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Avant Nicopolis: observations sur la campagne de 1395 pour le contrôle du Bas-Danube*

 

 

Dan  Ioan  Mureºan,

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris

 

Pour Emmanuel Antoche

 

L’armée croisée affluait au début de l’été 1396 vers Nicopolis sur deux directions[1]. Le corps principal, ayant le roi Sigismond (1387-1437) a sa tête, descendait sur le cours du Danube. Il fit la jonction à Nicopolis avec un corps secondaire, fort d’à peu près 4-5.000 chevaliers, sous la commande conjointe du voïévode de Transylvanie Stybor de Styboricz (1395-1401, 1410-1414) et le prince de Valachie Mircea Ier (1386-1418), corps qui avait aventureusement traversé la plaine valaque, en partance de la courbure des Carpates. En effet, les deux commandants avaient eu leur passage bloqué par «une grande armée de Turcs et de Valaques» du prince rival de Mircea, Vlad Ier (1395-1397) étant contraints à mener «une grande bataille» pour se frayer le chemin vers le Danube. Lors de la confrontation, Stybor avait réussi à charger personnellement Vlad, le blessant grièvement, en l’obligeant ainsi à se retirer et à céder le passage à l’armée alliée, qui put gagner le lieu de rencontre des croisés[2]. Cet épisode soulève la question de l’accessibilité du Bas-Danube par les forces armées de la coalition, comme étape préliminaire du déclenchement de la croisade de Nicopolis.

L’alliance anti-ottomane de l’année 1395 repose sur une initiative commune byzantine et hongroise[3]. L’Empire byzantin avait connu une grave crise lorsque l’empereur Jean V (1341-1391) avait été renversé par son petit-fils Jean VII, qui s’était emparé ainsi du trône impérial avec le soutien de Bayezid Ier Yıldırım (mars-septembre 1390)[4]. Restauré par l’intervention rapide de son fils Manuel avec le concours des

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chevaliers de Rhodes, le vieil empereur vécut ses derniers jours toujours comme un vassal du sultan, avec son successeur pratiquement otage à la cour du sultan. A la mort de son père, Manuel II Paléologue (1391-1425) échappa à l’emprise de Bayezid Ier, gagna Constantinople et fut couronné basileus à Sainte-Sophie par le patriarche Antoine IV (le 11 février 1392)[5]. Ce couronnement fut accompagné du mariage de l’empereur avec Hélène, fille du dynaste serbe Constantin Dragaš. La description d’un témoin oculaire nous fournit cependant un détail particulièrement intéressant: dans la capitale impériale il y avait aussi une délégation hongroise venue pour assister à ce grandiose événement[6]. Encore plus, entre Byzance et la Hongrie fut échangée durant l’été 1392 une intense correspondance secrète par l’entremise du prince de Valachie, Mircea Ier (1386-1418)[7]. De par les anciennes relations suzeraines et vassaliques avec la Hongrie, ainsi que par ses rapports ecclésiastiques avec le Patriarcat de Constantinople, la Valachie était l’interlocuteur privilégié entre le basileus Manuel II et le roi Sigismond. En septembre-octobre 1393, le patriarche Antoine IV adressa au grand duc de Moscou une fameuse apologie de la relation inextricable entre l’Eglise et l’Empereur. Il va de soi que cette formidable articulation de l’idée impériale byzantine avait, aux yeux du patriarche œcuménique, la même valeur pour toute la famille des princes orthodoxes, donc y compris pour les princes des Pays roumains, Mircea Ier de Valachie et Roman Ier de Moldavie (1392-1394), auxquels la lettre fait référence en tant que «petits souverains».

«Tu dis: nous avons une Eglise chez nous; nous n’avons pas d’empereur et nous n’en faisons aucun cas; ce n’est rien de bon. L’empereur tient dans l’Eglise une place que ne peut avoir aucun souverain local […] Sans doute les païens (ethnè) ont investi le pouvoir et la place de l’empereur; il n’en reçoit pas moins aujourd’hui de l’Eglise la même ordination, le même rang, les mêmes prières, et la grande onction le sacre empereur et autocrator des Romains, c’est-à-dire de tous les chrétiens […] son prestige est tel que les Latins eux-mêmes lui accordent le même honneur et la même soumission qu’autrefois, lorsqu’ils étaient unis à nous. Ce n’est pas une raison, parce que les païens ont encerclé le territoire de l’empereur, pour que les chrétiens méprisent l’empereur. Si le maître de la terre est réduit à une telle étroitesse territoriale, c’est une leçon pour d’autres petits souverains. […] Non, mon fils, tes projets ne conviennent pas, car pour les chrétiens il n’y a pas d’Eglise sans empereur, Empire et Eglise sont étroitement unis»[8].

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Dans cette lettre le patriarche œcuménique s’inscrivait en faux contre une nouvelle manière de penser qui émergeait dans le monde orthodoxe, et qui voulait séparer la conception monolithique byzantine de la symphonie entre Empire et Eglise, afin de s’en tenir seulement à la dernière. On a souvent analysé cette lettre du point de vue des constantes de l’idéologie politique byzantine qu’elle affirme. On l’a moins lu selon les données contextuelles qu’elle implique. L’allusion au moment difficile que vivait la capitale entourée, et bientôt assiégée, par les «païens» donne à ce texte un caractère anti-ottoman. Face à la dispersion entre les chrétiens orthodoxes, que les Ottomans encourageaient volontairement, le patriarche prônait pour une coalition autour du symbole moral et historique que constituait encore le basileus. Il ajoutait un détail non moins significatif: même les Latins reconnaîtraient le basileus comme empereur. C’est le signe que les pourparlers avec les puissances occidentales étaient déjà entamés, ayant comme point acquis fondamental pour les Byzantins, la reconnaissance du titre impérial de Manuel II (l’«empereur grec» du religieux de Saint-Denys), alors qu’en réalité il n’était plus qu’un petit vassal ottoman[9].

Entre 1389 et 1392, l’armée hongroise s’opposa aux Ottomans en plusieurs rencontres à la frontière avec la Serbie et la Bosnie[10]. La Valachie de Mircea Ier s’était également engagée massivement après 1388 au sud du Danube, en incorporant le despotat de Dobrotici, en train de tomber sous domination ottomane après la mort de Ivanko, le fils du fondateur de cette formation politique. Ainsi faisant, une confrontation avec les Ottomans devenait inévitable. A l’offensive ottomane de Firuz-bey en 1391, qui avait repris à Mircea une partie de la Dobroudja[11], le prince de Valachie répliqua durant l’hiver 1393/1394, par l’attaque et la destruction, déclarée par les sources ottomanes un «désastre», du centre d’akıncı de Karnovasi[12]. Si le prince de Valachie avait suivi jusqu’alors une direction politique philo-polonaise, la force des circonstances l’obligeait à rechercher l’alliance du seul souverain du moment disposé à mener une politique anti-ottomane résolue: Sigismond de Luxembourg[13]. Finalement, le 7 mars 1395, le roi hongrois et le prince roumain conclurent à Braºov un traité d’alliance anti-ottomane[14].

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Encouragé par ce progressif rapprochement entre la Hongrie et la Valachie, Manuel II rompit ouvertement les rapports avec le sultan Bayezid dans la même période, durant l’hiver 1393-1394[15]. La concordance entre l’offensive de Mircea Ier dans les Balkans et la rupture des relations vassaliques entre Byzance et l’Empire ottoman suggère une coordination. L’escalade du conflit aboutit au blocage durant l’été 1394 de Constantinople par l’armée de Bayezid, qui dura sans répit jusqu’à la bataille d’Ankara: l’objectif, officiel du moins, était d’y installer à nouveau Jean VII en tant qu’empereur vassal[16]. Le pape de Rome Boniface IX (1389-1404) relaya l’appel lancé en Occident par le roi de Hongrie en faveur d’une croisade anti-ottomane, en plusieurs bulles qu’il émit au cours de l’été et de l’automne 1394. Selon le pape, les Turcs domineraient déjà certaines parties du territoire hongrois, de sorte que les Hongrois ainsi soumis supportaient un joug plus lourd encore que celui des juifs captifs au Pharaon[17]. Le 23 décembre 1394, un ambassadeur byzantin a Venise attendait l’arrivée d’autres ambassadeurs de France, Bourgogne, Angleterre et Hongrie, avant que le Sénat de la Sérénissime ne prenne une décision concernant le soutien de Constantinople assiégée[18].

