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Entre mer et forêt.

Autres repères pour une poétique de l’exil

Anca Vasiliu

Université de Paris

Nous nous proposons de sortir pour une fois du rapport d’opposition Orient / Occident, relation et point de rencontre, croisement et nœud culturel dont plusieurs lieux européens se revendiquent, souvent à juste titre, mais sans que cela aide pour autant à un meilleur éclairage de leur passé, ou de leur destin à venir. Nous nous proposons un chemin biaisé à l’égard de ce rapport géo-culturel non pas par simple esprit de provocation, mais parce que Orient et Occident sont des directions, des vecteurs et des «zones» difficilement situables autrement que par opposition de l’un face à l’autre ; de surcroît, ce sont, pour nous du moins, des repères déterminés par rapport à une frontière fantasmatique - à moins d’accepter, pour pouvoir situer territorialement cette opposition géographique ou cosmologique, une quelconque frontière historique donnée : la «voie romaine», par exemple, ce qui ne fait pas le propre de notre choix dans ce contexte. Il nous semble, par ailleurs, nécessaire de revoir le dessin de toute opposition simplement binaire, car celui-ci trace le contour d’un schéma opératoire tant qu’il s’agit de définitions soumises aux catégories de l’espace, du temps ou de la quantité, mais demeure insuffisant, et même inopérant dans le domaine de la parole ou de l’image, c’est-à-dire dans le domaine de la pensée et du sensible; il en va de même si nous essayons d’utiliser un schéma de ce type pour définir la nature, le mouvement ou la vie. Il nous semble, par conséquent, utile de revoir ce basculement, souvent trop facile, sur le plan géographique de certains aspects de la réflexion culturelle qui ne peuvent pas être considérés sous un régime de détermination spatiale (purement géographique ou d’appartenance culturelle et de soumission politique territoriale). Et si définition de l’espace ou du lieu il y a dans certains cas, alors celle-ci tient compte, dans ces cas précis, d’une définition de l’espace non pas sous l’espèce géométrique et géographique, mais comme manifestation expresse d’une forme de pouvoir: pouvoir de domination de la part du sujet sur un lieu (circonscrit ou non du point de vue spatial) ou pouvoir d’attraction qui retient le sujet prisonnier d’un lieu, volontairement ou à son insu.

Sans constituer le résultat d’un choix thématique, l’exil comme lieu-mode d’un «enjeu poétique» du monde, sans détermination territoriale précise mais avec un ancrage à chaque fois spécifique dans une «patrie imaginaire», cet exil théorique (vers l’Orient ou vers l’Occident) sur lequel nous avons choisi de réfléchir dans ces quelques pages, est ici considéré comme la conséquence soit d’un désir de pouvoir, ne serait-ce que littéraire ou rhétorique (Ovide), pouvoir tout aussi fantasmatique qu’une frontière réelle alors qu’elle demeure invisible, soit, au contraire, comme rejet de tout pouvoir (Celan), renoncement délibéré à toute tentative d’appropriation d’un moyen, d’une économie, d’une stratégie qui vise quelque chose, quoi que ce soit en dehors de la responsabilité vis-à-vis de l’être et de son rapport au semblable. Rechercher, en d’autres termes, le retour toujours et toujours au même, dans la possession du semblable, ou sortir de soi à la recherche du différent, autre et étranger (alter et alius) en même temps, soit-il parfois être et parfois néant.

Il va de soi que nous n’allons pas analyser les œuvres d’Ovide ou de Paul Celan dans ce contexte, ni même un choix particulier de poèmes et de motifs littéraires (la littérature comparée ne fait pas partie de nos cordes), mais nous nous servirons de ces deux «cas» comme d’un tremplin pour la réflexion et comme d’une opposition symptomatique pour la définition de deux formes mentales d’exil qui, selon nous, détermine autrement la polarité Orient / Occident dans laquelle ou vis-à-vis de laquelle se situe presque tout espace culturel européen.

 

L’exil ? De quoi parle-t-on?

(préambule sous forme de quatre questions)

1. Y-a-t-il une approche philosophique de la question de l’exil? L’exil fait-il partie, autrement dit, des problèmes qu’abordent les philosophes, du moins les philosophes anciens, antiques et médiévaux?

