GODARD
"Le cinéma n'a pas su remplir son rôle"
Par Jean-Pierre Lavoignat et Christophe d'Yvoire
Studio numéro 96 pages 155 à 158
A bout de Souffle, Pierrot le Fou, le Mépris. En trois films, Jean-Luc Godard a fait trembler l'histoire du
cinéma. Trente-cinq ans après, celui qui reste, avec François Truffaut, la figure emblématique de
la Nouvelle Vague, ne s'est pas assagi. Certes, ses films n'ont plus le même impact, mais sa manière de filmer, en
état de perpétuelle recherche, reste l'une des plus singulières du cinéma d'aujourd'hui.
Provocateur, agitateur, contradicteur, Godard est toujours Godard. Et dans les grandes occasions, c'est lui qu'on aime
consulter, sinon comme un sage, du moins un peu comme un sorcier qui saurait voir le monde autrement. C'est chez lui,
à Rolle, sur la rive suisse du lac Léman que le cinéaste nous a reçus, il y a quelques jours.
Godard manie les mots comme souvent il assemble les images, par association, par juxtaposition. Tour à tour obscur et
lumineux, de sa voix inimitable et avec son sens aigu de la dialectique (il ne sait pas résister à une formule ou
à un jeu de mots, quitte à faire preuve de mauvaise foi ou à affirmer une contrevérité), il
nous a expliqué en quoi, selon lui, le cinéma n'avait pas su remplir ses devoirs. Discours déçu
d'un utopiste qui n'a pourtant jamais perdu la foi.
-Lorsqu'on a réfléchi sur ce numéro de Studio consacré aux cent ans du cinéma...
Jean-Luc Godard - Pauvres cent ans du cinéma !
-... on a eu tout de suite envie de faire réagir deux cinéastes : Steven Spielberg et vous-même.
On a le sentiment en effet, que vous représentez, à vous deux, deux points cardinaux du cinéma...
J.L. G. - Normal. Moi, c'est le passé, et Spielberg, le présent...
- Dans notre esprit, il n'était pas question d'âge...
J.L. G. - Ca l'est pour moi... En même temps, Faulkner dit : "Le passé n'est jamais mort, il n'est même
pas passé", donc je peux encore me situer aujourd'hui... On se souviendra de moi parce qu'on n'a pas vu mes
films. Spielberg, on ne se souviendra plus de lui mais de ses films parce qu'on les aura vus.
- C'est une formule mais ce n'est pas vrai. A bout de souffle, Le mépris, Pierrot
le fou ont été vus...
J.L. G. - Oui, si on veut... On a crus les voir.
- Si vous deviez expliquer à quelqu'un élevé hors du monde, ce qu'est le cinéma,
que lui diriez-vous?
J.L. G. - Je ne peux pas répondre à ça puisque le cinéma est dans le monde. En tout
cas, le monde habite le cinéma, dans le sens où de Gaulle, qui n'aimait pas les parlementaires, disait à
Malraux: "La différence entre eux et nous, c'est qu'ils habitent la France: nous c'est la France qui nous habite."
Le monde habite le cinéma comme il habite la peinture ou toute autre forme d'art. Pendant un temps, dans les années
50, le mot "caméra" était presque aussi connu que le mot "pain". Aujourd'hui ce n'est plus le cas.
- Pourquoi, à votre avis ?
J.L. G. - Parce qu'on a privilégié les droits du cinéma et pas ses devoirs. On n'a pas pu, ou pas su, ou pas
voulu donner au cinéma le rôle qu'on a laissé à la peinture ou à la littérature. Le
cinéma n'a pas su remplir ses devoirs. C'est un outil sur lequel on s'est trompé. Au début, on a cru que
le cinéma s'imposerait comme un nouvel instrument de connaissance, un microscope, un télescope, mais,
très vite, on l'a empêché de jouer son rôle et on en a fait un hochet. Le cinéma aujourd'hui ne sert pas à voir, il offre un spectacle.
- Avez-vous, avec vos films, essayé d'inverser le courant?
