Steve Bauer

24 juillet 1990

"Porter le maillot jaune, ce n'est pas relaxant" : Steve Bauer a vécu dix jours au sommet avant de s'effondrer et de perdre espoir

Philippe Cantin

Paris
Le maillot jaune. Dans tout le sport professionnel, il n'existe pas de symbole plus puissant de la réussite individuelle. Pour porter la fameuse tunique, il faut de la force, de la ténacité et aussi un peu de chance.

Pendant dix jours, au Tour de France qui a pris fin dimanche sur les Champs-Élysées, Steve Bauer a endossé l'étoffe magique du vélo. Aucun coureur ne se l'est appropriée plus longtemps que lui. Pas même l'Italien Claudio Chiappucci.

Porter le maillot jaune, c'est le rêve ultime de tous les coureurs. Mais avec l'honneur qui y est associé, vient aussi la pression. Le leader du Tour est quotidiennement assiégé par un bataillon de journalistes. Pendant ses dix jours au sommet, Bauer s'est fait rappeler ses limites après chaque étape.

«Combien de temps encore porterez-vous le maillot ?», lui ont demandé nos confrères, dix, vingt, cent, mille fois ! Leur ton trahissait l'incongruité ressentie à l'idée d'un Bauer en jaune.

«Je n'aurais jamais cru que le maillot exigerait tant d'énergie, avoue Bauer. A tous les jours, je rentrais à l'hôtel une heure après mes coéquipiers. Je devais subir le contrôle anti-dopage et donner des entrevues. Mon horaire était bousculé : en retard pour le massage, tout juste en temps pour le souper, à peine le temps de récupérer. Ce fut beaucoup plus dur que prévu.»

C'est samedi, à l'issue de l'étape contre la montre du Lac de Vissivière en Limousin, un joli coin de la France qui rappelle les Laurentides, que Bauer a commenté son Tour de France 1990.

«Tu sais, Greg (LeMond) l'a souvent dit. La pression sur le détenteur du maillot jaune est énorme. Cette année, il a eu moins de stress qu'en 1989 parce qu'il a attendu la dernière semaine de la course pour annoncer ses couleurs. Porter le jaune, ce n'est pas relaxant.»

- Mais l'excitation d'être honoré sur la tribune d'honneur à chaque jour ? De savoir qu'on réalise un exploit exceptionnel ? N'est-ce pas suffisant pour contrer les conséquences négatives et se sentir sublimé ?
- Au niveau psychologique, c'est sûr. On se sent investi d'une grande force, l'impression est merveilleuse. Mais le cyclisme, ce n'est pas seulement le côté mental. La forme et la récupération sont aussi fondamentales.

Cela dit, Bauer a vécu parmi les plus beaux moments de sa carrière dans la première semaine de juillet.

Quand on s'informe des émotions qui l'ont habité après s'être emparé du maillot une première fois, un grand sourire apparaît sur son visage. Et tout sympathique qu'il soit, Bauer ne sourit pas souvent en public. Il est un garçon combatif, qui répond directement aux questions. Son style est très différent de celui de LeMond, toujours heureux de trouver sur son chemin un micro ou un carnet de notes.

«Ce fut merveilleux, explique Bauer. Mon but était atteint. Mais la vraie joie est venue après la deuxième étape, celle du contre-la-montre par équipe. Contre toute attente, nous avons conservé le maillot. Dans l'équipe, le feeling était exceptionnel. Et on s'est dit qu'on essaierait de le garder longtemps.»

Jusqu'à la première ascension alpestre, Bauer a roulé en jaune. Au Mont Blanc, Ronan Pensec lui a chipé la première place, mais notre homme a gardé espoir.

La désillusion est venue le lendemain, dans l'éprouvante étape de L'Alpe d'Huez. Bauer s'est effondré, concédant plus de 20 minutes au vainqueur.

