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Le monde romain dans l’Historia Langobardorum

de Paul Diacre

 

Ecaterina Lung,

Université de Bucarest

 

             L’importance de l’œuvre historique de Paul Diacre ne réside pas seulement dans les informations concernant l’Italie pendant l’Antiquité tardive et le début du Moyen Age, mais aussi dans la vision de l’auteur sur les changements qui ont eu lieu dans l’intérieur de la société italienne. Paul Diacre est le mieux placé pour pouvoir observer le jeu complexe des identités et altérités dans le royaume lombard. Barbare par naissance et fier d’appartenir à la noblesse lombarde, l’historien est aussi Romain par culture et par son attachement sincère à la religion chrétienne. Donc, il est le plus en mesure de parler du processus qui menait alors vers le changement de Romania mais aussi de Barbaricum, par ce que Ferdinand Lot a désigné sous le nom de « la pénétration mutuelle du monde barbare et du monde romain[1] ».

        L’objet de cette étude sera donc d’analyser le rôle joué par l’altérité romaine dans l’Histoire des Lombards et les moyens utilisés par l’auteur pour construire l’image des Romains en tant qu’Autres.

        Tout d’abord, il faut préciser que nous supposons Paul Diacre d’être un écrivain engagé du coté de son peuple[2], dans un période quand, suite à la conquête faite par Charlemagne, le royaume lombard a cessé d’exister. On a pu parler même, partant des données biographiques qu’on a sur lui, et des ses écrits, d’un promoteur de la réconciliation avec les Francs[3]. Dans cette perspective, ce qu’il nous dit sur l’altérité romaine n’est pas neutre de point de vue idéologique. L’image de l’autre peut être utilisée pour renforcer l’image du soi, pour construire une identité lombarde dans une époque ou l’existence même du peuple lombard était mise en doute.

        A ce moment-là, il faut se demander qui sont les Autres dans l’Histoire des Lombards, œuvre  achevée par Paul Diacre après son retour de la cour de Charlemagne, vers 790, et peut être rédigé pour la cour du duc de Bénévent[4].

Ici on doit faire la distinction entre les Romains et les Barbares, car une des originalités des auteurs qu’on peut appelé, avec Walter Goffart « narrators of barbarian history » est d’utiliser pour l’analyse des rapports entre Soi et l’Autre un système tripolaire. Dans la tradition classique, il y avait l’opposition ferme entre les Romains et les Barbares, dont les premiers en tant que représentants de la civilisation et les derniers du monde de la barbarie[5]. L’œuvre de Paul Diacre nous présente un peuple élu, les Lombards, Barbares  du point de vue ethnique mais qui ont su, en devenant chrétiens, dépasser l’état de la barbarie, puis les autres Barbares, et finalement les Romains.

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        D’une certaine façon, on pourra dire, comme l’a fait François Paschoud au sujet de Salvien, que Paul Diacre vit dans un monde renversé, car « les Barbares se sont civilisés et les Romains sont devenus les vrais Barbares »[6].

        Evidement, les autres Barbares, ceux qui ne font pas partie du peuple élu, et les Romains peuvent être intégrés dans la même catégorie générique de l’Altérité. Mais nous croyons qu’il y a plutôt de différences que de ressemblances entre la manière de présenter les Romains et le portrait des Barbares. C’est vrai, le Romain est devenu, pour Paul Diacre, un ennemi qu’on doit rejeter, un être inférieur placé dans une situation d’égalité ontologique avec les Barbares. Nous avons ici un reflet du sentiment de la supériorité ethnique, qui « est un trait universel de la condition humaine ; c’est le corrélat ethnocentrique, au niveau du groupe, de l’égocentrisme individuel »[7]. Quand-même, l’image du monde romain reste l’élément essentiel pour la construction, par antithèse et par imitation, de l’identité des Lombards. L’explication réside dans le patriotisme « lombard » de l’auteur[8], qui s’est mis à exalter les qualités de son peuple au moment même quand le royaume de Léovigild n’existe plus.

        On utilise le syntagme de « monde romain » pour parler d’une réalité qui, chez Paul Diacre, n’est pas du tout homogène, comme l’était dans la période classique, quand il y avait une identité entre la civilisation et la Romania. Pour mieux définir cette réalité qui représente une partie importante de l’altérité pour les Lombards, il doit toujours se situer très attentivement dans l’espace et dans le temps, car on peut parler des manières différentes du monde romain.