J.L. G. - Naïvement, on a cru que la Nouvelle Vague serait un début, une révolution. Or c'était
déjà trop tard. Tout était fini. L'achèvement s'est fait au moment où on n'a pas
filmé les camps de concentration. A cet instant-là, le cinéma a totalement manqué à son
devoir. Il y a eu six millions de personnes tuées ou gazées, principalement des Juifs, et le cinéma
n'était pas là. Et pourtant, du Dictateur à La règle du jeu, il avait
annoncé tous les drames. En ne filmant pas les camps de concentration, le cinéma a totalement
démissioné. C'est comme la parabole du bon serviteur qui est mort de n'avoir pas été
utilisé. Je ne suis pas pessimiste : je dis simplement qu'il y a des choses qui ne pouvaient être faites
que par le cinéma - et pas par le roman, ni par la peinture, ni par la musique - et qui n'ont pas été faites.
- Vous souvenez-vous du premier film que vous avez vu?
J.L. G. - Non. J'ai dû aller voir des Walt Disney comme tous les enfants, mais je ne suis pas comme Lelouch qui dit :
"A 3 ans, j'ai vu tel film et ce jour-là, j'ai su que je ferais du cinéma..." (Rires)
- Il y a bien eu un moment où vous avez senti naître votre désir d'en faire?
J.L. G. - Oui, à la Cinémathèque. Là, j'ai découvert un monde dont personne ne m'avait
jamais parlé, ni l'école, ni mes parents. Pourquoi nous avait-on caché son existence? On l'avait bien
parlé de Goethe mais pas de Dreyer. Je n'en sais rien et d'ailleurs, on n'a même pas demandé. On s'est
contenté de regarder. On voyait des films muets à l'époque du parlant, on rêvait sur des films, on
entendait parler de certains films qu'on ne voyait jamais. La Nouvelle Vague, c'était ça : on était comme
des chrétiens qui s'étaient comme convertis sans jamais avoir vu ni Jésus, ni Saint-Paul. J'ai entendu
parler de La femme au corbeau et je ne l'ai même pas vu quand Brion l'a diffusé à la
télévision! Pour nous, le bon cinéma, le vrai, c'était celui qu'on ne voyait pas parce qu'il
n'était pas diffusé. L'autre, on pouvait le voir tous les samedis, mais le vrai, Griffith, Eisenstien... on avait
beaucoup de mal à les voir, soit interdits, soit non diffusés, soit mal distribués... Donc, pour nous,
c'était celui-là, le vrai cinéma. On lui a fait acte d'allégeance, si vous voulez.
- Qu'est-ce qui vous attirait dans ces films, si vous ne les voyiez pas?
J.L. G. - Ben, justement, c'était un mystère. Il y avait une espèce de territoire inconnu qui était
presque du domaine de la cartomancienne. On nous avait dissimulé une façon de voir le monde qui existait
depuis quarante ans. Personne ne nous en avait parlé. Tout comme personne, du moins dans ma famille, ne m'avait
jamais parlé de politique. C'est à travers le cinéma que j'ai découvert Lénine.
- C'est donc que le cinéma n'avait pas encore abdiqué son rôle de vous montrer le monde
comme vous le disiez tout à l'heure!
J.L. G. - Ben, je pense que si, mais on ne le savait pas encore. Cela dit, il existait et il existe encore des films qui ont une vision
du monde, mais ils sont minoritaires. Ce sont des exceptions qui n'empêchent pas le mouvement général
de l'industrie cinématographique d'être aujourd'hui très lié au pouvoir, de la même façon
que la presse ou la télévision. Aujourd'hui, ce qu'on appelle "les images", c'est très lié
au pouvoir. A une certaine époque, ça ne l'était pas. Gutenberg ne voulait pas dominer le monde.
Spielberg, si.
- En quoi le voudrait-il?
J.L. G. - Par le fait de vouloir plaire avant de trouver une vérité ou un savoir. Spielberg, comme beaucoup
d'autres, veut convaincre avant de discuter. Il y a là quelque chose de très totalitaire. Enfin, disons que pour
moi, le cinéma est un instrument de pensée original qui se situe à mi-chemin entre la philosophie, la
science et la littérature, et qui implique qu'on se serve de ses yeux et non pas d'un discours tout fait. Avec mes films, j'ai
essayé de m'en tenir à ce rôle même si ce fut souvent d'une façon confuse, mais évidemment,
il n'a pas été possible d'inverser le courant. Les choses sont ce qu'elles sont.
- Y a-t-il des cinéastes qui vous épatent encore?
J.L. G. - J'ai bien aimé Abbas Kiarostami. J'ai vu Et la vie continue. Il y a toujours de bons films mais peu.