Socrate et Diogène sont deux exemples extrêmes pour les temps anciens : entre l’exil d’Athènes auquel Socrate préfère la mort, et l’absence totale du problème de l’exil pour Diogène qui se dit, lui, «citoyen de l’univers» (politès tou kosmou). Un autre «cas» extrême est illustré par le «pèlerin russe». Celui-ci n’est pas un exilé à proprement parler, mais un errant, un chercheur infatigable du passage outre et un habitant des confins intérieurs. Les Pères du désert, ainsi que tous les moines retirés du monde, vivent en quelque sorte une expérience de l’exil - autre nom, si l’on veut, de la condition d’errance, pourtant non-identifiable entièrement avec celle héritée du «peuple élu». Mais la théorisent-ils ainsi et pour autant? La vie représente-t-elle pour un moine autre chose que l’exil sur terre d’un exilé du ciel, vivant dans l’attente et le repentir imposé par l’imminence du Retour?

2. Pour quelles raisons l’exil n’est-il pas, le cas échéant, un thème spécifiquement philosophique, ou du moins n’entre-t-il dans aucun des domaines traditionnels de la pensée ancienne? Où et sous quelle forme rencontre-t-on toutefois la question de l’exil dans les temps anciens?

En tant que phénomène historique l’exil apparaît comme une forme de manifestation d’un sujet (ou à l’égard d’un sujet) confronté aux domaines juridique, politique et/ou religieux - un être situé, donc, face à des domaines où et par les instruments desquels s’exerce le pouvoir. Il connaît selon les moments et les régions des formes différentes (bannissement, exclusion, excommunication, expulsion etc.), étant à chaque fois la conséquence d’une «faute» directe ou indirecte commise par le sujet, ou bien la conséquence d’une «fatalité historique», d’une «colère du destin». L’exil est ainsi de l’ordre d’une punition et ne fait qu’exceptionnellement suite à un choix personnel ; le recours à une forme d’«exil intérieur» constitue rarement le résultat d’une décision individuelle ou communautaire de la part des Anciens - à moins de prendre le syntagme chrétien «être dans ce monde mais pas de ce monde» comme l’expression d’un exil volontaire, ce qui n’est peut-être pas tout à fait pertinent pour un membre de l’Ecclesia. La réflexion sur l’exil appartient, par conséquent, prioritairement au domaine de l’éthique, des lois et, dans un cas particulier, au domaine de la théologie mystique.

3. L’exil entretient-il toujours un rapport spécifique avec le déplacement, voire est-il toujours soumis à un déterminisme géographique et aux lois du mouvement ?

Non, nous semble-t-il. S’il se définit à partir du support géographique et des significations que l’on attribue aux «confins», aux «marges», voire au «dehors» du monde, il ne suppose pas pour autant un déplacement spatial. Il peut tout aussi bien avoir lieu au sein même de la communauté qui exclut un individu de ses rangs, le marginalise sans pour autant l’envoyer au-delà de ses murailles. L’exil met toutefois en scène la relation entre centre et périphérie, empire et colonie(s), ou à l’inverse, monde et patrie ; il s’agit, en d’autres termes, de l’exercice d’un pouvoir central et de la situation d’infériorité (politique, économique, culturelle) dans laquelle se trouve un territoire et/ou un peuple étranger, vaincu le cas échéant, déchu de son rang d’égalité et de sa liberté d’acte et de décision, en un mot, exclu de la dignité d’être et d’avoir une identité qui lui soit propre sans que la différence qui le sépare du «centre» (ou du vainqueur), cette «altérité» découverte de l’«autre» soit, en tant que différence «dévalorisante», la condition même de sa subordination, réelle ou fantasmatique.

4. Adam est-il le premier exilé?

Peut-être – mais cela nous engage sur un autre chemin que celui que nous nous sommes pour l’heure proposé.

 

En guise de réponse : lieux d’exil, quelques topoi littéraires

Dehors sauvage. Terre soumise à des forces incontrôlables et à la pesanteur farouche d’une attente destinale. La légèreté de l’être (insoutenable !), conviée seule à la définition des mœurs. Au baptême du sang répond la vie broyée par une guerre sans fin, et un départ à zéro après chaque vague. La terre rasée, la culture mise à sac, mais la nature repart, rejaillit des cendres et s’épanche, eau vive sur la nudité d’un corps oublié dans le ravin et qui pourtant trouve la force de renaître, chaque fois.