        Pour nous, Paul Diacre est  un témoin intéressant du processus de morcellement spatial et politique succédant la disparition de l’Empire Romain de l’Occident. Pour lui, le monde romain subsiste seulement en Italie, car dans les autres territoires de l’Empire occidental d’autrefois, il y a maintenant des royaumes barbares tout court. L’empire de l’Orient est perçu des maintenant comme étant grec. Quand l’auteur parle de la tentative du duc Gottschalk de trouver refuge à Constantinople en fuyant son roi, il dit que celui-ci essaya de »fuir en Grèce »[9].

        En ce qui concerne le plan temporel, il y a aussi des différences entre ce que le « monde romain » peut signifier dans un moment ou dans un autre. Dans un passé révolu, le monde romain était l’équivalent de l’ancien Empire Romain, soit  du monde civilisé en dehors duquel se trouvait la barbarie. Mais les Lombards de Paul Diacre n’entrent pas en contact direct avec les anciens et authentiques Romains, car à leur arrivée en Italie la virtus romana avait été  déjà disparue et ils rencontrent seulement les impuissants successeurs des Romains, qui ne peuvent  pas leur résister. « Les Romains n’avaient alors guère de faculté de résistance, à cause de la peste qui sévait sous Narses et qui en avait tué un nombre considérable en Ligurie et dans les Vénéties, et de l’extrême famine qui survint […] et qui faisait des ravages dans l’Italie tout entière »[10]. Paul Diacre dit aussi que « beaucoup de nobles romains furent tués à ce moment-là, par cupidité, tandis que les autres étaient reportés entre les hôtes et devenaient tributaires, versant aux Lombards le tiers de leurs

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récoltes »[11]. Les exégètes modernes pensent que l’auteur voulait suggérer qu’il s’agisse d’une extinction « naturelle » aussi bien que d’une extermination de la classe politique romaine par les Lombards et qu’en Italie restaient seulement les débris d’une plèbe sans importance politique[12]. Mais, si ce genre d’interprétations radicales veulent que « toute la noblesse romaine ait été passée au fil de l’épée »[13], le plus naturel est de penser que les grands propriétaires ont été eux aussi mis à la contribution dans le cadre du régime de l’hospitalité. Pour nous, le problème est de savoir si en parlant des « nobles romains », Paul Diacre pense qu’il s’agit des Romains authentiques. L’usage qu’il fait de la terminologie ethnique et politique, que nous allons analyser plus tard, nous suggère qu’il pense qu’avant l’arrivée des Lombards, les Romains s’étaient transformés, en perdant leur force morale et physique.

        Les Romains authentiques sont pour Paul Diacre les conquérants qui ont été une fois les maîtres de la Germanie, d’où sont venus puis les vagues des Barbares. Les vrais Romains avaient le monopole de la culture et du savoir, et ils expliquaient tout par interpretatio romana. Ou du moins c’est ce que pense l’auteur quand il dit au sujet de Wotan que « c’est le Mercure des Romains »[14]. Ils étaient ceux qui pouvaient apporter le salut religieux aux peuples de la Germanie, comme le montre l’histoire de sept dormants, insérée par Paul dans son récit. « A voir leur costume, on dirait des Romains. […] Peut-être, puisqu’on pense qu’il ne peut pas s’agir que de chrétiens, leur faudra-t-il un jour pour prêcher pour le salut de ces gens »[15]. Donc, on observe que pour cet auteur il existe déjà l’idée d’une identité entre les Romains et les chrétiens, par opposition avec les païens de Germanie, et de ce point de vue, les Romains représentent des modèles à suivre. Leur histoire aussi offrait de modèles pour l’histoire des Lombards, au moins si on pense aux légendes racontées par Paul Diacre. Au début de leur histoire, les Lombards sont dirigés par deux frères, Ibor et Aio, qui ressemblent un peu au Romulus et Remus[16]. Mettre en écrit les coutumes, un des événements importants du règne de Rothari est une action inspirée par la tradition romaine, et aussi, la correction des lois faite par Grimuald ressemble bien à l’œuvre législative de Justinien[17].

        Si les Romains de l’époque de l’ancien Empire se montrent dans une lumière assez favorable dans l’œuvre de Paul Diacre, en tant que modèle parce qu’ils ont su exercer leur suprématie  politique sur tout l’Univers connu[18], il ne va pas de même avec leurs successeurs, les Italiens et les Byzantins. On doit préciser que l’auteur parle de Romani, sans faire toujours les distinctions nécessaires. Mais il est évident qu’il sait qu’il y a une différence profonde entre les latinophones de l’Italie et les Byzantins qui parlent le grec.

