qui parlent de la bataille de Rovine, seulement 10 en
donnent la date de 10 octobre: mais il s’agit dans ce cas des plus récentes.
Autrement, dans le typikon de Romain, la mort de Constantin Dragaš est
commémorée le 17 mai, ce qui tombe dans l’année 1395 après J.-C. Aussi,
en octobre 6904 (1395) l’empereur Manuel II Paléologue et l’impératrice
Hélène Dragaš accordaient une grande donation au monastère de
Petra à Constantinople pour quatre commémoraisons de Constantin: deux
pour les quarante jours et les trois mois à suivre à son
décès (qui avaient déjà été officiées), et les deux autres
après six et neuf mois. L’historien serbe d’en conclure que la mort de
Constantin est à placer à Rovine à ce moment (en octobre
1395) moins de six mois auparavant, ce qui correspond plutôt au 17 mai
1395 qu’au 10 octobre 1394. Voir aussi Al. V. Diþã, op. cit., p.
165-242.
[45] L’esquisse de la bataille de Rovine de Istoria
militarã a poporului român, tome II, p. 171, est complètement
imaginaire: la contre-attaque de l’armée roumaine sur le côté gauche de l’armée
ottomane n’est attesté par aucune source existante!
[46] L. Chalcocondyle, Expuneri istorice, éd. V.
Grecu, Bucarest, 1958, p. 64.
[47] Sur la localisation de la bataille dans la région de la
capitale de la Valachie, où une couche de ceindre découverte par les
archéologues dans la cour princière semble indiquer une trace d’un
incendie à la fin du XIVe siècle, voir Al. V. Diþã, op.
cit., pp. 285-295.
[48] M. Guboglu, M. Mehmet, Cronici turceºti privind
Þãrile Române. Extrase, tome I, Sec. XV-mijlocul sec. XVII,
[Chroniques turques concernant les Pays roumains. Extraits], Bucarest, 1966:
Enveri, Düsturname, p. 39; Orudj bin Adil, Tevarih-i al-i Osman,
pp. 48-49.
[49] ª. Papacostea, Evul Mediu românesc, p. 73: «Poi
l’altro dì, ricominciata tra loro battaglia aspra e crudele e presso che
tutto il dì combattutisi insieme con grande mortalità, dell’una
parte et dell’altra, pure alla fine il campo rimase al Baisetto e a’ Turchi, comecché
molti più furono morti de’ Turchi che de’ Cristiani».
[50] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263: «Et
tellement innombrables fut la multitude des javelots lancés, qu’on ne pouvait
pas voir l’air du fait de la multitude des flèches et la rivière
coulait ensanglantée de la multitude des cadavres humains».
[51] C’est ici que nous prenons nos distances par rapports
aux conclusions de l’ouvrage d’Al. V. Diþã, op. cit., pp. 243-283, et
pp. 297-386. Dans sa démarche, très méritoire du point de vue de la
critique des sources et de l’historiographie (aucune autre bataille médiévale
roumaine ne bénéficie pas encore d’un traitement similaire!), l’auteur accuse
une grande partie de l’historiographie étrangère et roumaine d’avoir été
conduite par le postulat d’une défaite de Mircea par le sultan Bayezid, le 10
octobre 1394, en fonction duquel les sources aurait été déformées. Il risque
toutefois de retomber dans le même piège, à cette
différence près que le postulat est cette fois-ci contraire: il
s’agirait d’une «victoire écrasante» de Mircea sur le sultan, datée le 17 mai
1395. Cependant, plusieurs points posent problème: 1) la chronique
turque publiée par İnalcık est ignorée, suivant l’analyse de Decei:
la seule source qui nous renseigne sur le trajet précis du sultan en 1395 est
donc laissée à côté; 2) par conséquent, l’auteur ne peut pas rendre
compte de la confrontation directe entre Bayezid et Sigismond dont parlent la Chronique
de Saint-Denis et la Chronique florentine, et que la chronique ottomane
localise en Banat; 3) la chronique «de Tismana», dite byzantino-bulgare, est
aussi sous-estimée, l’auteur la considérant comme interpolée, alors qu’elle est
contemporaine, et exprime le point de vue de Mircea (voir D. Nãstase, op.