Si Ovide n’a de cesse de geindre en dépeignant la glace, le blizzard, les flèches empoisonnées des Gètes, le vin raidi dans les coupes, bref l’absence de grâce de ces confins «scythes» si peu accueillants, sa litanie, conjecturale et rhétorique, n’exprime pourtant pas, au-delà du malaise, le sens extra-territorial de son exil – non pas ses raisons immédiates (affaire d’état, a-t-on dit), mais bien son quid et son quomodo spécifique dans la rencontre de l’autre, de l’«étranger», du Barbare. Parle-t-il d’autre chose que de lui-même et de ses propres malheurs, répétés, pleurés en écho à mesure que l’oreille de César se fait de plus en plus sourde? Modèle stylistique remarquable sans aucun doute, ses Tristes ne témoignent pourtant d’aucune ouverture vers cet autre horizon qu’il a la chance ou l’occasion de toucher, aucune leçon, aussi formelle soit-elle, tirée de cette épreuve à laquelle à tort ou à raison il est soumis. Le rivage est définitivement hostile et la terre qu’il foule aussi dure que les pavés d’une prison. L’exil à Tomes (Tomis) : une vie devant la barrière invisible mais infranchissable d’un destin mal compris et donc non-assumé jusqu’au bout ; la description de l’étranger en tant que lieu de l’hostilité absolue et d’une altérité incompréhensible à jamais. Car la vie, pour Ovide, ne vaut pas la peine d’être vécue ailleurs qu’à l’ombre des pins et des villas de Rome ; le reste du monde, le monde des «barbares», ne connaît pas la lumière, condamné qu’il est à vivre éternellement dans l’ombre glaciale et, de fait, à n’exister même pas, n’ayant pour horizon qu’un sentiment confus de peur et de soumission aveugle aux lois du destin et aux nécessités immédiates de la subsistance.

Apitoyé sur son propre sort, pelotonné sous ses rimes savantes, trop légères pourtant devant les éléments déchaînés, le Romain meurt languissant, impuissant, incapable de se défendre, car sa chair est trop tendre et son esprit obnubilé par la grammaire et le style. Face à la Mer Noire il crédite la tempête de vouloir lui infliger une punition personnelle, et les vagues de lui donner l’assaut de la mort, à laquelle il se rend, tétanisé avant même d’avoir cherché sa raison ultime. Mais ne soyons pas ironiques et trop injustes – il s’était enivré de sa tristesse lyrique, de sa solitude un peu ostentatoire, de son espoir déchu, de son destin amer, il s’était lui-même enfermé dans la rhétorique de cette fatalité, dans cet avant-la-lettre « purgatoire » de paroles et figures ; il avait amarré sa vie à l’attente, les yeux fixés orgueilleux dans le vide, rivés mélancoliques à des parois invisibles, le dos tourné à la terre, refusant de chercher sa fermeté et sa plénitude puisqu’elle lui semblait disgracieuse, rude, drue, couverte de mauvaises herbes et traversée de voix rauques et de vents hurlants. Mais est-ce là une définition « modèle » pour une terre de l’exil, ou plutôt un aperçu vif et poignant du mal-d’être d’une culture raffinée (et déjà décadente?), laquelle, même confrontée aux confins du monde, transforme toute perception en un recours à des clichés et à des tropes? Sa vue immobilisée sur le port pris dans la glace n’est-elle pas plutôt une confrontation avec la limite, l’expression d’un effroi à l’état pur? Et le refus qui s’ensuit, celui d’accepter de se coltiner aux confins, n’est-il pas, pour Ovide, le refus raide d’accepter tout repas vital tant qu’il a lieu en dehors de la communion avec les « siens » et tant qu’il recèle dans ses victuailles l’idée d’un sacrifice de soi-même, d’un renoncement rédempteur? Vivre dans ces conditions revient pour le Romain à abdiquer en fin de compte de la vie. Son exil est presque un suicide, car il se considère lui-même comme rejeté en dehors du monde et de là, de ce dehors de froid et de ténèbres, il le sait, aucun être ne peut plus ressortir vivant, ne peut plus regagner la lumière que seuls lui assuraient l’ordre de son monde et la proximité de ses semblables – parlant une même langue, pensant sur les mêmes voies de l’esprit, cheminant, légion, à la cadence d’un même pas. L’on ne voit que ce que l’on connaît, n’est-ce pas?, aveugles que nous devenons lorsque, sortis des rangs, les repères familiers nous font brusquement défaut. D’une certaine façon, littéraire si l’on veut, les rivages qu’arpentent ses pas et son stylet sont ceux de l’Enfer ou du Shéol, et non pas la terra incognita qui attire autant qu’elle inspire la crainte du «sauvage». Livré en pâture à sa détresse Ovide vit l’exil comme un drame absolu, s’enferme en lui-même et manque ainsi à la fois la tragédie d’une confrontation de type «hellénique», œdipien, avec le destin, et la réjouissance de se renouveler, de se déterminer comme «aventurier» dans l’être, en affirmant un savoir perfectible et, en tout état de cause, un déploiement inattendu, hors du lot commun des mortels, un enrichissement à venir au-delà de tout horizon pressenti.