Pour être mieux compris, ces contactes fébriles doivent être situés sur une bonne charte géopolitique. Quelques progrès de la connaissance de cette période viennent aider à retracer le déroulement correct des événements, sinon très embrouillé, dans l’année qui précède l’expédition de Nicopolis.

Une première rectification significative à faire concerne le statut de la Bulgarie. On croyait ainsi à tort que le tsarat de Tãrnovo aurait été anéanti par le sultan Bayezid Ier (1389-1402) après la conquête, le 17 juillet 1393, de la capitale par le fils du sultan, Süleyman Èelebi. On sait cependant maintenant que Jean Šišman avait encore conservé le contrôle, il est vrai sous un strict contrôle militaire ottoman, sur une partie de son territoire (avec Nicopolis et Tãrnovo), étant dégradé en revanche du titre de tsar au titre de prince (gospodin Tãrnovski), qu’il tenait en tant que vassal de Bayezid. C’est aussi à

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cette époque qu’il associa au trône son fils Jean Alexandre II[19]. Cette agonie prolongée de l’Etat bulgare entre 1393-95 change notre image sur la géopolitique de la région, relevant une première donnée fondamentale: la frontière danubienne ottomane n’était pas encore complètement instaurée et stabilisée[20]. Le statut de la Bulgarie de Tãrnovo était à ce moment en tout point similaire avec les terres serbes après la bataille de Kosovo (1389). En 1392, au terme de la confrontation avec la Hongrie, Bayezid avait réussi à se faire reconnaître la position de suzerain par tous les successeurs du kneaz Lazare: Etienne Lazareviæ, Marko Kraleviæ, Constantin Dragaš (le beau-père de Manuel II) et Vuk Brankoviæ[21]. Entre les territoires de l’émirat ottoman et le Danube était formé de la sorte un système d’Etats tampons strictement contrôlé par les armées ottomanes. Cependant, la domination indirecte avait aussi ses faiblesses, et premièrement l’instabilité: c’est cette brèche dans le système défensif de l’Etat ottoman qui fut la condition de possibilité de la croisade. Cependant, pour la créer et l’élargir, la coalition de la Hongrie et la Valachie a dû mener à travers toute l’année 1395 une campagne soutenue pour contenir les attaques des Ottomans et de leurs alliés serbes et roumains. En second lieu, ces renseignements relèvent toute la valeur de deux sources, une ainsi-dite «chronique bulgare» et une chronique brève ottomane, qui pour avoir effectivement parlé de la destruction de l’Etat bulgare de Tãrnovo en 1395, avaient été déconsidérées par une science historique qui plaçait cet événement en 1393. Or il n’en est rien, et c’est pourquoi nous retournons avec un nouveau regard sur les autres renseignements que l’on peut puiser dans ces sources.

La courte chronique ottomane publiée en traduction anglaise par Halil Inalcık et ensuite en turc avec traduction française par Aurel Decei[22], a été malheureusement dévalorisée par son dernier éditeur qui aboutit, au terme d’une analyse érudite, à la considérer comme un simple produit de propagande ottomane. Nous allons observer que ce document est parfaitement vérifié par deux autres chroniques, contemporaines: premièrement la Cronica volgare di Anonimo florentino, et qui, basée sur des renseignements venus de Hongrie, reflète la perspective de Sigismond de Luxembourg[23]. L’autre, une chronique que l’on a crue auparavant bulgare, a été montrée

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comme étant d’origine byzantine, sortie peut-être de la plume de Jean Chortasmenos, et qui fut traduite en slavon au début du XVe siècle en Valachie, probablement au monastère de Tismana[24]. Ainsi, une évaluation équilibrée et respectueuse de la lettre et de l’esprit des sources nous permet d’observer d’emblée que, des événements de 1395, l’on possède les points de vues de tous les acteurs impliqués: l’Etat ottoman, le royaume de Hongrie, la Valachie et l’Empire byzantin. Toutes s’accordent à parler de manière convergente du même événement capital: la première campagne en Hongrie et Valachie de Bayezid Yıldırım[25].

Cette première campagne sultanale devait concrétiser les rêves impériaux les plus hardis de Bayezid. Il voyait à juste tire dans le roi de Hongrie le concurrent le plus redoutable à un Empire idéal ayant la capitale à Rome, et lui opposait le projet d’un Empire romain islamique. Ainsi le chroniqueur français Jean Froissart avait-t-il recueilli ces propos du sultan qui faisaient trembler alors l’Europe chrétienne: «Il se vantoit qu’il viendroit combattre le roi de Hongrie au milieu de son pays, et chevaucheroit si avant, qu’il viendroit à Rome, et feroit son cheval manger avoine sur l’autel de Saint-Pierre à Rome, et là tiendroit son siège impérial, et amèneroit l’empereur de Constantinople en sa compagnie, et tous les plus grands barons du royaume de Grèce, et tiendroit chacun en sa loi: il n’en vouloit avoir que le titre et la seigneurie»[26]. On est peut-être surpris de cette vision féodale de Bayezid qui se voyait entouré par tous ses vassaux orthodoxes, l’empereur byzantin à leur tête, dont il voulait respecter leur religion, tout en les opposant à l’Europe latine[27]. Ce projet avait pourtant du mal à s’accomplir depuis la révolte de Manuel II et de Mircea Ier, qui préférèrent plutôt s’allier à Sigismond de Luxemburg et s’opposer à l’avancement ottoman.

Fidèle à ses paroles menaçantes, Bayezid vint effectivement combattre le roi hongrois dans son pays. La chronique florentine indique qu’une grande armée ottomane pénétra en Hongrie au mois de mai 1395[28], ce qui implique que le début de la campagne est à situer au mois d’avril. 150.000 soldats turcs est sûrement une exagération: les

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délégués hongrois arrivés en début août 1395 à Paris, citant le roi Sigismond, ne parlaient que d’une armée forte de 40.000 «Sarrasins», dont 10.000 chevaliers[29]. En tout cas il s’agissait bien d’une grande expédition sultanale[30]. Face à ce danger, il Re d’Ungheria réunit molta gente d’arme: «A la nouvelle de son arrivée, l’illustre roi de Hongrie rassembla en toute hâte une armée composée des nobles, des bourgeois, des gens d’Eglise, et de tous les chrétiens de son royaume. Cette armée était moins fort nombreuse en comparaison de celle des ennemis ; mais enhardi par la confiance qu’elle avait en Dieu, elle résolut de tenter les chances d’un combat»[31].

Si le compte-rendu français tend à concentrer tout dans une seule bataille rangée, la chronique ottomane, quant à elle, décrit avec précision toute une série de combats au long du trajet suivi par le sultan dans sa campagne en Hongrie de sud. En traversant le Danube à Pojejena, l’armée ottomane découvrit une Hongrie qui n’était pas encore protégée par les deux grandes fortifications de Belgrade et de Sémendria. L’armée envahissante détruisit dans son parcours les forteresses de Zalánkemén (près de Belgrade), de Titel (au confluent de Tisza et du Danube), remonta le cours de la rivière de Timiº, en mettant le feu aux forteresses de Becicherec, de Timiºoara, de ªemlacul Mare et ªemlacul Mic, de Caransebeº, Mehadia et Orºova pour finir par la puissante forteresse de Séverin. En fait, l’expédition ottomane affecta seulement le Banat historique. A. Decei a beau de qualifier cette attaque foudroyante, qui a dû mettre aux abois le système défensif méridional du royaume, de «randonnée imaginaire». Toutefois, l’ampleur du pillage perpétré par l’armée ottomane en Hongrie lors de cette campagne fut précisément le motif qui souleva les chevaliers français désireux de partir en croisade contre les «Sarrasins»[32]. L’exactitude du trajet et la bonne connaissance de la topographie du Banat du texte de l’anonyme ottoman, ne sauraient relever que d’une expédition réelle. On accuse souvent les auteurs ottomans de broder trop sur les réalités, et pour une fois que l’on possède un texte sec et précis on le renvoie au domaine de la fantaisie ! A son tour, le texte italien condense toute cette suite de luttes secondaires qui caractérisent la première partie de la campagne sous la forme d’un seul combat indécis, bien que sanglant, entre l’armée hongroise concentrée au sud du pays et l’armée du sultan[33].