        Tout d’abord, pour mieux marquer ces  différences, il faut voir quelle est la terminologie utilisée par Paul Diacre pour désigner la population d’origine romaine de l’Italie. En général, dans son œuvre, Romanus a un sens régional, en désignant la population de la ville de Rome. Par exemple, il dit que les Romani allèrent se plaindre de Narses devant

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l’empereur Justin et sa femme Sophie[19] ; avec eux le roi Agilulf conclut un accord de paix, grace aux bonnes offices de Teodolinda et de pape Grégoire I [20]; ces Romains sont obligés de recevoir chez eux, pour 20 jours, l’empereur Constant II[21]. Cives Romani est employé dans un sens politique qui s’applique dès maintenant seulement aux citoyens de la ville de Rome. Dans ce sens, Paul Diacre a ressenti le besoin de dire que Marinus, l’archevêque de Ravenne, était cives Romanus[22]. Donc, en utilisant dans ces contextes des termes comme Romanus, Romani,  Paul Diacre ne songe  plus aux citoyens de l’ancien Empire, mais il nous prouve la résurgence du patriotisme municipal dans les moments de confusion dans le plan de l’exercice de l’autorité politique[23]. De même, un habitant de Brescia qui fit réparer le monastère Monte Cassino ne peut être plus qualifié comme Romanus, mais comme cives Bresciae[24].  D’habitude, quand il veut parler d’une manière générale de la population d’origine romaine d’Italie, il utilise populus, populi[25]. Suzanne Teillet croit que pour l’époque du principat et du Bas Empire le pluriel populi désignait les différentes populations de l’Empire par rapport à l’Empereur. Puis, dans les royaumes barbares, populi devient synonyme de gentes, qu’on peut donc appliquer aussi aux Barbares[26]. Si ce terme est utilisé par Paul Diacre avec une telle signification, ça peut suggérer que notre auteur ne croie plus dans la distinction opérée pendant la période classique entre les Romains et les Barbares. En fait, Grégoire de Tours, qui a été beaucoup utilisé par Paul Diacre parle de populi de la même manière, en se rapportant à la population d’origine romaine de Gaule[27], ce qui nous donne à penser qu’il s’agit d’un usage bien plus général. Et c’est évident que dans un royaume barbare, comme celui des Lombards, les Romains ont cessé d’être le peuple roi et sont devenus une population parmi  les autres.

        Quand l’auteur désire faire plus de précisions, il nous apprend que ses personnages sont ravennati ou veneti, selon leurs régions d’origine. Un cas très intéressant est celui des peuples venus en Italie avec les Lombards. Paul Diacre parle des différentes gentes barbares, qui donnent leurs noms au territoire ou ils se sont assises, et parmi elles il parle aussi de pannonici et norici[28]. C’est évident que ces appellatifs qui rappellent les territoires d’origine, utilisés dans le même contexte que les noms ethniques des Barbares désignent la population d’origine romaine des anciennes provinces Pannonia et Noricum, jadis abandonnées par l’Empire. Ces affirmations de Paul Diacre sont aussi une preuve que la population romanisée continuait d’exister dans ces provinces à la fin du VIe siècle, malgré les invasions qui les ont beaucoup troublées[29]. Paul Diacre nous donne ainsi la preuve que l’ancienne identité romaine et provinciale s’est maintenue jusqu’assez tard ; mais la manière dont il parle de ces anciens citoyens romains, en les mélangeant avec les Barbares en

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mouvement nous prouve aussi qu’il les considère maintenant très semblables aux gentes barbares de l’environnement.

        En ce qui concerne le rôle joué par cette population italienne, on a déjà discuté plus haut que l'auteur insiste sur le fait qu’elle n’a plus d’importance politique. Il nous a dit qu’en raison de la peste, de la famine, des inondations la population de l’Italie ne peut pas s’opposer aux Lombards. Mais le même auteur nous montre que les habitants de Ticinum ont résisté 3 ans au siège fait par Alboin, qui en prenant la ville est empêché par un miracle de les tuer tous, comme il avait juré[30]. Et puis, c’est la langue latine qui est imposée par cette population romaine aux Barbares de l’Italie, ce qui Paul Diacre trouve d’être absolument normal. La preuve c’est son étonnement d’apprendre que les Bulgares établis dans le royaume lombard parlent encore leur propre langue aussi que le latin[31].