Enfermé dans son idéalité, Ovide refuse son sort autant qu’il refuse d’accorder une identité propre, et même une quelconque dignité existentielle aux confins où il purge son bannissement de la Cité. Force est de comprendre qu’aucune comparaison n’est pour lui possible – les lointains rivages de la Mer Noire n’appartiennent pas au même univers que Rome. Or, pour le citoyen du monde «civilisé», seul le «centre» reconnaît son existence et lui permet de l’affirmer, tant que cela a lieu sous couvert de sa fonction dans ce monde : fonction identitaire, dont le dispositif régit toute existence, y compris dans le cas du «poète», «technicien» de la mesure et du rythme, et maître des figures autant qu’il se veut esprit libre malgré la contrainte des cérémonies ou l’hostilité soudaine d’un César. Ovide joue ainsi le jeu social contre la nature humaine, l’étiquette contre la vie, une certaine morale contre l’éthique, le style contre la langue, échange, en quelque sorte, loi et nature (comme dans le jeu des sophistes [1]), l’existence proprement dite contre le désir inassouvi de son monde à lui, désir de son lieu natal et de sa liberté conditionnelle au sein de celui-ci. Il troque ainsi la terre des marges de l’empire que parcourt son regard malheureux contre l’espoir unique du retour au giron, et mène une vie fondée sur l’attente comme sur la surface instable de l’eau, accrochée à l’horizon, au gré des vagues et des navires porteurs de nouvelles. Son exil est pour le citoyen un bannissement des rangs, un rejet social, alors qu’il pouvait être envisagé comme expérience d’un passage à la limite, une véritable aubaine pour le poète, si Ovide n’avait pas refusé d’emblée d’accorder une existence propre aux confins, n’avait pas refusé obstinément de considérer comme une « réalité » digne de nom d’être les lieux où son sort l’avait jeté. S’il avait su et voulu, autrement dit, se ranger parmi ceux que définissait, indifférente à leurs racines insondables, Marina Tzvétaïeva, citée en exergue par Paul Celan : tous les poètes sont des juifs – lire : tout penseur (et a fortiori le poète) est ouvrier de la parole, enchaîné à sa révélation, et donc, pour la terre, rien d’autre qu’un pèlerin et un passeur. Mais la condition de liberté de l’errance, bâton de pèlerin pointant la terre de passage sans jamais prendre racines, n’effleure pas, et ne pouvait sans doute pas effleurer l’esprit du Romain: la tranquillité même de l’Empire, voire son ordre et donc sa survie, auraient été, selon lui, citoyen avant tout, mises en danger.