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Si le manque de réaction de la part de Sigismond de Luxembourg pouvait surprendre les Ottomans, elle est tout à fait explicable. La reine Marie, fille de Louis Ier d’Anjou, enceinte du successeur de Sigismond était justement alors grièvement malade, ayant subie une chute fatale lors d’une chevauchée. Selon l’historien polonais Jan D³ugosz, elle expia lors de l’accouchement prématuré, le jour de 17 mai 1395, et avec elle, aussi l’enfant royal. Etant donné que le roi tenait tous ses droits au trône de la Hongrie du mariage avec Marie d’Anjou, la mort de cette dernière posaient de sérieux problèmes constitutionnels. En 1383, lors de la troisième rencontre polono-hongroise de Košice, le roi Louis d’Anjou avait fait accepter le principe selon lequel, si une de ses deux filles allait mourir, celle qui survivait devait hériter le royaume de l’autre, reconstituant ainsi l’union personnelle qu’existait entre les deux pays depuis 1370. Ce cas de figure devint un grave problème, car la reine Hedwige de Pologne et son mari Vladislav Jagellon contestèrent désormais la légitimité de Sigismond de Luxembourg[34]. Or, au début du XXe siècle, un historien hongrois avait remis en cause la date fournie par D³ugosz, en penchant pour juin-juillet 1395, et tous les historiens roumains l’ont suivi, en brouillant sans raison la succession des événements[35]. Récemment, une réévaluation de toutes les sources pertinentes a pu rétablir la vérité sur la date de la mort de la reine Marie, telle que fournie par D³ugosz[36].

La direction d’attaque adoptée par le sultan ottoman laisse deviner la stratégie d’ensemble que ce grand stratège avait imaginée. Afin de briser la coalition hongroise et roumaine, il s’enfonça dans un premier temps entre les armées des deux pays afin de briser leurs liaisons: c’est pourquoi il choisit d’attaquer le Banat. Après avoir infligé une frappe résolue à l’armée hongroise, paralysée aussi par les problèmes internes, bien que restant encore capable de riposter à une pénétration plus profonde dans le royaume, Bayezid passa à la deuxième étape de son plan, pour appliquer le coup décisif au chaînon plus faible de la coalition. Ainsi entra-t-il en Valachie par les Portes de Fer, dont les clés il s’était saisi tout seul par la conquête de la forteresse de Séverin.

Pour avoir évité de prendre en compte la véridicité de la chronique ottomane publiée par Halil Inalcık, l’historiographie roumaine présente en général la compagne de Bayezid comme ayant emprunté la direction de la rivière d’Olt, que l’armée ottomane aurait ensuite remonté jusqu’aux environs de la résidence princière de Argeº[37]. Alors qu’en réalité, cette source parle clairement d’une pénétration ottomane venant de Hongrie, par le Banat. Il s’agissait précisément de la route d’invasion utilisée en 1330

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par le roi Charles d’Anjou (1308-1342) dans sa campagne contre Basarab Ier (1324-1351) de Valachie.

Pourquoi le sultan aurait-il préféré cette direction et non une autre ? Sans doute, il entendait exploiter les sentiments anti-hongrois nourris par la population roumaine orthodoxe d’Olténie. Cette direction avait été une constante de la politique extérieure de la Valachie depuis 1330, les princes valaques Basarab Ier, Nicolas Alexandre (1351-1364), Vladislav-Vlaïcou Ier (1364-1375/76) et Radu Ier (1375/76-1385) ayant opposé une forte résistance aux rois angevins de Hongrie. Or le traité de Braºov marquait un changement radical de cette ancienne direction politique, changement que tous les facteurs de décision en Valachie n’étaient pas prêts à accepter. L’aristocratie d’Olténie, ayant à sa tête Vlad, peut-être un fils de Vladislav Ier ou de Dan Ier (1385-1386)[38], s’était ainsi dressée contre Mircea Ier. Vlad sollicita l’aide de Bayezid pour faire valoir ses droits au trône[39], ce que celui-ci fit volontairement, de même qu’il le faisait pour Jean VII, le neveu de Manuel II. Le détour fait en Banat par l’armée ottomane montre que le sultan entendait se servir du pied à terre que lui offrait la noblesse olténienne dans sa révolte contre Mircea Ier.

Afin d’honorer l’obligation assumée par le traité de Braºov de protéger son vassal roumain, le roi Sigismond avait ordonné au ban de Maèva, Etienne de Loszoncz, de se rendre avec une avant-garde de 400 chevaliers et 1.200 archers en Valachie au secours de Mircea. Partie d’Orºova au début du mois de mai, donc au moment où les Ottomans pénétraient en Hongrie par Pojejena, cette petite armée fut attaquée par surprise avant sa jonction avec l’armée de Mircea. Le prétendant Vlad, dont l’armée était renforcée par les Turcs, tailla en pièces cette avant-garde[40].

C’est après l’anéantissement de l’avant-garde hongroise que la grande armée ottomane fit son apparition en Valachie. Parmi ses effectifs se trouvaient aussi aliarum barbarorum nationum[41], les troupes des princes vassaux de Bayezid, les Serbes conduits par Etienne Lazareviæ, Constantin Dragaš et Marko Kraljeviæ, aussi que les Roumains de Vlad. La chronique brève ottomane continue: «Et puis, arrivant dans les contrées de Valachie, il se vit tenir tête par le voïévode Mircea, le beg roumain, et par son armée, qui ne le laissa pas passer et la guerre et la bataille s’engagèrent contre l’armée roumaine, laquelle (bataille) se poursuivit toute une semaine durant sur (les bords de) l’Argeº, mais

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finalement étant conclue la paix avec le voïévode roumain rentra dans son pays et le Feu Yıldırım passa la rivière d’Argeº et s’arrêta devant la forteresse de Nicopolis»[42].

La fameuse dispute dans l’historiographie roumaine sur la date de la bataille de Rovine (Argeº)[43], se trouve, si on prend au sérieux cette source, assez déficitaire sous rapport méthodologique. Qu’il s’agisse du «10 octobre 1394», qu’il s’agisse du «17 mai 1395», à chaque fois les historiens contemporains parlent d’un jour, alors que la chronique ottomane fait référence à un combat acharné ayant duré une semaine, et ayant revêtu l’aspect d’une guerre de positions. Rien que par sa durée, et quoique fût le dénouement de cette bataille, le fait d’avoir résisté une semaine aux assauts de l’armée du sultan en dit long sur l’opiniâtreté de la résistance opposée par l’armée de Mircea Ier. A notre avis, toute la discussion sur la datation de la bataille de Rovine, tout en lui enlevant l’arrière-plan idéologique qui l’a compromise, était inutile depuis la mise au point sèche de Georges Sp. Radojciæ[44]. A condition que l’on tienne compte que si Constantin Dragaš était vraiment tombé durant cette bataille le 17 mai, ce jour était seulement un des sept qui marquèrent la terrible rencontre entre les armées de Bayezid Ier et Mircea Ier.

Avec cette précision que nous croyons importante pour la question de la datation, le dénouement de la bataille en est une toute autre. Les descriptions que l’on possède de la bataille d’Argeº (Rovine) sont malheureusement plus riches en images littéraires qu’en renseignements historiques, de sorte que les reconstitutions des phases de cette bataille sont toujours risquées[45]. Selon Chalcocondyle, Mircea, après avoir mis à l’abri la population civile dans les zones montagneuses, soumit l’armée ottomane à un harcèlement continu depuis son entrée en Valachie. La situation était si grave que le conseil d’Evrenos-bey de toujours garder l’armée en ordre afin d’éviter les attaques de