Mais on reconnaîtra le fait que j'aime autant Griffith que Kiarostami.
- Vous voyez encore les films de Rohmer, de Rivette?
J.L. G. - Quand je peux, oui, mais n'habitant pas à Paris, ici (à Rolle, Suisse), ce n'est pas très facile...
J'aime bien Jeanne d'Arc. Le précédent, je ne l'aimais pas du tout.
- Vous avez vu Les visiteurs?
J.L. G. - On essaie de se tenir au courant... C'est honorable Les visiteurs, c'est sympa. J'ai bien aimé les
acteurs...
- Comment expliquez-vous que vous soyez une sorte de référence pour des cinéastes aussi différents que Spielberg et Tarantino?
J.L. G. - Mais uniquement parce que je suis le dernier de la Nouvelle Vague. Truffaut en a été longtemps le
premier représentant, avec un aspect plus honorable. C'était son désir, vu son passé, d'être
reçu et reconnu par la bonne société. Anne-Marie (Miéville) me disait: "François vous
a protégés d'une certaine manière. A sa disparition, vous vous êtes retrouvés plus seuls,
chacun dans votre coin, sans défense."
- Truffaut disait que vous avez tout rendu possible...
J.L. G. - Ca, c'était la Nouvelle Vague. On a commencé à un moment où, dans le cinéma
français, tout était défendu, sclérosé, corporatiste au pire sens du terme. Et on a dit :
"Non, il n'y a pas d'interdictions." C'est possible de tourner avec sa bonne amie et d'écrire ce qu'on a envie
d'écrire. Et on a fait des films contre les règles en place. La Nouvelle Vague est aussi née par esprit de
contradiction. On a tourné nos films dans la rue parce que à l'époque, tous les films étaient
tournés à l'intérieur. S'ils avaient été tournés dans la rue, on aurait peut-être
tourné les nôtres à l'intérieur. Aujourd'hui, à l'inverse, on peut dire qu'il n'y a plus de grande
règle, sinon celle de "Moi, je suis un auteur", ce qui n'a pas de sens. Les trois quarts des gens pensent
être des auteurs...[l'avis de Luc Besson]
- Pas vous?
J.L. G. - Ah! moi, non. Enfin, oui, je suis l'auteur de l'oeuvre mais c'est l'oeuvre qui compte. Quand j'ai commencé à
faire des films, on discutait avec le producteur, j'avais un compte-rendu sur le scénario. Aujourd'hui, je ne l'ai
même plus. J'ai connu ça avec Beauregard et je ne l'ai plus eu après. Plus du tout. Ca me manque
beaucoup, et je suis sûr que ça manque beaucoup aux jeunes qui font des films aujourd'hui et qui se croient
auteurs de droit divin. La discussion n'existe plus, même celle, antagoniste, qu'il pouvait y avoir entre Fellini et Ponti, qui
produisait La Strada. Aux Etats-Unis, la discussion n'existe pas plus mais la force des Américains, c'est
qu'ils travaillent beaucoup. Ca suffit pour faire la différence. Là-bas, ça ne vole pas haut mais
ça vole bien. Ici, ça vole très haut mais ça ne vole pas.
- Vous auriez pu travailler dans une structure rigide comme aux Etats-Unis?
J.L. G. - Oui, si j'avais trouvé quelqu'un d'intéressé à l'oeuvre et avec qui je puisse discuter... Ce
qui existe parfois dans l'édition. Lindon quand il a reçu le premier manuscrit de RobbeGrillet, lui a demandé
de le retravailler...
- Oui, mais il ne le fait plus aujourd'hui...
J.L. G. - Eh bien voilà, et c'est moins bon.
- Peut-être qu'on n'ose plus vous dire ça à vous aussi, du fait de votre statut...
J.L. G. - Oh, ben moi, on ne me dit plus rien. Ou alors parfois on me dit : "J'ai aimé votre film" ou bien
"Votre film m'a ému". Mais en me disant ça, la personne se célèbre elle-même,
mais elle ne parle pas du film.
- Avez-vous le sentiment que la télévision a dénaturé la fonction du cinéma?
J.L. G. - Oui, parce que la télévision est à base de diffusion. Le cinéma s'est retrouvé
lié à une économie où la diffusion a pris le pas sur la production. Aujourd'hui, on ne diffuse pas
ce qu'on produit, on produit pour pouvoir diffuser. Moi, je dis que le cinéma était trop puissant, il était
incontrôlable. C'est pourquoi on a préféré le réduire à sa seule dimension
spectaculaire. Demandez aux gens de se souvenir d'une seule image des films de Spielberg, ils ne peuvent pas.