Face à la mer se tient alors la forêt. Là – certes, je ne parle pas de la pinède clairsemée du port ensablé de Classe, près de Ravenne, pour citer encore un exemple du domaine latin, mais me réfère maintenant à une forêt sauvage, à une forêt sombre, couvrant montagnes septentrionales, Carpates ou Forêt Noire, brumeuses et enneigées – là, il faut agripper ce bâton de pèlerin qui permet de dégager, de débroussailler son chemin, de rouer de coups les chimères, de soulever campanules et raiponces de sous les fougères, et de traverser sans arrêt nuits et clairières sur les sentiers entre-tissés de cette silva oscura. Dos tourné à la mer, à l’horizon de l’attente exclusive, à la passivité suicidaire d’un rejeton sevré de son giron, il faut faire face à la longueur du chemin qui se dessine devant et à la déchirure des choix se présentant à chaque croisement. Il faut avoir cultivé, autrement dit, les facultés qui permettent de suivre à la trace l’objet de son désir, quel qu’il soit – de la neige illuminée par la Lune, une étoile raidie par le froid, ou, comme chez Dante et Celan, la lueur des yeux d’une hyène –, désir inconditionnel de poursuivre coûte que coûte son chemin en l’apprivoisant. Il faut se souvenir aussi, avoir la mémoire intemporelle de tout : de son départ, certes, mais surtout la mémoire projective d’une arrivée présumée, jamais perdue de vue, alors qu’elle n’est au demeurant qu’inventée ; croire, autrement dit, à une fiction pure, tant que l’on est encore en marche, se «souvenir» du port rêvé, l’avoir en vue comme la flèche qui pointe son but sans fléchir tout au long du chemin. Aussi faut-il remplacer souvent la certitude par la tension vectorielle, l’existant visible par l’inapparence inquiétante du «port», l’habitude raisonnable par l’amour de l’inhabituel et de l’incongru, le chemin droit par les détours qui serrent à la gorge de peur et parfois d’émerveillement, faire en un mot l’épreuve du parcours sur l’étendue de la distance, comme dans le «jeu» initiatique du labyrinthe. Là les confins sont ravalés, rachetés, projetés dedans et l’exil, lui, devient un exil intérieur – l’une de ces conditions accordées à l’humain pour s’approprier l’être, le sien, en laissant scories et oripeaux derrière.

Car l’exil – conséquence intrinsèque d’un choix qui ne connaît pas d’alternative ou (ce qui revient au même) abattement d’un destin à partir d’une condition historiale donnée : une imposition ad placitum ou un projet étranger à l’humain –, l’exil, disons-nous, n’a de sens que rapporté à la définition des confins ; il n’a de sens qu’au-delà de toute frontière, le départ mis aussitôt en rapport avec le point extrême, là où il n’y a plus de sortie vers un ailleurs, et cela même lorsque l’exil devient en quelque sorte centripète et que – par un renversement du mouvement entre départ et retour – il situe, projette les marges au centre, prend avec soi le point de départ et l’installe au beau milieu de son nouveau point de chute. L’exil exige alors un dépassement accompli des enceintes : des protections sociales ou psychologiques, à la rigueur même un dépassement de la condition immédiatement humaine et des barrières ontologiques, bref, il demande la liberté paradoxale et absolue d’un face-à-face avec le lieu où il n’y a plus de refuge, aucun repli devant un face-à-face ultime avec soi-même. Le départ devient ainsi un «aller au bout de soi-même», dernière condition de la recherche et du retour aux origines. Pour Ovide ce lieu est la mer boueuse et sombre qui avale, sourde, sa complainte élégiaque – confins identifiés au royaume des ombres et au léviathan, exil de la terre natale et perte du soleil de son monde diurne, exil égal à la pire des morts envisageables. L’autre «face» de ce même lieu est la forêt, forêt du lopin natal explosé, forêt arrachée et parsemée à travers le monde entier, couvrant toute la terre et perdant du coup les contours de ce monde au gré des chemins qui le traversent en aboutissant au centre, ou ne menant, finalement, nulle part. Forêt que traverse Dante au milieu de sa vie, forêt dans laquelle chemine Celan aussi, forêt dans laquelle les chemins des langues (allemand, russe, français ou roumain) dessinent l’inextricable labyrinthe où le poète de ce siècle cherche à perdre son destin, forêt dans laquelle il monte pour rencontrer aussi son autre, son semblable différent, opposé même, mais parlant pourtant la même langue (l’allemand, on l’avait compris, l’allemand du philosophe). Un «non-lieu» peut-être – cette forêt –, non-lieu ou topos littéraire autant que la mer dangereuse, mais en même temps une expression de la plénitude, de l’explosion vitale, de la déhiscence du monde qui peut enfin porter fruit et offrir dans ses clairières séjour aux habitants.