        Paul Diacre ne parle pas seulement d’une manière générale de la population italienne, on peut aussi trouver quelques personnages qui se sont un peu distingues par rapport à la masse anonyme. C’est le cas de Marinus, l’évêque de Ravenne, dont on a déjà parlé, puis c’est Romanus, patrice de la même ville ou, toujours de Ravenne, Longinus, celui qui reçoit Rosamonde après le meurtre de son mari[32]. Il y a aussi un certain nombre de prêtres et des moines, parmi lesquels le plus honoré est saint Benoît de Nurcie, en tant que fondateur de l’abbaye de Monte Cassino et a qui Paul Diacre a dédié ses distiques élégiaques[33]. Mais ces individualités sont assez peu nombreuses, et on pourrait dire que le pape Grégoire le Grand est le seul parmi les Romains qui a vraiment retenu l’attention de Paul Diacre. On peut se demander si l’auteur ne l’apprécie  en premier lieu pour ses efforts pour assurer la paix et pour déterminer la conversion des Lombards au christianisme, ce qui pouvait leur sauver les âmes. Et ce qui est peut-être le plus important, le pape a refusé de contribuer à la destruction du royaume lombard : « si moi […] j’avais voulu me mêler de la mort des Lombards, leur peuple n’aurait aujourd’hui ni roi, ni duc, ni comtes ; il serait divisé, dans la plus complète anarchie »[34].

        Selon les affirmations de Paul, ces habitants de l’Italie qui sont d’origine romaine et qui parlent le latin sont très conscients qu’ils sont différents de ceux venus de Constantinople, appelés par eux Grecs. L’opposition est si forte que les habitants de Rome, qui réclament à l’empereur les abus de Narses, disent qu’ils préférèrent Gothis potius servire quam Grecis[35]. Le plus souvent, Paul appelle les Byzantins Romani, qui a seulement une connotation politique et pas ethnique. Mais il parle aussi, à leur sujet, de  Graeci, et même, par dérision, de Graeculi[36]. Paul Diacre n’est pas le premier auteur qui utilise Graeculus avec un sens péjorative, car déjà depuis les temps de la République et de l’Empire on se moquait ainsi des intellectuels grecs ayant une origine base et un comportement servile[37].

        C’est évident qu’en ce qui concerne l’usage de la terminologie pour désigner les Byzantins on peut discerner deux niveaux. Appliqué à eux, Romani a seulement un sens politique, en temps que Graeci est le nom ethnique. Par exemple, l’auteur parle de Maurice

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en tant que le premier empereur de race grecque ex graecorum genere[38]. Soit qu’il les appelle Romains ou Grecs, il sait très bien que leur langue est le grec, car il dit que pour eux le nom de l’Eglise Sainte Sophie de Constantinople est graeco vocabulo Hagiam Sophiam[39]. Du point de vue politique, le pays des Byzantins peut encore être nommé  imperium, romanae reipublicae, Romanorum regnum, mais c’est aussi clair que pour Paul Diacre ces gens qui parlent le grec habitent Graecia[40].

        Par raison de la compétition politique entre les Lombards et les Byzantins pour la domination de l’Italie, l’attitude de Paul Diacre envers ces derniers est extrêmement négative. L’Empire de l’Orient garde encore en Italie quelques territoires importants, où la présence de son armée, orientalis exercitus représente une réalité quotidienne et menaçante[41]. Comme pour se venger,  l'auteur insiste sur les vices moraux des Byzantins, parmi lesquels on peut trouver la lâcheté et l’avarice, Graecorum avaritia[42]. L’intention péjorative est très forte dans ce dernier cas, parce-que l’auteur n’utilise pas, avec avaritia le nom politique des Byzantins, Romani, mais la dénomination ethnique, elle-même chargée de mépris. Aussi, du point de vue physique les Byzantins sont assez insignifiants par rapport aux Lombards, veut nous convaincre notre auteur, qui raconte comme Amalongus, porteur habituel de la lance du roi lombard, pendant une bataille avec l’armée de l’empereur Constant II, « porta de deux mains un violent coup de lance à un de ces petits Grecs, le souleva de sa selle et le leva en l’air au-dessus de sa tête »[43]. En plus, le christianisme ne les empêche pas de piller les églises, comme le montre l’histoire du duc Grimoald qui a remporté une victoire « lors d’une incursion des Grecs, venus à cette époque-là pour piller le sanctuaire de l’archange saint Michel au mont Gorgon »[44].

        Mais, à part les raisons politiques et idéologiques qui poussent Paul Diacre d'exprimer ces points de vue peu favorable envers les Byzantins, on peut trouver dans son œuvre aussi quelques prises de position plus nuancées. Les identités ne semblent pas être bien définies, une fois pour toujours ; les critères de distinction ne sont pas toujours très fermes ; les loyautés n’ont pas seulement des racines ethniques ou religieuses. Par exemple, Paul  raconte la légende qui veut que Narses, le vainqueur des Ostrogoths, invite les Lombards en Italie pour se venger contre la population locale qui l’avait offensé[45]. Aujourd’hui on peut discuter si cette information offerte par Paul Diacre suggère seulement la confusion des identités et la disparition de l’intérêt publique dans une Italie bulversée par les interminables guerres contre les Goths. Car il est possible de saisir quelque chose de vrai dans cette légende, et se peut que Narses ait vraiment fait appel, selon la coutume, aux Barbares pour aider l’Empire contre les autres Barbares[46].