- Tout le monde connaît l'image d'"E.T" passant devant la lune!
J.L. G. - C'est le moins mauvais, "E.T", mais il est nourri par tout un univers de science-fiction... Comme beaucoup
de ces Américains, Spielberg possède un certain savoir-faire, c'est indéniable, mais il n'empêche.
Entre le meilleur Spielberg et le meilleur Hitchcock, il y a un monde.
- C'est quoi la différence entre le meilleur Spielberg et le meilleur Hitchcock?
J.L. G. - Ca ne peut pas se dire comme ça. Il faudrait du temps, il faudrait les regarder. Et même, c'est très
difficile : comment dire que cette lampe est jolie ou n'est pas jolie? Il y a des esprits qui ont du goût et d'autres qui n'en ont
pas... On n'a jamais compris ce qu'on disait quand on parlait de la politique des auteurs. Même nous, on s'y est
trompé. Ce n'est pas l'auteur qui est important, c'est la politique. L'auteur n'avait aucune importance, on s'en fichait. Je
n'ai jamais demandé un autographe à Rossellini. Ce qui est intéressant, ce sont les oeuvres, pas les
auteurs mais ça, c'est une philosophie générale. Les gens pensent que l'homme est plus important que
le monde. Moi, je pense que le monde est plus important que moi et que je suis important parce que je pense ça. Pour
rester dans le domaine du cinéma, je dis : les oeuvres d'abord. On n'a jamais dit du mal d'Autant-Lara. On a dit du mal
de ses films et parce qu'on a dit du mal de ses films d'une certaine façon, Autant-Lara s'est senti atteint. Nous, on ne le
jugeait pas, on ne faisait qu'amener les pièces au dossier. Il se jugeait lui-même.
- Vous, vous avez l'impression d'avoir été bien ou mal jugé ?
J.L. G. - C'est difficile à dire parce que pendant un temps, j'ai été moi-même assez confus. Je n'ai
pas été clair quant à savoir s'il fallait ou non mélanger le spectacle avec le reste... Je l'ai fait parfois...
- ... ne serait-ce que dans Le mépris et Pierrot le fou...
J.L. G. - Oui, oui, je ne m'en défends pas. Mais je l'ai fait aussi selon l'idée que le cinéma doit pouvoir
tout faire, qu'il n'y a pas de limite.
- Vous avez souvent dit que le cinéma était un art populaire par excellence...
J.L. G. - Oui, dans le sens où le cinéma a connu très vite beaucoup de succès. Dès le
début du cinéma, et c'est toujours vrai aujourd'hui, les gens ne se gênent pas pour dire d'un film :
"Il est mauvais.", alors qu'ils n'osent pas dire ça d'une peinture ou d'un poème. Dans ce cas, ils
disent : "Je n'aime pas" ou encore "Je ne comprends pas." Face à un film, on se sent à
égalité. Dans une peinture, on sent une technique derrière le beau drapé ou le coucher de
soleil. Au cinéma, quand on voit un coucher de soleil, on dit simplement : "C'est magnifique." On ne pense
pas à la technique. Il y a quelque chose de direct et donc, de populaire. Le cinéma était ouvert aux
yeux de tous. Un enfant de huit ans pouvait y découvrir le monde...
- Parce que vous croyez qu'un enfant de huit ans qui va au cinéma aujourd'hui n'a plus ce sentiment?
J.L. G. - En tant qu'enfant, bien sûr, il a gardé ce sentiment. C'est ce qu'on lui montre aujourd'hui qui a
changé. S'il voit une forêt ou une autoroute, ce n'est pas la même chose.
- Ne croyez-vous pas que le succès, plus qu'en littérature par exemple, fait partie de la nature du cinéma?
J.L. G. - En fait non, je ne le pense pas. Ca a été un mythe. Ca a marché une fois avec Hitchcock, pour
tous les autres, c'est faux.
- A la mort d'Hitchcock, justement, vous disiez qu'il était pour vous l'un des plus grand cinéastes...