Déracinement et recommencement, réamorce de la nativité sous un autre ciel, un ciel où le monde est enfin libéré de sa tautologie fondamentale : le monde est « mis au monde » à l’air, privé de sa pesanteur territoriale, projeté dans l’insoutenable distance prise par rapport à ses racines et à ses bulbes de terre (En l’air, là reste ta racine, là, / en l’air. / Où le terrestre se ramasse, terreux, / Souffle-et-Limon. [trad. M. Broda [2]]). La nature se révèle, se porte devant, se construit ontologiquement sur les débris de ses cosses et de ses coques de cendres et de paille ; la semence vole, comme une parole à tout vent, avant de toucher la partie sensible, le réceptacle qui l’engendre. Cependant tout ceci n’advient qu’au sein de «l’épanouissement dru de l’étant au sein de la physis» (Heidegger), au sein de la forêt, là, près de la fontaine, où miroite l’étoile au fond de la terre et passe, en même temps, invisible, le méridien, son méridien. Les confins révèlent quant à eux le trajet vectoriel de l’errance et le conflit latent entre monde et terre, utopie et patrie de langue et de sang.

Exilé est, pour Celan, celui qui tient la balance du langage minéral (langage du sol) contre, pour ou avec la lettre-une, lettre-d’Est. D’un dur, / tout petit tas de mots, ... [3]. Sur cette crête, point d’équilibre de la balance, crête de montagnes, de confins entre tout et rien, entre terre et abîme, vide et plein, sur cette crête des contraires (et en même temps point indicible de l’être les assumant), se joignent passeur et passant, rivage atteint et traversée infinie, silhouette d’un arbre visible et forêt sombre de sapins perdue dans la nuit sans limites.

[...]

D’un

arbre, d’un

Oui, de lui aussi. De la forêt autour de lui. De la forêt

Inviolé, de la

pensée, dont il naquit : son,

mi-son, altéré, final, à la scythe

rimés ensemble,

au rythme

battant de la tempe des Echoués,

avec

le chaume respiré

des steppes écrit au cœur

de la césure des heures – dans le royaume,

dans le plus vaste

des royaumes, dans

la grande rime intérieure

au-delà de

la zone-des-peuples-muets, en toi

balance de la langue, de la parole, du lieu natal,

balance exil.

De cet arbre, cette forêt. [4]

[...]

Celan exprime en effet, suprêmement, sa condition d’exilé dans le choix de la langue: l’allemand de Cernăuţi (Cernowitz), allemand spécifique, langue de l’un des occupants, contre les langues des autres occupants ou citoyens (le russe ou le roumain), contre le yiddish de ses racines, et encore contre le français de son lieu d’accueil [5]. Il affirme son choix contre et en même temps avec toutes ces langues qui sont pour lui tout autant de formes d’adhésion culturelle, voire d’adhérence intime, insondable presque, à la détermination de l’humain, autant de voies qui descendent et de faisceaux de voix qui montent à la recherche du sensible. Sa langue, l’allemand en l’occurrence, a d’ailleurs été définie comme une langue faite de multiples strates et remplie d’innombrables voix. La préférence accordée à l’allemand n’a donc pas chez lui – comme on l’a quelquefois affirmé un peu trop rapidement – l’allure d’une contrainte censée lui faire comprendre la logique d’une force aveugle déchaînée ; son allemand n’est d’ailleurs pas identique à celui des bourreaux de ses parents et de ses confrères, mais bien une autre langue, un allemand «créolisé», enrichi d’emprunts au yiddish et aux langues slaves environnantes, un «viennois forestier», langue d’une communauté des confins (la Bucovine) ayant choisi de vivre à l’heure de la capitale d’un Empire où la culture avait trouvé faveur pour quelques brèves décennies. Cette langue est le résultat d’un choix, celui de la communauté juive de son Cernăuţi natal, et, par conséquent, elle peut servir de modčle au počte, d’expression, de traceur de significations pour cet autre choix qu’il fait, lui, qu’il effectue : le choix de l’exil. S’exiler veut ainsi dire, sur les traces de Celan, porter quelque chose de soi-męme dans/vers le lieu culturel le plus intime de l’étranger (dans sa langue, en l’occurrence), faire, s’il le fallait, le saut jusqu’au bout du monde, afin de s’approprier dans cet étranger son visage propre, indicible autrement, insondable sans cette mise à distance de l’œil nu et du visible immédiat. En d’autres termes, c’est savoir (se) donner pour (pouvoir) recevoir. Cela se traduit dans l’attitude à l’égard de la langue choisie, dans l’ouverture ou l’enfermement de la parole adressée à l’autre, à l’étranger. Le latin d’Ovide était sans doute compris à Tomes, parmi les marchands et les militaires. Mais Ovide n’a de cesse de tendre l’oreille aux rumeurs de Rome, aux ragots du palais et aux épigrammes à la mode dans les quartiers chics et les forums du Quirinal; il est sourd au latin des marins et ironique à l’égard de la langue des Gètes. L’allemand de Celan est, en revanche, une langue de métèque, une langue ouverte, qui porte un sens au-delà des significations des mots les plus concrets : c’est, en somme, la langue du désir, de l’ouverture, de l’amour de l’autre.