«Ce fut un gros choc psychologique, admet-il. J'aime me fixer des objectifs élevés. Je veux terminer le Tour de France parmi les trois premiers et monter sur le podium à Paris. Alors quand j'ai perdu mes chances, je me suis senti plutôt moche.»

Bauer a-t-il vraiment pensé remporter le Tour de France ? Y a-t-il cru jusqu'au plus profond de ses tripes ?

«Si je doute de mes chances de gagner le Tour, je n'y arriverai jamais. De façon réaliste, je peux toutefois affirmer ceci : si j'avais roulé comme en 1988, j'aurais atteint le podium. J'ai donné mon maximum mais je n'ai pas grimpé dans la montagne.»

En 1988, Bauer a terminé le Tour en quatrième place. «Et j'ai aussi remporté une étape. Ce Tour reste mon meilleur.»

Après avoir été écorché dans les Alpes, Bauer est revenu avec force dans la dernière semaine du Tour. Trois fois, il a donné un gros coup pour coiffer une étape. A Pau, il a pris la troisième place ; à Limoges, la septième ; et dimanche, sur les Champs-Élysées, il était en tête avec cinq kilomètres à faire, mais le peloton l'a rattrapé.

Bauer possède cette qualité : il n'abandonne jamais. Déjà, il parle des courses qui viendront, des prochains Tours de France.

«Oui, je peux encore m'améliorer, soutient-il. Et je peux finir dans les trois premiers du Tour de France. Cette année, ce n'était que mon sixième. A chaque fois, j'acquiers de l'expérience et j'apprends à mieux me connaître. Je suis en santé et motivé. Tant que ce sera le cas, tout est possible.»

D'ici juillet prochain, Bauer tentera de s'imposer dans plusieurs courses. Les Championnats du Monde, présentés au Japon le premier week-end de septembre, et le Grand Prix des Amériques, à Montréal, le 30 septembre, figurent au premier rang de ses objectifs.

D'ici là, on aura le temps de deviser sur la valeur de ses exploits au Tour 1990. «Les comparaisons ne mènent nulle part, estime Bauer. Porter le maillot jaune dix jours, ce n'est pas être élu le joueur le plus utile à son équipe dans les séries de la Coupe Stanley, ou jouer 10 sous la normale dans un grand tournoi de golf. Chaque sport est différent.

«Quant à moi, je sais que les gens qui connaissent le cyclisme et le Tour de France sauront interpréter mon succès. C'est ce qui m'importe.»

L'étonnante mauvaise foi de Fignon
Et c'est reparti ! Laurent Fignon a rompu son silence, dimanche, peu avant l'arrivée du peloton sur les Champs-Élysées.

«Greg LeMond, je n'appelle pas ça un grand champion», a-t-il dit, dans une conférence de presse dont le quotidien L'Équipe relatait les moments forts hier.

«Moi je cours pour le plaisir d'abord, pour gagner ensuite. Et je crois que LeMond n'a pas ce plaisir de gagner. Ce qui lui plaît, c'est de gagner parce que ça rapporte. Moi je ne cours pas par intérêt.»

La mauvaise foi de Fignon est étonnante. On sait qu'il n'aime pas LeMond, mais de là à mettre son goût du sport en doute, il y a une marge !

Après sa victoire de dimanche, LeMond a été très clair : «Depuis six ans, je gagne de l'argent dont je n'ai pas besoin. Quand tu souffres dans la montagne, quand tu risques ta vie dans la descente d'un col pour reprendre une minute à tes adversaires, tu ne penses pas à l'argent.»

LeMond a ajouté : «Je gagne 1,8$ millions par saison. Et j'ai dix fois moins de pression qu'à l'époque où je courais dans l'équipe de Bernard Hinault, pour 180 000$ par an. Parce que chez Z, on m'apprécie».

En 1986, LeMond a gagné le Tour de France. Bernard Hinault, Steve Bauer et Andy Hampsten comptaient parmi ses coéquipiers.