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Mircea, fut considéré providentiel par le sultan[46]. Selon les chroniqueurs ottomans, entre les deux armées fut finalement engagée une «grande bataille» près de la rivière Argeº[47], qui se solda avec des lourdes pertes pour les deux côtés. Cependant, les Roumains ne lâchaient pas leur résistance. Durant la nuit, les cadavres des soldats ottomans auraient été recueillis et jetés dans la rivière, créant au lendemain à Mircea l’impression que l’armée ottomane était encore intacte. Il décida donc de se retirer[48]. C’est donc de la bataille de Rovine que parle la deuxième partie de la Chronique florentine[49], ainsi que la chronique «de Tismana», attestant d’une même voix l’acharnement de la confrontation[50]. La dernière chronique confirme qu’à l’issue du combat, les deux armées quittèrent le champ de bataille, Mircea vers la Transylvanie, Bayezid vers le Danube. Les sources disent ainsi unanimement que la rencontre militaire d’Argeº s’est soldée avec un épuisement des deux côtés, qui les obligea à quitter le terrain de confrontation. Chrétiennes ou ottomanes, elles parlent de la situation particulièrement difficile dans laquelle l’armée de Mircea Ier put mettre l’armée ottomane. Le retranchement du sultan Bayezid derrière un camp, idée à laquelle Evrenos-bey doit son ascension militaire, nous font nous demander si on n’assiste pas justement à Rovine à l’émergence de la fameuse tactique défensive des janissaires, corps d’élite qui apparaît à la fin du XIVe siècle. Ce camp, défendu par la garde personnelle du sultan composée de janissaires, était le point inexpugnable sur lequel se reconstituait à chaque fois la défensive ottomane, dans les plus difficiles moments d’une bataille. Appliquée justement à partir de l’année suivante, à la bataille de Nicopolis (1396), cette innovation tactique devient un élément fondamental de l’art militaire ottoman jusqu’au XVIIIe siècle. C’est alors cette innovation qui, tout en parlant de la résistance résolue opposée par l’armée de Mircea, témoigne en dernière instance de la victoire tactique que le sultan remporta à la fin de cette bataille. L’armée de Mircea Ier, subissant des graves pertes, et en impossibilité de briser la défense du camp du sultan, a été finalement obligée de se retirer. En revanche, si pour Bayezid cette issue était une victoire, elle ne l’était pas moins l’une «à la Pyrrhus»[51].

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Comment établir un rapport logique entre ce final assez indécis de la bataille et l’issue politique que les sources lui attribuent? Le chroniquer florentin montre effectivement que: «per questa vettoria con loro avuta dal Baisetto, tutta Balacchia s’arrendé al Baisetto, e lui ubbidirono. Ma pure il Baisetto, per la grande perdita che avea fatto della sua gente, si tornò indietro con quella gente che rimasa gli era, che molta più n’avea perduta»[52].

Mircea, se retirant vers la Transylvanie afin de continuer la résistance, ne pouvait être à l’origine de cette première réglementation des rapports entre l’Empire ottoman et la Valachie. La Chronique «de Tismana» est formelle sur un changement de prince qui eut lieu suite à la bataille d’Argeº: après celle-ci, Bayezid fut en mesure «d’installer un certain des nobles (vlastelin) pour gouverner le pays, et Mircea s’est réfugié dans le pays hongrois»[53]. Cette chronique, provenant dans sa version slavonne des milieux monastiques valaques, devait être au courrant des réalités internes du pays bien plus que d’autres. La chronique ottomane est convergente lorsqu’elle dit, sans trop comprendre peut-être les subtilités du régime politique de la Valachie, que «finalement étant conclue la paix [turc. sulh – n. n.] avec le voïévode roumain, il rentra dans son pays». A remarquer qu’à cet endroit la chronique, bien qu’elle ne fasse pas mention du nom de Vlad, n’en fait non plus du nom de Mircea. L’hésitation est à comprendre: l’anonyme ottoman de la première moitié du XVe siècle ne se sentait certainement pas à l’aise dans les renversements continuels de pouvoir dans ces contrées obscures pour lui. Il faut conclure que la paix a été en réalité signée par Bayezid non avec Mircea, mais

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bien avec Vlad Ier. Ultérieurement, en oubliant ce règne passager situé au plein milieu du long règne de Mircea, on a pu lui attribuer, peut-être même intentionnellement, le traité signé en réalité par Vlad.

Ce n’est donc pas pour chercher à tout prix une «voie royale», mais bien parce que c’est le témoignage unanime des sources qu’il faut affirmer: la bataille de Rovine, tout en s’étendant sur la durée d’une semaine, a eu bien lieu dans les environs du 17 mai 1395. En même temps, tout en infligeant des lourdes pertes à l’armée ottomane, Mircea dut quitter en dernière instance le champ de bataille, ce qui permit à Bayazid d’installer sur le trône d’Argeº Vlad Ier. C’est donc avec ce prince que le sultan conclut le premier traité de vassalité de la Valachie envers la Sublime Porte[54]. Ainsi reconstitué le segment valaque de l’expédition de Bayezid en 1395, observons qu’il est réitéré ponctuellement par le dénouement de la campagne en Valachie effectuée par Mehmed II contre Vlad l’Empaleur (1462): le sultan ottoman réussit également à imposer au terme d’une campagne très difficile un prince fidèle, Radu le Bel, le frère de Vlad III. Avec un tel résultat, Bayezid pouvait considérer atteints les objectifs d’une expédition qui s’était avérée trop coûteuse et se replia en ordre vers le Danube.

Une des raisons qui avaient motivé les Ottomans à conserver après 1393 une vie larvaire de l’Etat bulgare de Tãrnovo avait sans doute été d’en faire un tampon entre les territoires directement sous domination ottomane et la coalition hungaro-valaque. Après avoir signé la paix avec le nouveau prince Vlad, le rôle de l’Etat de Jean Šišman pouvait désormais être relayé par la Valachie. De plus, lors de la collecte d’informations effectuée comme d’habitude lors de la campagne en Hongrie et Valachie, Bayezid dut rassembler les preuves compromettantes pour les contacts de Jean Šišman avec les émissaires de la coalition. Cela expliquerait l’acte dramatique par lequel s’acheva cette campagne[55]. En arrivant sur la rive gauche du Danube, le sultan occupa la forteresse de Turnu (la Petite Nicopolis), défendue par un contingent de Mircea Ier[56], en attendant que le prince bulgare ramasse la flottille nécessaire à la traversée. Une fois au sud du fleuve, Bayezid ordonna l’exécution de l’ancien tsar. La chronique «de Tismana» en donne la date exacte: le 3 juin 1395[57]. C’est à ce moment seulement qu’il faut placer, sans plus

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hésiter, la fin du tsarat de Tãrnovo. Au même moment que leur tsar furent exécutés 110 boyards de Tãrnovo, ainsi disparaissant la plupart de l’élite politique de l’Etat bulgare. La Nicopolis bulgare fut annexée à l’Etat ottoman, et mise sous la commande de l’ancien sultan d’Aydin, Djouneid Aydinoğlou, devenu sujet ottoman. Afin d’éviter une mort similaire à son père, Jean Alexandre II, associé depuis deux ans au trône, devint musulman et fut désigné en échange sancak-bey d’Aydin[58].

La chronologie des événements semble ainsi bien établie par plusieurs sources: l’invasion ottomane en début mai 1395 (ou peut-être déjà fin avril) en Banat (l’anonyme florentin), l’entrée en Valachie et la bataille de Rovine dans les environs du 17 mai (le Typikon de Roman: la mort de Constantin Dragaš), et l’exécution le 3 juin de Jean Šišman à l’issue de cette campagne et fin du Tsarat de Tãrnovo (la chronique «de Tismana»)[59]. L’ambassade hongroise arrivée à Paris en juillet 1395 était donc exacte lorsqu’elle faisait devant la cour du roi Charles VI le bilan du «coup de tonnerre» qui avait frappé leur pays: «C’est un fait notoire que Bajazet, le plus cruel des tyrans, a réduit en captivité presque tous les chrétiens de la Bulgarie, de la Valachie et de la Pannonie» et que «les villes de ces contrées, autrefois soumises au roi de Hongrie et à la foi chrétienne, ont subi pour la plupart le joug cruel des Turcs»[60].

Le bilan de cette rapide campagne était donc, du point de vue ottoman, assez impressionnant. Certes elle n’avait pas amené l’armée ottomane jusqu’à Rome, loin s’en faut. En termes réels, en revanche, cette première incursion sultanale dans le royaume de Hongrie s’était achevée sans déclencher une riposte résolue de l’armée de Sigismond, ce qui est considérée dans toutes les chroniques ottomanes un signe de faiblesse de l’ennemi. La Valachie était désormais jugée soumise, selon le droit islamique, grâce au traité signé par «le voïévode roumain», Vlad Ier en l’occurrence, au lendemain de la bataille de Rovine. Enfin, le tsarat de Tãrnovo était anéanti et la frontière du sultanat fut durablement fixée sur le Danube, devenue désormais «rivière de ghāzi». Tout cela à l’appui, Bayezid se considérait justifié à demander la reconnaissance officielle la part du

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calife Abbasside se trouvant au Caire, en plus du titre de sultan qu’utilisait déjà son père Murad Ier, celui plus expressif du point de vue politique, de sultan de Rūm[61].

