16 février 2002

Le pic Johannsen est réservé aux initiés

La faune élégamment vêtue de Tremblant dévale le Versant Nord et s'étonne de voir monter sur le bord de la piste trois, pardon quatre petits vieux, habillés pour le ski de fond à l'ancienne, anoraks, sacs à dos délavés, des lunettes pour voir où ils vont, les culottes dépareillés, grosses guêtres et planches muséales aux inscriptions à peine lisibles.

Il fait soleil mais bien moins froid que les -29 C annoncés ce matin à Saint-Jovite.

Mes compagnons sont des retraités qui partagent la même mentalité un peu adolescente. Ils ne pensent qu'à une chose et aujourd'hui, comme chaque fois que c'est possible, ils vont jouer dehors. Claude Talbot a 65 ans, André Bouchard en a 67, et je vais oublier de demander à Michel Renaud de « montrer sa carte ». Quant à mon âge, il importe peu puisque je suis un jeune père de famille...

La grimpette dans la piste alpine nous sert de réchauffement.

Nous arrivons au télésiège Le Edge qui va nous conduire au point de départ de notre excursion (il ne faut pas oublier d'acheter son billet piéton, 13 $, avant de partir). Je partage la banquette avec André, qui raconte que lui et ses copains se sont connus en faisant du canot au club Les Portageurs.

La forêt sommitale est engourdie sous une lourde chape blanche. Et la vue est magnifique sur les Sommets voisins: Éléphant, La Tuque, Nixon, Legault, montagne Noire, montagne Grise et autres Vache Noire.

« Bienvenue au paradis », m'annonce André tandis que nous nous enfonçons dans l'étroit sentier qui abouche sur l'aire de réception du télésiège.

D'ici, l'objectif, c'est le mont Pangman, distant de trois kilomètres, puis le joyau de la beauté, le sommet Johannsen, un autre kilomètre. Après, c'est la descente à travers la forêt puis un chemin forestier pour le retour vers le stationnement du Versant Nord. Seize kilomètres bien comptés en hors-piste, ce n'est pas précisément la petite sortie pépère !

Je ressens une certaine appréhension. Plus tôt ce matin, André pointait du doigt notre destination. un sommet arrondi et tout blanc dominant tout le secteur et, ma foi, pas mal loin. « C'est un sentier très difficile », m'avait-il averti.

Nous nous enfonçons instantanément dans un autre monde, un couloir encaissé et d'une blancheur cotonneuse. Aucun «damage», aucun traçage, que des balises.

Beauté paradisiaque, en effet, mais ski d'enfer. Médusé, je regarde aller les membres de la ligue du vieux poêle. Ils zigonnent habilement dans les descentes périlleuses qui nous font voir les arbres de près, télémarkent au besoin, ce qui dénote une classe de skieurs de catégorie supérieure, grimpent çomme des jeunes premiers en adhérence ou en pas de canard, ce qui n'est pas évident du tout dans un chemin très étroit et recouvert d'une épaisse couche de neige qui emprisonne les spatules.

Il est temps pour moi de préciser une chose: il s'agit aujourd'hui de ma deuxième tentative en deux semaines d'atteindre le légendaire pic Johannsen.

L'autre jour, j'avais dû renoncer après seulement quelques centaines de mètres, semé comme un jeunot en raison d'un fartage insuffisant, ce qui aurait pu être corrigé, mais surtout parce que mes skis dépassaient de plusieurs centimètres la longueur de mes talents pour évoluer dans ce genre de terrain, ce qui constituait une difficulté insoluble.

Pas question de rester sur cette défaite. Quelques jours plus tard, André parcourait le sentier des Sommets jusqu'au pic Johannsen en raquettes à babiche. « J'ai redécouvert la raquette, dit-il. C'était différent parce qu'au lieu de regarder le sentier pour voir où j'allais, je regardais le paysage. » Qui est ici grandiose, quand on atteint un point de vue. Et entre les points de vue, la forêt est tellement chargée de neige qu'on se croirait dans les nuages !

Aujourd'hui, j'ai mis les chances de mon bord car je suis muni de deux paires de skis. D'abord des XAdventure de Salomon, profilés, longs de 145 cm et gravés d'écailles de poisson pour les montées. J'ai utilisé ces skis pour grimper dans les pistes alpines et j'ai dû plusieurs fois recourir au pas de canard malgré la pente raisonnable et j'ai même un peu peiné parce qu'ils avaient tendance à déraper latéralement dans les devers, ce qui est, dirait Chose, pas mal fâcheux. Dans le sentier comme tel, qui est un terrain complexe, ces planches se sont révélées inefficaces. Je les ai donc retirées pour chausser les Meta de Kahru, des planches courtes (120 cm), assez larges pour créer un « effet raquettes» et munies de peaux de phoque.

Nous atteignons le sommet de Pangman - ainsi nommé à la mémoire de Harry Pangman, un des fondateurs en 1928 du club de ski Red Birds, décédé il y a six ans à l'âge de 91 ans - dont on ne saurait pas qu'on est au faîte sans sa plaque commémorative. Petite clairière, soit, mais point de vue majestueux !

« Cette piste (des Sommets), raconte André, a été créée par Jack-rabbit lui-même et a été rouverte en 1971 par Kevin O'Conneil, un étudiant de McGill qui s'est tué il y a quelques années au cours d'une escalade dans les Rocheuses. Ce garçon-là était tout un skieur. »

Nous reprenons notre progression en direction du pic Johannsen en suivant la crête accidentée. Je me réjouis d'être chaussé de ces Meta de Kahru, excellents pour monter, mais également pour descendre, car les peaux de phoque freinent juste ce qu'il faut les descentes sinueuses et traîtresses. Elles me permettent d'éprouver le plaisir - et non la terreur - d'être ici.

Le sommet du pic Johannsen, c'est le toit des Laurentides à 930 mètres d'altitude. Ce n'est finalement pas un endroit très spectaculaire, une clairière le marque clairement. On y trouve un igloo, pour ceux qui peuvent passer par le trou, et une stèle gravée d'une phrase de Réjean Ducharme et enfermant un poème de Gilles Vigneault, Lettre à la poste du temps, dont le sceau sera brisé en 2095, à l'occasion du bicentenaire du parc du Mont-Tremblant, pourvu qu'il y ait quelqu'un pour s'en rappeler...

Au-delà du pic, le sentier foisonne de fardoche ce qui, en hors-piste, se traduit par des conditions harassantes. Il est bientôt temps de retirer les skis-raquettes pour revenir aux XAdventure afin d'entreprendre la longue descente de huit kilomètres jusqu'au stationnement du Versant Nord. C'est une descente très progressive et très plaisante.

À mon grand désagrément, c'est cette portion de la randonnée qui sera la plus difficile. Le sentier n'étant pas tracé, sa base est molle et mes skis courts à larges spatules, sous mon (respectable) poids, défoncent fréquemment la trace laissée par mes prédécesseurs. Mais le pire, c'est l'effet de freinage constant des écailles de poisson. Résultat: je dois pousser comme un cheval pour avancer d'un centimètre. J'arrive donc épuisé au stationnement avec 45 minutes de retard sur mes « jeunes » compagnons.

Mais rien ne m'enlèvera la satisfaction d'avoir skié un des plus coriaces sentiers du Québec.


page mise en ligne le 16 février 2002 par SVP

Guy Maguire, webmestre, SVPsports@sympatico.ca