J.L. G. - Oui, pour moi, Hitchcock fait partie des grands artistes du siècle. Il a fait des films qui n'étaient pas
l'application d'une recette, des films difficiles, sensibles, mystérieux, et avec succès. C'est extrêmement
rare. Très peu d'artistes ont connu ça dans l'Histoire. Il y a eu Rubens : il était puissant, ami des rois,
heureux en famille, riche, avec ça. Et grand peintre. Hitchcock, lui, n'a pas été heureux... on ne peut
pas tout avoir.
- On dit qu'Hitchcock avait peu de passion pour les acteurs. Quelle place, vous, attribuez-vous aux acteurs dans le cinéma ?
J.L. G. - Ils ont joué un grand rôle, bien sûr. Sans acteur, pas de cinéma.
- Qu'est-ce qui vous touche chez un acteur?
J.L. G. - Le risque qu'il prend, s'il veut bien le prendre, à se laisser filmer, sans être soutenu, comme au
théâtre, par une troupe ou même par un texte.
- Vous semblez avoir avec les stars un rapport curieux. On vous sent excité à la fois par l'envie de
travailler avec eux, la volonté de profiter de leur puissance et le désir de casser leur image...
J.L. G. - Oui, quand ils sont en changement, c'est-à-dire en perte d'équilibre par rapport à leur statut et
qu'ils acceptent une nouvelle donne. Ils sentent aussi, à ce moment-là, que j'ai besoin d'eux. Ils apportent, c'est
vrai, à la fois une perte de puissance et la possibilité d'un financement. C'est justement pour ça que c'est
parfois difficile.
- Quand vous faites Nouvelle Vague avec Alain Delon, il y a vraiment le désir de travailler avec
Delon?
J.L. G. - Oui, c'était aussi le désir, vu l'âge et la tenue qu'il avait, de retrouver quelque chose qu'il a
montré dans M.Klein, Rocco et ses frères et L'éclipse. Ca fait
trois bons films. C'est pas énorme mais c'est déjà beaucoup... Si Romy Schneider en avait fait un seul,
ça l'aurait aidée...
- En même temps, son image est restée très forte.
J.L. G. - Elle est oubliée aujourd'hui...
- Pas du tout!
J.L. G. - Si!
- Non!
J.L. G. - Si!
- Non, non!
J.L. G. - Si,si!... D'ailleurs c'est le seul film à peu près bien qu'elle ait fait, Sissi...
- Quand vous faites dire à Delon "Je fais pitié"...
J.L. G. - Mais c'est pas moi, ça vient comme ça, c'est une phrase du producteur... Souvent, je cherche et comme
je ne sais pas très bien construire au départ.. Si ça tenait qu'à moi, un film me demanderait des
mois, des années, ça ne finirait jamais. Alors, c'est vrai, certains acteurs, Bardot, Delon, Depardieu, sont parfois
déstabilisés...
- On dit justement que souvent, vous demandez de l'argent sans tenir compte de l'amortissement des films.
J.L. G. - Pas du tout! Je prends l'argent qu'on veut bien m'offrir. Jamais il ne m'est arrivé ce qui est arrivé
à Carax ou Cimino, jamais. Je ne pourrais pas, je ne voudrais pas. Ca n'a pas de sens. Du reste, ce ne sont pas des
bons films. Même Stroheim, il l'a voulu, c'était son destin, mais c'était presque limite...
- Ce sont des règles qu'on ne transgresse pas?
J.L. G. - Les films se font en société. En peinture, en littérature, on est tout seul, mais on ne peut pas faire
un film isolé : il y a quelqu'un devant, quelqu'un derrière et un objet entre. C'est l'éternelle trinité
qui est le fondement de la géométrie, de la justice, de tout. Et le film en est l'image.
- Comment définiriez-vous votre plaisir de faire du cinéma?
J.L. G. - Le plaisir, c'est que le monde vous est offert. Vous n'avez qu'à trouver la juste place. Cette fenêtre qui se
trouve devant nous existe déjà. Pour la filmer, il suffit de savoir où vous placer. Le plaisir, c'est
qu'à la condition d'être doué ou d'avoir une certaine moralité, la création vous est offerte.
Je crois que si la création vous fait vivre, eh bien, vous devez la redonner sous une autre forme afin que d'autres
puissent la retrouver comme un l'écho de la création, ou bien, s'ils n'ont rien, comme une vraie création.
C'est comme lorsque les gens vous écrivent ou que moi-même j'écris à quelqu'un... C'est un besoin.