Tout cela étant vrai, ce n’était encore que la moitié de la réalité. L’absence de réaction de la part de Sigismond était surtout redevable aux problèmes de succession qui émergèrent lors de la maladie et de la mort de la reine Marie, le 17 mai, alors même que sur le camp de bataille de Rovine le sultan ottoman était aux prises avec l’armée du prince de Valachie Mircea. Ces complications avaient empêché le roi de Hongrie de s’acquitter de son devoir de protéger son vassal Mircea Ier de l’agression ottomane.

Seulement en juin 1395 l’armée royale concentrée à Braºov fut à même de déclencher la contre-offensive, apprenant peut-être de Mircea que le gros de l’armée sultanale avait entre temps quitté le pays. Sigismond entra en Valachie par Câmpulung, réunissant ses forces avec Mircea. Leur armée combinée assiégea la Petite Nicopolis (Turnu) défendue par une garnison turque et par Vlad. La forteresse fut prise par la haute lutte et le roi y installa ses châtelains[62]. On ne sait pas pourquoi Sigismond décida de retourner en Hongrie après ce premier succès: les historiens modernes, trompés aussi par le religieux de Saint-Denys, en donnent comme raison la maladie de la reine. Si ce n’est pas de la propagande, c’est une confusion: car la reine était déjà morte, on le sait très bien maintenant, depuis le 17 mai. Il est plus sûr de penser que cette contre-offensive n’avait en réalité qu’un objectif très limité, celui de reprendre toutes les forteresses que Bayezid avait pu occuper au mois de mai. C’était ce que le roi venait de faire sous les murs de Turnu et c’est ce que la direction de son armée suggère ensuite. Effectivement, le 25 août, le roi établit son exercitus campestri près de Séverin[63]. Cependant, les pertes lourdes subies pendant le siège de Turnu, ainsi que le fatigue d’une campagne qui durait depuis le printemps, ont dû décourager l’armée hongroise devant les fortifications de Séverin. La décision fut prise de rentrer. En s’engageant à traverser le défilé des montagnes de Cerna, la frontière entre Olténie et Banat, l’armée royale fut surprise par Vlad avec multitudo Olacorum à Posada. La vie du roi fut sauve seulement par le dévouement personnel de Nicolas de Gara, le ban de Dalmatie et de Croatie. Echouant à prendre Séverin et décimée lors du passage des Carpates, l’éprouvée armée fut de retour de l’expédition valaque le 2 septembre à Caransebeº [64].

Victorieux, Vlad reprit avec l’aide des Turcs Argeº, d’où il chassa à nouveau Mircea, obligé de se réfugier en Transylvanie, avec les Turcs sur ses traces jusqu’à

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Braºov[65]. On voit ainsi que depuis son apparition dans les sources, Vlad est toujours secondé par les forces ottomanes, qu’il appelle au secours, qu’il accompagne sans doute lors de la bataille de Rovine, qui l’aident à saisir le pouvoir et à le maintenir. C’est seulement pour avoir expédié la problématique de la bataille de Rovine que l’on a pu affirmer, malgré le témoignage des sources, que Vlad n’aurait pas été installé à Argeº par Bayezid. Nous ne pouvons pas non plus faire la nôtre une autre affirmation, corrélative, que le règne de Vlad Ier voïévode de Valachie commencerait seulement à partir de cette dernière offensive de septembre-octobre 1395[66]. Il nous semble que le début de son règne est à situer légalement à partir de la paix (sulh) que Vlad signa au lendemain de la bataille de Rovine avec le sultan Bayezid. Il faut en même temps accepter l’idée d’une autorité divisée, car les deux princes concurrents se partageaient alors en réalité le territoire du pays, tout en le revendiquant chacun en entier.

Le titre de «ban de Séverin», dont Vlad se pare dans l’acte de 28 mai 1396[67] montre qu’il était devenu maître de cette importante forteresse, que Bayezid venait de conquérir lors de son expédition-éclair au début du mois de mai en Hongrie. En même temps, il ne s’intitulait ni duc de Fãgãraº et d’Amlaº (fiefs des princes roumains en Transylvanie que Mircea conservait pour base lors de son refuge en Hongrie), ni maître du «Pays de Dobrotici» (Dobroudja, dont le contrôle était disputé entre Mircea et l’ex empereur byzantin Jean VII, soutenu par l’armée ottomane). On observe en conséquence dans la politique de Bayezid contre la coalition entre Mircea Ier et Manuel II Paléologue un parallélisme significatif. Contre tous les deux il dressa des contre-candidats issus des dynasties légitimes, respectivement Vlad Ier (jusqu’à 1397)[68] et Jean VII (jusqu’à 1399), qu’il avait gratifié de terres conquises de ses adversaires: Séverin, arrachée aux Hongrois et donnée à Vlad, et une partie de la Dobroudja, ôtée à Mircea et conférée à l’ex-empereur Jean VII. Le sultan restait donc fidèle à une conception «féodale» de son pouvoir, telle que l’illustre la citation de Jean Froissart reproduite plus haut, visant à

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installer ses vassaux dans les pays orthodoxes et à les protéger, vassaux qui constituaient la principale source militaire et financière de son action politique.

L’enjeu majeur de la campagne de 1395 a sans doute été le contrôle du Danube. Une disposition importante du traité de Braºov conclu le 7 mars 1395 entre Sigismond et Mircea parle de l’intention du roi de passer «utpote ultra et prope Danubium, per loca eidem nostro dominio et Danubio convicina», dans ce cas le prince roumain assumant la charge d’approvisionner l’armée royale. Au début de la campagne de mai, pour Bayezid fut décisive la conquête d’un point stratégique principal pour l’accès au Bas-Danube de la Hongrie, la forteresse de Séverin, dont la défense le sultan la confia ensuite à Vlad Ier. Dans l’endroit où l’Olt se jète dans le fleuve, le sultan arracha, en fin de campagne, la Petite Nicopolis aux Roumains et la Grande Nicopolis aux Bulgares pour en faire la clef de voûte de la frontière danubienne ottomane en cours de constitution. Ainsi, contrôlant des deux côtés à cet endroit le Danube, Bayezid pouvait étrangler toute future tentative chrétienne de descendre, avec une force combinée, terrestre et fluviale, vers l’Embouchure du Danube et le littoral pontique qui menait en ligne droite vers Constantinople. Le danger était tel que Sigismond en fit ensuite la raison même de sa campagne d’été en Valachie[69]. Cette expédition eut pour comble le siège et la reconquête de Turnu, qui marquait la ouverture du Danube. C’est cette victoire, et moins la bataille féroce, mais terminée indécise, de Rovine, qu’à pu inciter à un envoyé du patriarche de Constantinople en Crète, Joseph Bryennios, à écrire à Antoine IV, rempli de joie «que les fidèles ont prit le dessus sur les infidèles, contrôlé le Danube et pris les villes riveraines»[70]. Lorsque cette nouvelle aurait touché la Crète, elle était déjà périmée, car après la défaite subie à Posada par l’armée hongroise, Vlad et ses alliés turcs avaient récupéré la forteresse de Turnu, renfermant à nouveau le gué. En 1399, en se rappelant les tristes événements de l’année 1395, Sigismond concluait que «tunc quoque Wolahia perdita et Danobius in potestatem hostium est redactus»[71]. L’acharnement de la longue campagne de 1395, où toutes les deux camps avaient connu une série des hauts et des bas, eut donc comme raison principale le contrôle de la voie fluviale qui seule pouvait permettre l’accès des armées en provenance de l’Europe centrale vers Constantinople.