cit.), c’est la raison pour laquelle Vlad y est considéré un simple «vlastelin»
(pp. 307-313); 4) l’auteur postule après la libération en commun de
Turnu une rupture de l’alliance chrétienne et la défaite de Sigismond par
Mircea en septembre 1395, mais comment expliquer alors que les deux se retrouvent
ensuite ensemble à Nicopolis, dans les meilleurs termes, chose
incompréhensible après une telle «trahison»? 5) comment un prince qui
«écrase» entre mai et septembre 1395 deux des plus puissants monarques de
l’Europe se fait renverser ensuite par une poignée de boyards qui instaurent
à sa place Vlad au début 1396? 6) de la reconstruction de l’auteur
résulte enfin un autre paradoxe: comment se fait-il que le prince roumain a pu
emporter tout seul une «victoire écrasante» en 1395 sur Bayezid, alors que Mircea,
allié avec Sigismond et les chevaliers bourguignons sont tous écrasés par le
même sultan à Nicopolis en 1396? Même si, au bout de
l’analyse de l’auteur résulte, à notre avis sans doute, que la
confrontation de Rovine est à situer dans les environs du 17 mai 1395,
l’issue heureuse pour la Valachie de cette bataille n’est pas du tout
corroborée par les sources.
[52] ª. Papacostea, Evul Mediu românesc, p. 73.
[53] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263.
[54] V. Panaite, The Ottoman Law of War and Peace. The Ottoman
Empire and Tribute Payers, Boulder-New York (East European Monographs),
2000, pp. 156-159.
[55] A. Decei, op. cit., p. 402: La fasl
ottomane raconte que «le Feu Yıldırım passa la rivière
d’Argeº et s’arrêta devant la forteresse de Nicopolis. Le pays de
Nicopolis avait à l’époque un beg Šišman de par son nom, et qui, tout
comme le voïévode roumain, payait tribut au souverain. Pour qu’il puisse
gagner l’autre rive du Danube, il demanda à celui-là des
embarcations et comme celui-là lui en prêta, dès qu’il se
trouva de l’autre côté (du fleuve), il fit amener ledit Šišman, le
décapitant et en conquérant Nicopolis aussi, la transforma en sandjak».
[56] Comme le rappelle Sigismond de Luxembourg dans un acte
de 1404: DRH, D, tome I, no. 108, pp. 177-178.
[57] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263; H.
İnalcık, «The Ottoman Turks and the Crusades», dans K. M. Setton, A
History of the Crusades, tome VI, Wisconsin, 1989, p. 251, no. 74.
Malheureusement, dans ce texte le grand historien turc date l’expédition en
Hongrie en 1394, bien que la brève chronique qu’il a publiée met de
manière univoque l’exécution de Jean Šišman justement à la fin de
la campagne en Hongrie et en Valachie. De sorte que, établir la date de la mort
de l’ancien tsar est en même temps établir rétroactivement la date de la
campagne entière. Cependant, dans H. İnalcık,
«Bāyezīd Ier», Encyclopédie de l’Islam, tome I,
Leiden–Paris, 1975, p. 1152, il avait accepté 1395 comme date de l’expédition
en Hongrie et Valachie.
[58] N. Oèarov, op. cit., pp. 119-120.
[59] A titre de comparaison du rythme d’une campagne
ottomane, voir N. Beldiceanu, «La campagne ottomane de 1484: ses préparatifs
militaires et sa chronologie», Revue des Etudes Roumaines, V-VI, 1960,
pp. 67-77: 26 avril–mobilisation de l’armée; fin mai–départ d’Andrinople; le 26
juin–passage du Danube et jonction avec l’armée valaque; le 5-16 juillet:
siège de Kilia; le 22 juillet-8 août–siège d’Akkerman; 14
août: départ d’Akkerman; passage du Danube en Dobroudja. L’action
militaire proprement dite dura ainsi un mois et demi. Notons que justement la
rapidité dans ses déplacements a apporté à Bayezid son surnom. De plus,
il agissait dans une région dont le système défensif n’était pas encore
mise au point.