        Il y a aussi, parmi les Lombards, quelques individus qui décident se changer de l’identité, en choisissant le parti des Byzantins. On a le cas du duc Gottschalk de Bénévent, qui essaye de fuir la colère de roi Liutprand à Constantinople[47], ce qu’aurait valu, en cas de réussite, le changement d’identité politique. Le duc lombard de Perugia, Maurice, est tué

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par le roi Agilulf parce qu’il était le partisan des Byzantins[48]. Dans ce cas, on peut se demander si son nom n’est pas romain ou chrétien, ce qui pourrait ajouter aussi une explication religieuse au conflit qui l’opposait au roi païen.

        Mais le cas le plus connu d’un multiple changement d’identité est celui de Droctulf. D’origine ethnique suéve ou allamane, il est devenu duc des Lombards en raison de ses qualités militaires. Puis, il entre dans l’armée byzantine et finit ses jours à Ravenne où il est enseveli dans l’église San Vitale[49]. Quand Paul  Diacre raconte qu’il y a une épitaphe fort élogieuse sur le tombeau de Droctulf, il est fier qu’un personnage devenu « Lombard » à un moment donné a été si connu. Mais, en fait, la raison de la renommée de Droctulf (dont nous parlent aussi les historiens byzantins, comme Théophilact Simocatta) est son changement d’identité. Passé du côté byzantin, il renonce à son ancienne identité barbare, et il devient « Romain » du point de vue politique. Aussi, on sait que ce n’était pas un cas isolé, car en suivant la même tradition de recrutement des mercenaires dans l’Antiquité tardive, le duc Gisulphe de Frioul s’enfuit avec son armée chez les Byzantins[50].

        Il y a aussi des exemples d’attitudes au moins nuancées si non ambivalentes envers les romains (ou plutôt les Byzantins), comme l’histoire de Theodota, « une jeune fille d’une famille romaine de très haute noblesse »[51]. Remarquée aux bains, grâce à sa grande beauté, par la femme de roi Cunikbert, elle est recommandée imprudemment par celle-ci à son mari. Le roi s’eprit de la belle romaine, il en fait son amante, puis il la place dans un monastère. Cette histoire est intéressante par plusieurs raisons. Premièrement, c’est le seul lieu ou Paul reconnaît que la beauté physique peut être trouvée parmi les Byzantins, qui d’habitude sont présentés par lui d’une manière peu flattant. Puis, cette histoire ressemble étrangement à celle de Justina, la grand-mère de Galla Placidia. Remarquée dans les mêmes circonstances par Valentinien I, elle a eu plus de chance et est devenue la femme de l’empereur[52] 

        C’est difficile à dire si Paul connaissait l’histoire de Sozomenos ou il s’agit tout simplement d’une sorte de topos. Mais d’une certaine façon, l’attrait exercé par la jeune romaine sur le roi lombard peut signifier aussi la fascination exercée encore par l’idée de Rome. Le rejet final de la fille, reléguée dans le monastère, nous suggère aussi l’attitude ambivalente face au monde romain, à la fois désiré et rejeté.

        Quand on parle du monde romain chez Paul Diacre, il faut aussi prendre en considération le modèle politique romain, même si pour lui celui-ci ne semble pas avoir une grande importance. L’Empire Romain, appelé pour la plupart Respublica, a un certain prestige, reconnu au début de leur présence en Italie par les Lombards. En fait, l’Empire reste la seule source pour la légitimité politique, donc les Lombards ont du être au début les alliés des Romains contre les Goths, et ils ont du être invités par Narses prendre la possession de la péninsule. Mais Paul Diacre appèle aussi l’Etat romain de l’Orient regnum[53], ce qui montre l’évolution de la terminologie politique. Dans le moment où notre auteur écrit son œuvre, la royauté n’était plus perçue comme un corps étranger pour le

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système politique romain, et l’Empire était lui-même devenu une royauté dans le sens biblique du mot[54].