En février 1396 un ambassadeur byzantin, Manuel Philanthropène, parvint enfin à Buda, où il signa un nouveau traité d’alliance entre Hongrie et Byzance[72]. Selon les termes appris par les Vénitiens, Sigismond s’est engagé à avoir concentrée au mois de mai sur Danube «une puissante armée», capable d’atteindre le Bosphore en juin. Le roi hongrois prêtait aussi à Manuel II 30.000 ducats, avec pour tâche d’armer dix galères censées assurer la navigation libre sur le Danube. On entrevoit donc le plan d’attaque de la croisade en train de préparation: le Danube devait être reconquis et rouvert afin que

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l’armée chrétienne puisse déferler vers les Détroits. C’est pour cela que la croisade de 1396 se dirigea vers Nicopolis.

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* Une première forme, moins étendue, de cette étude a été publiée dans la Revue Internationale d’Histoire Militaire, LXXXIII, Vincennes, 2003, pp. 115-132 (numéro présente à l’occasion du Congres International d’Histoire Militaire, Bucarest, Août 2003).

[1] Voir en dernier lieu, avec toute la bibliographie et une nouvelle évaluation du problème, E. A. Antoche, «Les expéditions de Nicopolis (1396) et de Varna (1444): une comparaison», dans Mediævalia Transilvanica, IV, no. 1-2, 2000, pp. 28-74.

[2] Episode raconté par Sigismond de Luxembourg dans le diplôme octroyé en 1397 à Stybor: Documenta Romaniae Historica, D, tome I, p. 162, p. 167 (à suivre, DRH).

[3] M. Kintzinger, «Sigismond, roi de Hongrie et la croisade», dans Annales de Bourgogne, LXVIII, no. 3, 1996, pp. 23-33.

[4] St. W. Reinert, «The Palaiologoi, Yıldırım Bāyezīd and Constantinople: June 1389-March 1391», dans Τo Ελλνηικον. Studies in Honor of Speros Vryonis Jr., tome I, New Rochelle (NY), 1993, pp. 289-365.

[5] St. W. Reinert, «Political Dimensions of Manuel II Palaiologos’ 1392 Marriage and Coronation: Some New Evidence», dans C. Sode, S. Takács, Novum Millenium. Studies on Byzantine History and Culture dedicated to Paul Speck, Ashgate, 2001, pp. 291-303.

[6] Ignatius de Smolensk, dans G. P. Majeska, Russian Travellers to Constantinople in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, Washington D. C., 1984, pp. 106-107.

[7] ª. Papacostea, «Bizanþul ºi cruciata la Dunãrea de Jos la sfârºitul secolului al XIV-lea» [Byzance et la croisade au Bas-Danube à la fin du XIVe siècle], dans Evul Mediu românesc. Realitãþi politice ºi curente spirituale, Bucarest, 2001, pp. 47-70, ici p. 54, n. 16.

[8] J. Darrouzès, Les regestes des actes du Patriarcat de Constantinople: Les actes des patriarches (Le Patriarcat byzantin, série I), tome I/6, Paris, 1979, no. 2931, pp. 210-212.

[9] G. Ostrogorsky, «Byzance, état tributaire de l’empire turc», dans Zbornik Rad. Viz. Inst., V, 1958, pp. 49-58.

[10] P. Engel, «A török-magyar háboruk elsõ évei 1389-1392», dans Hadtörténelmi Közleménvek, CI, no. 3, 1998, pp. 562-577.

[11] J. Fine, The Late Medieval Balkans. A Critical Survey from the Late Twelfth Century to the Ottoman Conquest, Ann Arbor, 1994, pp. 423-424: après l’échec de son règne de 1390, l’empereur byzantin Jean VII conservait en tant que vassal ottoman un vaste apanage depuis Selymbria (Mer Marmara) jusqu’à Messembrie (sur le littoral pontique). C’est à lui que Bayezid octroya en 1391 les parties de Dobroudja arrachée de Mircea Ier, en tant qu’ancienne possession byzantine.

[12] A. Decei, «L’expédition de Mircea Ier contre les akιncι de Karinovasi (1393)», dans Revue des Etudes Roumaines, I, 1953, pp. 130-151.

[13] E. Mályusz, Zsigmondkori Oklevéltár [Regestes des documents de l’époque du roi Sigismond], tome I, (1387-1399), Budapest, 1951, no. 3464: mai 1394–le début des pourparlers entre le roi Sigismond et le prince Mircea.

[14] DRH, D, tome I., no. 87, pp. 138-142: le traité stipule de manière détaillée les conditions dans lesquelles Mircea s’engageait à collaborer militairement et logistiquement aux projets du roi Sigismond «contre nostros specialissimos hostes, Turcos», tant offensifs que défensifs. La présence personnelle de Mircea à la tête des corps à envoyer au roi était conditionnée de la présence personnelle de Sigismond. Mircea accentue qu’il consent à ces obligations «sponte et ex mera nostra liberitate, non cohacti neque circumventi». Une dernière analyse: M. Diaconescu, «The relations of vassalage between Sigismund of Luxemburg, king of Hungary, and Mircea the Old, voivode of Wallachia», dans Mediævalia Transylvanica, II, no. 2, 1998, pp. 245-282, ici pp. 273-274, qui le considère un acte additionnel à l’hommage de Mircea envers le roi Sigismond.

[15] St. W. Reinert, «The Muslim presence in Constantinople, 9th-15th centuries: Some preliminary Observations», dans H. Ahrweiler, A. Laiou, Studies on the Internal Diaspora of the Byzantine Empire, Washington D. C., 1998, pp. 144-147.

[16] P. Gautier, «Un récit inédit du siège de Constantinople par les Turcs (1394-1402)», dans Revue des études byzantines, XXIII, 1965, pp. 100-117.

[17] K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), tome I, The Thirteenth and Fourteenth Centuries, Philadelphia, 1976, pp. 342-343.

[18] Ibidem, p. 343.

[19] N. Oèarov, «Le tsar bulgare Ivan Alexandre II», dans Etudes balkaniques, no. 3-4, 1997, pp. 119-124; K. Ivanova, «Un renseignement nouveau dans un manuscrit bulgare du XIVe siècle au sujet de la résistance du tsar Ivan Sišman contre les Ottomans près de Nikopol», dans Etudes balkaniques, no. 1, 1988, pp. 88-93.

[20] Conclusion partagée aussi par C. Imber, The Ottoman Empire, 1300-1481, İstanbul, 1990, p. 43.

[21] Ibidem, pp. 42-43.

[22] H. İnalcık, «An ottoman document on Bayazid I. Expedition into Hungary and Wallachia», dans Publications du Comité d’Organisation du Xe Congrès International d’Etudes Byzantines, İstanbul, 1957, pp. 220-222; voir aussi A. Decei, «Deux documents turcs concernant les expéditions des sultans Bayazid I et Murad II dans les Pays roumains», dans Revue Roumaine d’Histoire, XIII, 1974, pp. 395-413. Il s’agit du document Topkapi no. 6374, qui pour H. İnalcık serait un rapport technique préparé pour Mehmed II en vue d’une expédition en Hongrie ou Valachie, à la différence de Decei qui le considère, sans doute de manière erronée, une simple gesta pour les jeunes membres de la cour ottomane.

[23] Fragment republié par ª. Papacostea, «Mircea cel Bãtrân ºi Baiazid. O întregire la cunoaºterea confruntãrilor lor armate» [Mircea l’Ancien et Bayezid. Une contribution à la connaissance de leurs confrontations armées], dans Idem, Evul Mediu românesc. Realitãþi politice ºi curente spirituale, Bucarest, 2001, pp. 71-74.

[24] Dernière édition de cette chronique, avec texte slavon et traduction roumaine, chez D. Nãstase, «Cronica expansiunii otomane, 1296-1417» [La chronique de l’expansion ottomane, 1296-1417], dans L. Leuºtean, M. M. Székely, M. R. Ungureanu et P. Zahariuc (éd.), In honorem Ioan Caproºu. Studii de istorie, Jassy, 2002, pp. 227-268, ici p. 255 (rom.), p. 263 (slav.). Une édition en français préparée par le même spécialiste est à paraître dans la revue Summeikta d’Athènes, mais nous avons pu déjà consulter le manuscrit par la bonne volonté de M. Nãstase, à qui nous remercions ici.

[25] Voir en général F. Szakály, «Phases of Turco-Hungarian Warfare before the battle of Mohács (1365-1526)», dans Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae, XXXIII, 1979, pp. 65-111.

[26] Œuvres de Froissart, Chroniques, éd. K. de Lettenhove, tome XV, Bruxelles, 1871, pp. 216-217.