«Bauer, Hampsten et un coureur suisse étaient les seuls heureux de ma victoire. Les autres préféraient Hinault. Cette année, je me sens apprécié de tous.»

Fignon, deux fois vainqueur du Tour, a abandonné celui de cette année dès la cinquième étape, en raison d'une blessure au mollet.

Les relations entre LeMond et lui se traduiront par de jolies empoignades sur les parcours.


20 juillet 1990

La pause-pipi [au Tour de France]

Philippe Cantin

BORDEAUX
Paraît que beaucoup d'entre vous se posent la question.

Surtout depuis que vous avez appris la sanction imposée à Pedro Delgado, 150$ d'amende pour avoir fait pipi devant les spectateurs dans la 11e étape du Tour : comment les coureurs font-ils pour satisfaire leurs besoins naturels quand ils doivent rouler sept heures comme ce fut le cas mardi ?

«Il existe deux façons de procéder», répond Steve Bauer, qui sous un soleil radieux, a accepté d'aborder la question hier matin.

«Si le rythme n'est pas trop rapide, un coureur s'arrête et descend de vélo. Il sait qu'il pourra rejoindre le peloton.»

«Il peut aussi avertir les autres et partir en avant afin de trouver un coin tranquille. Il doit signifier son intention, sinon on pourrait croire qu'il tente un coup. Et il faudrait contre-attaquer.»

Au Tour de France 1989, Joël Pellier a remporté l'étape du Futuroscope en disant à ses petits camarades qu'il allait faire pipi. Mensonge. Il est parti en avant et n'a plus jamais été rejoint.

«C'est le genre de chose qu'un gars fait une seule fois dans sa carrière», avertit Bauer.

Dag-Otto Lauritzen, son coéquipier norvégien de 7-Eleven, ajoute : «Le peloton n'accepte pas un tel comportement».

Si la course va bon train, les engagés ne prennent par le temps d'arrêter. Ils roulent leur cuissard et font pipi à vélo. «C'est important d'éviter le vent de face», précise Bauer.

Parfois, comme dans l'étape de Luz Ardiden mardi, les coureurs sont très nerveux. Dans les 130 premiers kilomètres, Greg LeMond a posé pied à terre neuf fois pour se soulager.

«Plusieurs gars avaient la diarrhée, ajoute Bauer. Ils partaient en avant et deux kilomètres plus loin, on les voyait accroupis dans un champ de maïs.»

Les coureurs apportent-ils du papier de toilette ? Eh non. Ils empoignent de vieux journaux offerts par leur directeur sportif ou se servent de leur petite casquette. A la guerre comme à la guerre.

Comme dans tous les domaines de la course, la stratégie fait partie de la pause-pipi. «Je ne m'arrête que si un leader en fait autant, explique Andy Bishop de 7-Eleven. Je sais que ses équipiers l'attendront pour le ramener dans le peloton, et n'aurai qu'à les suivre.»

Pour un tout autre motif, un coureur peut aussi partir en avant avec la permission du peloton : saluer ses parents et amis quand le Tour traverse son village natal.

«C'est de moins en moins fréquent sur le Tour, explique Bauer. La compétition est trop féroce. Cette année, on a vu ça une fois, le jour où Laurent Fignon a abandonné. Vincent Barteau nous a devancés et a débouché du champagne avec les siens.»

Barteau, coéquipier de Fignon chez Castorama, est un grand ami de Greg LeMond. «Des journalistes ont suggéré que Vincent avait célébré le forfait de Fignon, dit Bauer. C'est tout à fait faux.»

Les commissaires ont à l'oeil les coureurs qui satisfont leurs besoins naturels devant les spectateurs. Mais comme le Tour est suivi par 15 millions de personnes, il est difficile de trouver un endroit tranquille le long de la route.

Si, à l'instar de Delgado, ils ne font aucun effort de discrétion, ils reçoivent une amende.

Voilà. C'est comme ça que ça se passe. Prenez en bonne note parce que la leçon ne sera pas répétée.


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