        Parmi les empereurs romains, Justinien est une figure bien appréciée par Paul, qui le présente comme un modèle grâce à ses succès militaires, à son activité  législative et à son orthodoxie dans une période avec hérésies multiples[55]. Plus atypique est la figure d’un autre Romain, le général Narses, qui offre le modèle du chef idéal. A l’origine de ses qualités politiques semblent se trouver ses qualités de bon chrétien, nous dit Paul Diacre[56]. Cette sympathie est probablement la conséquence du fait qu’il aurait invité les Lombards dans la péninsule, ce qui pour Paul représente la base juridique pour leur domination de l’Italie[57]. Donc, pour légitimer leur mainmise sur l’ancien cœur de l’Empire, les Lombards de Paul Diacre ont besoin d’une légitimité d’origine romaine. Ce problème de légitimité, cette fois dans le cadre du royaume lombard, se pose aussi dans les termes hérités de la tradition romaine. L’adoption de la distinction faite pendant la période classique entre le roi légitime et l’usurpateur permet à l’auteur de qualifier Alahis ou les autres comme tyrrannus. De même, l’adoption par Authari du cognomen impérial Flavius[58], signifie un ralliement fictif à la seconde dynastie des Flavii, dont faisait partie Constantin même. Pour un roi barbare, prendre ce nom d’empereur suggère évidemment une acceptation, même partielle, du modèle impérial. D’une manière paradoxale, on peut observer dans tout le monde barbare le succès du gentilice constantinien des Flavii, mais il faut se rappeler que l’adoption d’un nom romain pouvait être un indice du patriotisme romain[59]. Aussi, Authari instaure un ordre qui peut passer comme romain après le chaos barbare[60], et marque le début d’une nouvelle époque d’or[61]. Parmi les qualités d’un bon empereur il y a aussi son talent d’administrateur, et en parlant dans ces termes du roi Alboin, Paul réalise une autre adaptation du modèle romain au cas lombard[62].

        On peut donc affirmer que Paul Diacre nous présente la constitution d’une royauté lombarde sur le modèle impérial romain. L’application de ce modèle était d’autant plus nécessaire que l’Italie lombarde se confrontait avec les problèmes de structure crées par le pouvoir de ducs. Il est évident que l’auteur aurait désiré une royauté plus forte, et une succession au trône gouverné par des règles plus strictes, comme dans l’Empire. A partir du moment de la conversion au christianisme catholique, le couronnement des rois lombards suit le modèle byzantin. C’est le cas d’Adaloald,  rex gratia Dei, qui organise cette cérémonie dans le cirque de Milan, comme l’empereur de Constantinople le faisait à l’Hippodrome. Le cérémonial impérial était bien connu de Paul, car il l’avait décrit avec l’occasion de couronnement de Tibère et de Maurice. Donc, il en reprend la description qui avait une valeur de propagande, et qui pouvait donner une autre image du roi lombard, plus proche de modèle impérial.

        Nous avons dit plus haut que les rois lombards assument quelques fonctions des empereurs romains, mais très rarement une seule personne peut en cumuler plusieurs. En

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général, Paul parle, pour les rois exemplaires, d’une fonction impériale dominante. Par exemple, sous l’influence de Teodolinda, Agilulf devient un fervent  advocatus ecclesiae.  Rothari, même arien, est apprécié pour son activité législative, qui le fait d’une certaine façon rassembler à Justinien. Et on doit se rappeler que vivre sous l’empire des lois était, du point de vue des Romains, la caractéristique par excellence des peuples civilisés. Et l’insistance avec laquelle notre auteur fait remarquer que Rothari est le 17e roi des Lombards[63], en prenant l’idée exprimée par le roi même dans le Prologue de son Edit de 643[64], n’est pas sans relation avec le modèle romain[65], car la tradition parlait de 17 rois entre Aeneas et Romulus. Quand-même, il se peut que ce modèle n'ait été adopté pas directement, mais par l’intermédiaire de Getica de Jordanes ou il y avait aussi 17 rois des Goths[66]. En fin de compte, même s’il s’agit d’une médiation gothique, l’origine de la signification du nombre de 17 générations des rois ne reste pas moins romaine.

 Pour Paul Diacre comme pour les chroniqueurs byzantins de la même époque, la principale qualité d’un chef n’est plus sa capacité politique ou militaire, mais l’attitude envers l’Eglise.

Dans son œuvre, la plus importante valorisation d’une composante du modèle romain est celle de l’Eglise catholique[67]. Parce qu’il était probablement de sa naissance dédié à l’Eglise, comme le montre son nom, seul d’origine romaine parmi les noms germaniques de ses parents[68], Paul apprécie beaucoup cette institution. Mais le paradoxe est qu’il ne raconte pas d’une manière assez claire le moment de la conversion des Lombards de l’arianisme au catholicisme, même ça signifiait à l’époque l’acceptation d’un élément essentiel du modèle romain, c’est-à-dire de la civilisation[69]. On peut se demander s’il ne voulait éviter de parler trop sur l’arianisme de son peuple, dans un moment ou il devrait insister sur le droit des Lombards à une histoire glorieuse. Un Grégoire de Tours pouvait faire de la conversion directe à catholicisme, sans l’étape arienne intermédiaire, un titre de gloire du roi Clovis; mais pour Paul, parler de la conversion des Lombards de l’arianisme au catholicisme, dans la période de Charlemagne, qui était si préoccupé de réaliser l’unité religieuse de son empire, pourrait signifier mettre son peuple dans une lumière peu favorable. Même s’il ne parle trop de cette conversion, il manifeste un attachement sincère envers l’Eglise catholique, et les papes, parmi lesquels la figure de Grégoire le Grand est spéciale, sont des personnages assez bien mis en valeur dans son histoire. Rome, en perdant son rôle de centre politique du monde, reste quand-même son centre religieux. La preuve la plus convaincante est le désir de plusieurs rois anglo-saxons d’être baptisés et de mourir à Rome[70]. En plus, les Lombards ont joui de la protection d’un saint très important pour l’Eglise catholique. Il s’agit de saint Jean Baptiste, qui les assure longtemps sa protection et