[27] Sur les fondements de l’idée impériale ottomane et la place symbolique qui y détenait la domination de Constantinople, voir H. İnalcık, «The policy of Mehmed II toward the Greek Population of İstanbul and the byzantine buildings of the City», dans Dumbarton Oaks Papers, XXIII-XXIV, 1969-1970, pp. 233-234.

[28] [28] ª. Papacostea, Evul Mediu românesc, p. 73: «In questo tempo del mese di maggio 1395, avendo il Re d’Ungheria raunata molta gente d’arme per riparare che il Baisetto, figliuolo del Moratto Bai turco, il quale piú di cento cinquanta migliaia d’uomeni armati venia addosso per torli il reame d’Ungheria».

[29] K. M. Setton, op. cit., p. 344.

[30] Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, reproduction de l’édition de M. L. Bellaguet (1842), tome I/2, Paris, 1994, pp. 388-389: «Cette année il [le sultan ottoman–n. n.] avait amené avec lui à travers la Valachie et la Bulgarie, qui étaient devenues de provinces de son empire, une multitude si prodigieuse de Turcs, qu’il se flattait de soumettre bientôt à sa puissance toute la chrétienté».

[31] Ibidem.

[32] K. M. Setton, op. cit., p. 345.

[33] «[…] ed essendo li loro campi vicino l’uno all’altro e ordinato ciascuno di loro la sua gente a battaglia, ciascuno confortati li suoi a bene operare a valentemente l’una parte e l’altra combatterono, e con buon animo corsero alla bataglia, nella quale molta gente fu morta; ma molti più de’ Turchi che di Cristiani vi morirono, ma niuna delle parti il dì fu vinta».

[34] O. Halecki, Jadwiga of Anjou and the Rise of East Central Europe, New Jersey, 1991, p. 107, p. 220.

[35] I. Karácsonyi, «Mária királyné halála napja», dans Százodok, XLI, 1907, pp. 461-463; pour les historiens roumains, voir surtout S. Iosipescu, «De la bãtãlia de la Rovine la Istoria Polonã a lui Jan D³ugosz», dans Anuarul Institutului de Istorie ºi Arheologie «A. D. Xenopol», XXIII, 1986, pp. 707-712.

[36] M. Salomon, «On the credibility of an item in Jan D³ugosz’s Chronicle: Mai 17, 1395–the date of the battle of Rovine or of the death of queen Mary?», dans Mélanges d’histoire Byzantine offerts à Oktawiusz Jurewicz à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire (Byzantina Lodziensia III), £ódŸ, 1998, pp. 164-170.

[37] Voir par exemple Istoria militarã a poporului român, tome II, Bucarest, 1986, pp. 167-171, et la carte p. 169.

[38] O. Iliescu, «Vlad Ier, voïvode de Valachie: le règne, le sceau et les monnaies», dans Revue Roumaine d’Histoire, XXVII, no. 1-2, 1988, pp. 96-100 (sur la filiation de Vlad Ier).

[39] Johannes de Thurocz, Chronica Hungarorum. Textus, éd. Elisabeth Galantái, J. Kristó, Budapest, 1985, p. 224: «Et cum Dan [ici le nom de Vlad est confondu avec le nom de son père–n. n.] suas partes debilitari agnovit, preceps Thurcorum quesivit subsidium, et illo potitus partem alteram [Mircea–n. n.] coegit in fugam».

[40] V. Pervain, «Din istoria relaþiilor Þãrii Româneºti cu Ungaria la sfârºitul secolului al XIV-lea» [De l’histoire des relations de la Valachie avec la Hongrie à la fin du XIVe siècle], dans Anuarul Institutului de Istorie ºi Arheologie «A. D. Xenopol», XVIII, 1975, pp. 100-101; c’est cette escarmouche, dramatique plutôt par l’origine noble d’Etienne Loszoncz que par les dimensions du corps militaire vaincu, qui fit sa place dans la Chronique du religieux de Saint-Denis, pp. 388-389.

[41] DRH, D, tome I, no. 108, p. 177.

[42] A. Decei, Deux documents turcs, pp. 401-402.

[43] Al. V. Diþã, Mircea cel Mare. Intre realitatea medievalã ºi ficþiunea istoriograficã modernã [Mircea le Grand. Entre la réalité médiévale et la fiction historiographique moderne], Bucarest, 2000, passim.

[44] G. Sp. Radojciæ, «La chronologie de la bataille de Rovine», dans Revue Historique du Sud-est Européen, V, 1928, pp. 136-139. Cette bataille intéresse les chroniques serbes pour avoir été la causé de la mort de Constantin Dragaš, le beau-père de l’empereur Manuel II Paléologue, et de Marko Kraljeviæ, devenu héros du folklore balkanique, contraints à participer à la campagne de Hongrie et de Valachie en tant que vassaux du sultan. Ces chroniques placent la bataille dans l’année byzantine 6903 (1er septembre 1394-31 août 1395). Du reste, sur 39 chroniques serbes qui parlent de la bataille de Rovine, seulement 10 en donnent la date de 10 octobre: mais il s’agit dans ce cas des plus récentes. Autrement, dans le typikon de Romain, la mort de Constantin Dragaš est commémorée le 17 mai, ce qui tombe dans l’année 1395 après J.-C. Aussi, en octobre 6904 (1395) l’empereur Manuel II Paléologue et l’impératrice Hélène Dragaš accordaient une grande donation au monastère de Petra à Constantinople pour quatre commémoraisons de Constantin: deux pour les quarante jours et les trois mois à suivre à son décès (qui avaient déjà été officiées), et les deux autres après six et neuf mois. L’historien serbe d’en conclure que la mort de Constantin est à placer à Rovine à ce moment (en octobre 1395) moins de six mois auparavant, ce qui correspond plutôt au 17 mai 1395 qu’au 10 octobre 1394. Voir aussi Al. V. Diþã, op. cit., p. 165-242.

[45] L’esquisse de la bataille de Rovine de Istoria militarã a poporului român, tome II, p. 171, est complètement imaginaire: la contre-attaque de l’armée roumaine sur le côté gauche de l’armée ottomane n’est attesté par aucune source existante!

[46] L. Chalcocondyle, Expuneri istorice, éd. V. Grecu, Bucarest, 1958, p. 64.

[47] Sur la localisation de la bataille dans la région de la capitale de la Valachie, où une couche de ceindre découverte par les archéologues dans la cour princière semble indiquer une trace d’un incendie à la fin du XIVe siècle, voir Al. V. Diþã, op. cit., pp. 285-295.

[48] M. Guboglu, M. Mehmet, Cronici turceºti privind Þãrile Române. Extrase, tome I, Sec. XV-mijlocul sec. XVII, [Chroniques turques concernant les Pays roumains. Extraits], Bucarest, 1966: Enveri, Düsturname, p. 39; Orudj bin Adil, Tevarih-i al-i Osman, pp. 48-49.

[49] ª. Papacostea, Evul Mediu românesc, p. 73: «Poi l’altro dì, ricominciata tra loro battaglia aspra e crudele e presso che tutto il dì combattutisi insieme con grande mortalità, dell’una parte et dell’altra, pure alla fine il campo rimase al Baisetto e a’ Turchi, comecché molti più furono morti de’ Turchi che de’ Cristiani».

[50] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263: «Et tellement innombrables fut la multitude des javelots lancés, qu’on ne pouvait pas voir l’air du fait de la multitude des flèches et la rivière coulait ensanglantée de la multitude des cadavres humains».