Les chemins qui mènent le poète de Cernăuţi ŕ Bucarest, puis ŕ Vienne et Paris, ainsi que dans les expériences recherchées ŕ Heidelberg et ŕ Tel-Aviv et Jérusalem, ne sont pas des chemins imposés par l’exil, des refuges pour nourrir l’espoir d’un retour «mystique». Ce sont bien des chemins choisis dans la forêt, au sein de la forêt de sa Bucovine transplantée à travers l’Europe, étendue à l’aléa des vents qui transporte les graines comme les mots traversent l’air pour se faire entendre au loin. Ce sont autant de passages à la limite de l’existence aussi, comme jadis l’expérience vécue par Ovide sur les rivages pontiques, mais en plus, ou à la place, avec une saturation de matière sensible qui permet à la langue de Celan de «transmuter» la pensée en cristal. Car autant Ovide tend à travers l’horizon comme la limaille à travers une feuille vers l’aimant terrestre, autant Celan vit, du moins dans la langue poétique, son exil comme un moyen d’amenuiser le retard à mesure qu’il s’approche d’une extériorisation, d’un dépaysement, d’un arrachement total, d’une explosion des formes vers le flux libre, le souffle de vie de la parole qui l’exprime et le définit.

Il est certes facile, et donc pas très satisfaisant pour l’esprit, de comparer et d’opposer l’œuvre de deux créateurs. L’œuvre s’en trouve appauvrie, souffre devant ce schéma manichéen où, d’un seul trait, noir sur blanc, blanc sur noir, l’on écarte toute nuance et détail au profit d’un éclaircissement de circonstance. Comparer le Romain et le Juif, un exil singulier du premier siècle à celui, autrement exemplaire, du vingtième siècle, cela n’a sans doute aucun intérêt, surtout que nous avons voulu déplacer les critères de l’opposition Orient / Occident depuis le domaine contextuel, culturel, historique, géographique ou ethnique, vers celui d’une expérience intérieure qui s’exprime à travers poèmes et langage poétique. Et pourtant, la topographie poématique qui s’exprime à travers ces deux expériences de l’exil répond et apaise notre première question : l’exil? de quoi parle-t-on? Des rivages glacials d’où l’on ne part plus jamais ? Des chemins de broussaille dans la silva oscura? D’un lieu de heurt à l’horizon ouvert? D’un chemin sur lequel on ne peut jamais s’arrêter sans risque de perdre sa direction? Entre mer et forêt le poète est celui qui tient la balance sur la fine crête des confins.

Voilà donc, quand on pense : poèmes, quand on fait route avec des poèmes, voilà donc les chemins que l’on parcourt? Sont-ce simplement des chemins détournés, des chemins qui mènent par un détour de toi à toi? Mais ce sont aussi, parmi tant d’autres chemins, des chemins sur lesquels la parole se fait voix, ce sont des rencontres, les chemins d’une voix en route vers un toi qui entende, les chemins d’une créature en marche, des projets de soi peut-être, une façon de se faire précéder de soi pour aller au devant de soi, d’être à la recherche de soi-même... Une façon de rentrer chez soi, au pays. Paul Celan, Le Méridien [6].

[1] Voir le reproche de Calliclès à Socrate, dans le Gorgias: 483a.

[2] En l’air..., dernier poème du volume La Rose de personne, éd. Le Nouveau Commerce, 1979: 153.

[3] Et avec le livre de Tarussa, dans La Rose de personne (traduction de M. BRODA): 151.

[4] Ibidem: 149.

[5] Sur cette question voir l’analyse très pertinente et riche d’informations historiques et linguistiques de Andrei CORBEA, Paul Celan şi «meridianul» său. Repere vechi şi noi pe un atlas central-european, Jassy: Polirom, 1998.

[6] Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner [1960] (traduction de J. LAUNAY), dans la revue Poèsie, n° 9, 1979: 81.

 

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© Şerban Marin, November 2001, Bucharest, Romania

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