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qui les aide, grâce à l’église que la reine Teodolinda a fait bâtir à Monza en son honneur[71]. Les Lombards ont été battus par les Francs, nous suggère Paul, parce qu’ils ont abandonne cette église, et donc la protection du saint a finalement cessée. D’une certaine manière, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une croyance semblable à celle des Romains païens, qui affirmaient que la chute de Rome est le résultat de l’abandon des anciens dieux. 

On peut donc conclure que pour Paul Diacre la Rome impériale reste le modèle incontesté pour la royauté et l’Etat lombard, mais la romanité contemporaine est jetée dans le domaine de la barbarie. L’ancien Empire romain offre le modèle pour la royauté lombarde, même si celui-ci est juxtaposé par une profonde inspiration biblique, ayant comme source l’Ancien Testament. L’influence de l’Empire Romain sur l’Etat lombard peut être directe,  mais aussi elle peut agir par l’intermédiaire de l’Empire Byzantin, plus proche du point de vue chronologique et géographique, grâce à sa présence en Italie. Cet Empire Byzantin, dont on conteste vivement la domination de certains partie de l’Italie, reste toutefois la seule source de légitimité pour la royauté lombarde. Mais les Italiens de l’époque de Paul Diacre ne représentent plus qu’une gens parmi les autres, car, du point de vue politique, ils ne font plus partie du monde romain, centré des lors sur Constantinople, qui se préparait à émerger. C’est un signe que le « processus de métissage et d’acculturation, par lequel des Barbares se romanisèrent et des Romains adoptèrent des usages barbares »[72] entrait alors dans une phase avancée. L’œuvre de Paul Diacre nous permet donc de mieux comprendre, dans le niveau de l’imaginaire politique, le moment de transition entre le monde romain, qui se transformait, et le monde médiéval à suivre.

 

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© ªerban Marin, August 2002, Bucharest, Romania

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[1] Ferdinand Lot, Les invasions germaniques. La pénétration mutuelle du monde barbare et du monde romain, 2e. ed., Paris, 1939.

[2] Plusieurs arguments sur ce sujet dans Ecaterina Lung, Istoricii ºi politica la începuturile evului mediu european,  Bucuresti, 2001 : passim.

[3] Walter Pohl, “Memory, Identity and Power in Lombard Italy”, in The Uses of the Past in the Early Middle Ages (ed. by Itzak Hen and Mathew Innes), Cambridge, 2000: 21.

[4] Karl Heinrich Krüger, „Zur beneventanischen Konzepzion der Langobardengeschichte des Paulus Diaconus“, Frühmittelalterische Studien 15 (1981): 18-35.

[5] Yves Albert Dauge, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles, 1981 : passim.

[6] François Paschoud, « Le Mythe de Rome à la fin de l’Empire et dans les royaumes romano-barbares », dans Convegno Internazionale : Passagio dal Mondo Antico al Medio Evo. Da Teodorico a San Gregorio Magno, Roma, 1977, Atti dei Convegni Lincei 45 (1980) : 136.

[7] Jack Goody,  L’Orient en Occident (trad. Pierre-Antoine Fabre), Paris, 1999 : 6.

[8] Pohl, « Der Gebrauch der Vergangenheit in der Ideologie der Regna », dans Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto Medioevo, Settimane di studi sull’alto medioevo 46 (1998) : 166.

[9] Paul Diacre, Histoire des Lombards (présentation et traduction par François Bougard), Brepols, 1994 : VI, 57.

[10] Ibidem: II, 26.

[11] Ibidem: II, 32.

[12] Paola Maria Arcari, Idee e sentimenti politici dell’alto medioevo, Milano, 1968 : 263.

[13] Bougard, op. cit. : 162,, note 167.

[14] Paul Diacre, Histoire des Lombards : II, 1.

[15] Ibidem: I, 4.

[16] Ibidem: I, 3.

[17] Ibidem: I, 25.