[51] C’est ici que nous prenons nos distances par rapports aux conclusions de l’ouvrage d’Al. V. Diþã, op. cit., pp. 243-283, et pp. 297-386. Dans sa démarche, très méritoire du point de vue de la critique des sources et de l’historiographie (aucune autre bataille médiévale roumaine ne bénéficie pas encore d’un traitement similaire!), l’auteur accuse une grande partie de l’historiographie étrangère et roumaine d’avoir été conduite par le postulat d’une défaite de Mircea par le sultan Bayezid, le 10 octobre 1394, en fonction duquel les sources aurait été déformées. Il risque toutefois de retomber dans le même piège, à cette différence près que le postulat est cette fois-ci contraire: il s’agirait d’une «victoire écrasante» de Mircea sur le sultan, datée le 17 mai 1395. Cependant, plusieurs points posent problème: 1) la chronique turque publiée par İnalcık est ignorée, suivant l’analyse de Decei: la seule source qui nous renseigne sur le trajet précis du sultan en 1395 est donc laissée à côté; 2) par conséquent, l’auteur ne peut pas rendre compte de la confrontation directe entre Bayezid et Sigismond dont parlent la Chronique de Saint-Denis et la Chronique florentine, et que la chronique ottomane localise en Banat; 3) la chronique «de Tismana», dite byzantino-bulgare, est aussi sous-estimée, l’auteur la considérant comme interpolée, alors qu’elle est contemporaine, et exprime le point de vue de Mircea (voir D. Nãstase, op. cit.), c’est la raison pour laquelle Vlad y est considéré un simple «vlastelin» (pp. 307-313); 4) l’auteur postule après la libération en commun de Turnu une rupture de l’alliance chrétienne et la défaite de Sigismond par Mircea en septembre 1395, mais comment expliquer alors que les deux se retrouvent ensuite ensemble à Nicopolis, dans les meilleurs termes, chose incompréhensible après une telle «trahison»? 5) comment un prince qui «écrase» entre mai et septembre 1395 deux des plus puissants monarques de l’Europe se fait renverser ensuite par une poignée de boyards qui instaurent à sa place Vlad au début 1396? 6) de la reconstruction de l’auteur résulte enfin un autre paradoxe: comment se fait-il que le prince roumain a pu emporter tout seul une «victoire écrasante» en 1395 sur Bayezid, alors que Mircea, allié avec Sigismond et les chevaliers bourguignons sont tous écrasés par le même sultan à Nicopolis en 1396? Même si, au bout de l’analyse de l’auteur résulte, à notre avis sans doute, que la confrontation de Rovine est à situer dans les environs du 17 mai 1395, l’issue heureuse pour la Valachie de cette bataille n’est pas du tout corroborée par les sources.

[52] ª. Papacostea, Evul Mediu românesc, p. 73.

[53] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263.

[54] V. Panaite, The Ottoman Law of War and Peace. The Ottoman Empire and Tribute Payers, Boulder-New York (East European Monographs), 2000, pp. 156-159.

[55] A. Decei, op. cit., p. 402: La fasl ottomane raconte que «le Feu Yıldırım passa la rivière d’Argeº et s’arrêta devant la forteresse de Nicopolis. Le pays de Nicopolis avait à l’époque un beg Šišman de par son nom, et qui, tout comme le voïévode roumain, payait tribut au souverain. Pour qu’il puisse gagner l’autre rive du Danube, il demanda à celui-là des embarcations et comme celui-là lui en prêta, dès qu’il se trouva de l’autre côté (du fleuve), il fit amener ledit Šišman, le décapitant et en conquérant Nicopolis aussi, la transforma en sandjak».

[56] Comme le rappelle Sigismond de Luxembourg dans un acte de 1404: DRH, D, tome I, no. 108, pp. 177-178.

[57] D. Nãstase, op. cit., p. 255, p. 263; H. İnalcık, «The Ottoman Turks and the Crusades», dans K. M. Setton, A History of the Crusades, tome VI, Wisconsin, 1989, p. 251, no. 74. Malheureusement, dans ce texte le grand historien turc date l’expédition en Hongrie en 1394, bien que la brève chronique qu’il a publiée met de manière univoque l’exécution de Jean Šišman justement à la fin de la campagne en Hongrie et en Valachie. De sorte que, établir la date de la mort de l’ancien tsar est en même temps établir rétroactivement la date de la campagne entière. Cependant, dans H. İnalcık, «Bāyezīd Ier», Encyclopédie de l’Islam, tome I, Leiden–Paris, 1975, p. 1152, il avait accepté 1395 comme date de l’expédition en Hongrie et Valachie.

[58] N. Oèarov, op. cit., pp. 119-120.

[59] A titre de comparaison du rythme d’une campagne ottomane, voir N. Beldiceanu, «La campagne ottomane de 1484: ses préparatifs militaires et sa chronologie», Revue des Etudes Roumaines, V-VI, 1960, pp. 67-77: 26 avril–mobilisation de l’armée; fin mai–départ d’Andrinople; le 26 juin–passage du Danube et jonction avec l’armée valaque; le 5-16 juillet: siège de Kilia; le 22 juillet-8 août–siège d’Akkerman; 14 août: départ d’Akkerman; passage du Danube en Dobroudja. L’action militaire proprement dite dura ainsi un mois et demi. Notons que justement la rapidité dans ses déplacements a apporté à Bayezid son surnom. De plus, il agissait dans une région dont le système défensif n’était pas encore mise au point.

[60] Chronique du religieux de Saint-Denys, pp. 424-425.

[61] P. Wittek, «Le Sultan de Rûm», L’Annuaire de l’institut de philologie et de l’histoire orientale et slave, VI, Bruxelles, 1938, pp. 20-22 et Idem, «De la défaite d’Ankara à la prise de Constantinople (un demi-siècle d’histoire ottomane)», Revue des Études Islamiques, XII, no. 1, 1938, p. 8, place cette demande à la fin de l’année 1394; I. H. Daniºmend, Izahli Osmanlı Tarihi Kronolojisi, tome I, İstanbul, 1947, pp. 103-104 (titre sollicité en 1395), p. 107 (et reçu après la victoire de Nicopolis); A. Decei, Istoria Imperiului otoman pânã la 1656 [Histoire de l’Empire ottoman jusqu’à 1656], Bucarest, 1978, p. 64 (1395).

[62] DRH, D, tome I, no. 99, no. 101, no. 112.

[63] Ibidem, no. 99, p. 155.

[64] V. Pervain, op. cit., surtout pp. 110-112 (l’identification de la Posada lui appartient); description de la bataille de Posada dans DRH, D, tome I, no. 99, pp. 155-157.

[65] V. Pervain, op. cit., p. 112; O. Iliescu, op. cit., pp. 78-79.

[66] O. Iliescu, op. cit., p. 79; cf. la référence de Sigismond à «iniquus Wlad woyuoda, protunc per dictos Turkos ad wayuodatum dictarum parcium nostrarum Transalpinarum intrusus fuerat et promotum» (DRH, D, tome I, no. 101, p. 162). L’auteur prend en discussion (p. 101) les opinions de Al. V. Diþã sur la bataille de Rovine. Ce dernier auteur, tout en considérant correcte la date de 17 mai 1395 (ce qui est corroboré par les sources), s’ingénie ensuite de les tordre afin d’en faire une écrasante victoire de Mircea Ier (affirmation qui n’est plus soutenue ni même par la chronique de Tismana, qui reflète tout de même un point de vue censé favorable au prince de Valachie).

[67] E. de Hurmuzaki, Documente privitoare la istoria românilor, tome I/2, Bucarest, 1876, no. CCCXVI, pp. 374-375: après avoir rejeté les propositions de Sigismond, Vlad déclare reconnaître la reine Hedwige comme seule héritière légitime de la couronne de Hongrie, et c’est en qualité de rois de Hongrie qu’il leur prête hommage. L’intitulatio de Vlad dans ce document est «Woywoda Bessarabie» et «ban (et non comte) de Séverin»; cf. O. Iliescu, op. cit., p. 81, qui ne montre pas d’où pouvait tirer Vlad la maîtrise de cette forteresse.

[68] En 1397, après la bataille de Nicopolis (le 25 septembre 1396), le voïévode de Transylvanie Stybor de Styboricz revient en Valachie, assiège et fait capituler Vlad Ier dans la Cité de Dâmboviþa, en l’emportant ensuite en Hongrie. Mircea Ier fut ainsi réinstallé sur le trône de la Valachie entière (DRH, D, tome I, p. 163, pp. 167-168).

[69] Ibidem, no. 108, pp. 177-178: «et nous, apprenant cette cruauté iniquité cruelle dudit Bayezid, […] nous avons arraché, surtout, la cité de la Petite Nicopolis que nous évoquions, d’entre les mains de son armée».

[70] Lettre citée par J. Darrouzès, Regestes, tome I/6, no. 3011, p. 277.

[71] DRH, D, tome I, no. 105, p. 172.

[72] J. W. Barker, Manuel II Palaelogus (1391-1425). A Study in Late Byzantine Statesmanship, New Brunswick (NJ), 1969, pp. 131-132.