[60] Chronique du religieux de Saint-Denys, pp.
424-425.
[61] P. Wittek, «Le
Sultan de Rûm», L’Annuaire de l’institut de philologie et de
l’histoire orientale et slave, VI, Bruxelles, 1938, pp. 20-22 et Idem, «De
la défaite d’Ankara à la prise de Constantinople (un demi-siècle
d’histoire ottomane)», Revue des Études Islamiques, XII, no. 1, 1938, p.
8, place cette demande à la fin de l’année 1394; I. H.
Daniºmend, Izahli Osmanlı Tarihi Kronolojisi, tome I,
İstanbul, 1947, pp. 103-104 (titre sollicité en 1395), p. 107 (et reçu
après la victoire de Nicopolis); A. Decei, Istoria Imperiului otoman
pânã la 1656 [Histoire de l’Empire ottoman jusqu’à 1656], Bucarest,
1978, p. 64 (1395).
[62] DRH, D, tome I, no. 99, no. 101, no. 112.
[63] Ibidem, no. 99, p. 155.
[64] V. Pervain, op. cit., surtout pp. 110-112
(l’identification de la Posada lui appartient); description de la bataille de
Posada dans DRH, D, tome I, no. 99, pp. 155-157.
[65] V. Pervain, op. cit., p. 112; O. Iliescu, op.
cit., pp. 78-79.
[66] O. Iliescu, op. cit., p. 79; cf. la référence de
Sigismond à «iniquus Wlad woyuoda, protunc per dictos Turkos ad
wayuodatum dictarum parcium nostrarum Transalpinarum intrusus fuerat et
promotum» (DRH, D, tome I, no. 101, p. 162). L’auteur prend en
discussion (p. 101) les opinions de Al. V. Diþã sur la bataille de Rovine. Ce
dernier auteur, tout en considérant correcte la date de 17 mai 1395 (ce qui est
corroboré par les sources), s’ingénie ensuite de les tordre afin d’en faire une
écrasante victoire de Mircea Ier (affirmation qui n’est plus
soutenue ni même par la chronique de Tismana, qui reflète tout de
même un point de vue censé favorable au prince de Valachie).
[67] E. de Hurmuzaki, Documente privitoare la istoria
românilor, tome I/2, Bucarest, 1876, no. CCCXVI, pp. 374-375: après
avoir rejeté les propositions de Sigismond, Vlad déclare reconnaître la reine
Hedwige comme seule héritière légitime de la couronne de Hongrie, et
c’est en qualité de rois de Hongrie qu’il leur prête hommage. L’intitulatio
de Vlad dans ce document est «Woywoda Bessarabie» et «ban (et non comte)
de Séverin»; cf. O. Iliescu, op. cit., p. 81, qui ne montre pas
d’où pouvait tirer Vlad la maîtrise de cette forteresse.
[68] En 1397, après la bataille de Nicopolis (le 25
septembre 1396), le voïévode de Transylvanie Stybor de Styboricz revient
en Valachie, assiège et fait capituler Vlad Ier dans la Cité
de Dâmboviþa, en l’emportant ensuite en Hongrie. Mircea Ier fut
ainsi réinstallé sur le trône de la Valachie entière (DRH, D,
tome I, p. 163, pp. 167-168).
[69] Ibidem, no. 108, pp. 177-178: «et nous, apprenant
cette cruauté iniquité cruelle dudit Bayezid, […] nous avons arraché, surtout,
la cité de la Petite Nicopolis que nous évoquions, d’entre les mains de son
armée».
[70] Lettre citée par J. Darrouzès, Regestes,
tome I/6, no. 3011, p. 277.
[71] DRH, D, tome I, no. 105, p. 172.
[72] J. W. Barker, Manuel II Palaelogus (1391-1425).
A Study in Late Byzantine Statesmanship, New Brunswick (NJ), 1969, pp.
131-132.