[18] Luigi Alfonsi, “Romani e Barbari nella Historia Langobardorum di Paolo Diacono”, Romanobarbarica 1 (1976): 7.

[19] Paulus Diaconus, Historia Langobardorum, dans Monumenta Germaniae Historiae, Scriptores Rerum Langobardorum (ed. L. Bethmann et G. Waitz): II, 5.

[20] Ibidem: IV, 8.

[21] Ibidem: V, 11.

[22] Ibidem: IV, 11

[23] Arcari, op.cit.: 264.

[24] Paul Diacre, op. cit.: VI, 40.

[25] Ibidem: V, 11.

[26] Suzanne Teiller, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l’idée de nation en Occident du Ve au VIIe siècle, Paris, 1984 : 35-36.

[27] Grégorius Turonensis, Historiarum Libri Decem : II. 1. 7.

[28] Paul Diacre, op. cit. : II, 25.

[29] Massimiliano Pavan, « Romanesimo, Cristianesimo e immigrazioni nei territori pannonici », Romanobarbarica 9 (1986-1987) : 216.

[30] Paul Diacre, op. cit. : II, 27.

[31] Ibidem : II, 29.

[32] Ibidem : IV, 11 ; II, 29.

[33] Ibidem: I, 26.

[34] Ibidem: IV, 29.

[35] Ibidem: II. 5.

[36] Ibidem: V, 16; V, 10.

[37] Herbert Hunger,  Graeculus Perfidus-italos itamos. Il senso dell’alterita nei rapporti greco-romani ed italo-bizantini, Rome, 1987 : 25.

[38] Paul Diacre, op. cit. : III. 15.

[39] Ibidem : I. 25.

[40] Ibidem : III. 15 ; IV, 27 ; III, 12 ; VI, 57.

[41] Ibidem : V, 12.

[42] Ibidem: V, 11.

[43] Ibidem : V, 10.

[44] Ibidem: IV, 46.

[45] Ibidem: II. 5.

[46] Neil Christie,  “Invasion or invitation ? The Longobard occupation of northern Italy, A.D. 568-569”, Romanobarbarica 11 (1991): 79-108.

[47] Paul Diacre, op. cit. : VI, 57.

[48] Ibidem : IV, 8.

[49] Ibidem : III, 8.

[50] Pohl, « L’armée romaine et les Lombards : strategies militaires et politiques », dans L’armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle (eds. Françoise Vallet et Michel Kazanski), t. 5 des Mémoires publiées par l’Association Française d’Archeologie Mérovingiene ; 1993 : 294.

[51] Paul Diacre, op. cit. : V, 37.

[52] Socrates, Historiai, 4, 31, Patrologia Graeca, LXVII, 54813, apud Paschoud, « Le mythe de Rome », cit. : 128.

[53] Paul Diacre, op. cit. : III. 12.

[54] Marc Reydellet, La royauté dans la littérature latine de Sidoine Apollinaire à Isidore de Séville, Rome, 1970.

[55] Paul Diacre, op. cit.: I, 25.

[56] Ibidem: II, 3.

[57] Christie, cit.

[58] Paul Diacre, op. cit.: III, 5.

[59] Bertrand Lançon, Le monde romain tardif, IIIe-VIIe siècle ap. J. C., Paris, 1992 : 171.

[60] Paul Diacre, op. cit.:  III, 16.

[61] Gabrielle Zanella, La legittimazione del potere regale nelle storie di Gregorio di Tours e Paolo Diacono: 73.

[62] Ibidem: 74.

[63] Paul Diacre, op. cit. : IV, 42.

[64] Walter Wolfram, « La typologie des ethnogenèses: un essai », dans Des royaumes barbares au Regnum Francorum. L’Occident à l’époque de Childeric et de Clovis (vers 450-vers 530). Actes des XVIIIes Journées Internationales d’Archeologie Mérovingienne, Saint Germain en Laye, 23-24 avril 1997 (ed. Françoise Vallet, Michel Kazanski et Patrick Périn), 1997 : 132.

[65] Pohl, op. cit.: 15.

[66] P. J. Heather,  Goths and Romans,332-489, New York, 1991: 22.

[67] Patrick Amory, People and Identity …: 5.

[68] Goffart,  op. cit.: 345.

[69] Nicola Cilento, « La storiografia nell’età barbarica. Fonti Occidentali sui barbari in Italia », dans Magistra barbaritas… : 330.

[70] Il s’agit de Caedwalla, mort en 688, et de Coinred et Offa, venus à Rome vers 710 ; Paul Diacre, op. cit. : VI, 15 ; VI, 28.

[71] Paul Diacre, op. cit. : V, 6.

[72] Lançon, op. cit.: 173.