- Ce plaisir de faire des films est très différents du plaisir que vous prenez à en voir?
J.L. G. - A égalité. Enfin non, pas tout à fait : le plaisir d'en faire est moindre, parce que le plaisir de parler
de ce que l'on fait a beaucoup disparu. A l'époque de la Nouvelle Vague, on parlait énormément, on
critiquait beaucoup entre nous, tout cela a disparu aujourd'hui. J'ai retrouvé un peu ce dialogue avec Anne-Marie mais...
- Avec Rivette ou Rohmer, vous ne le faites plus?
J.L. G. - On ne pourrait plus. Moi si, eux non. Les rares fois où j'ai essayé de reprendre contact, ça n'a
rien donné.
- Ce dialogue, vous pourriez l'avoir avec des cinéastes plus jeunes. A un moment Leos Carax était très proche de vous...
J.L. G. - Oui, parfois j'essaye mais le plus souvent, ce sont des enfants perdus qui cherchent un papa. Je leur dis : "Tu
crois trouver un père mais c'est un garçon plus débile que tu ne le crois que tu as en face de toi... C'est
toi qui pourrais être mon père."
- Voyez-vous une logique dans votre parcours, entre vos débuts et aujourd'hui?
J.L. G. - Je suis plus réfléchi aujourd'hui. J'aime toujours le moment du montage, mais j'ai plus de mal avec le
tournage. En fait, je n'ai jamais retrouvé l'esprit d'équipe qu'il y avait à mes débuts mais je ne
vois pas comment je pourrais le retrouver. C'est déjà merveilleux d'avoir connu ça. Donc, je dirais que
mon travail aujourd'hui est plus solitaire. C'est vrai aussi que j'aime bien commencer à montrer quelque chose et voir
ensuite ce qu'on peut en faire, continuer, abandonner, reprendre. Pour une équipe, c'est très fatigant de me
suivre. J'essaye de me forcer à mieux écrire mais j'écris très lentement et j'ai besoin d'une
année. Le film avec Depardieu, par exemple, je voulais le reculer, il n'était pas prêt du tout. Ils voulaient
le sortir quand même, mais ça n'était pas bon.
- Qu'est-ce qui lui manquait?
J.L. G. - Il lui manquait tout. Il est à l'envers.
- On a parfois le sentiment que vos films s'apparentent à un travail de recherche...
J.L. G. - Mais j'en fais tout le temps, de la recherche. J'essaye de moins en faire mais à des moments, on n'a plus le
temps. Il faudrait simplifier pour que la recherche soit mieux comprise mais... Je ne sais pas, je ne peux pas vous dire. On fait
ce qu'on peut.
- Vous avez l'impression d'avoir progressé en tant que cinéaste?
J.L. G. - Oui, mais j'ai l'impression d'être moins capable de bénéficier de ces progrès. C'est
peut-être l'âge mais pas uniquement. Il y a une diminution des compétences, commme un joueur de tennis ne
peut pas très bien jouer toute sa vie. J'ai plus de mal à assembler les pièces du puzzle, de même
que je sais que je ne suis pas bon pour le casting, je suis même très mauvais et ça, c'est
irrémédiable. Ca fait du tort aux acteurs, au film et à moi.
- Vous diriez que vous êtes bon à quoi?
J.L. G. - A quand même faire quelque chose avec presque rien. (Rires.) A ne pas s'ennuyer, comme les enfants pauvres
qui jouent avec rien. C'est assez joyeux, d'une certaine façon.
- En vous écoutant, on sent que vous avez gardé intact votre désir de filmer.
J.L. G. - Oui, au moins il me reste toujours ça. Parfois, je me dis que si un jour je ne trouvais plus de producteur, je
continuerais avec un camescope. Je filmerais la petite-fille d'Anne-Marie au camescope et si Bonnelle est encore là,
j'irais lui porter... (Rires.) Cela dit, je m'étonne toujours du fait que les jeunes cinéastes ne se soient pas
emparés du camescope. Ils préfèrent attendre d'avoir les moyens de tourner en 35 pour débuter...
Moi, il me semble que si on avait eu accès au camescope à l'époque de la Nouvelle Vague, on se serait
précipité.
- Si vous deviez ne conserver qu'une seule image de vos films?
J.L. G. - Moi, personnellement aucune. Mais je crois, du moins j'espère, que les gens se souviendront qu'il y avait des
choses possibles.
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