Pierre Harvey
aux Jeux olympiques de Sarajevo

14 février 1984

Sa femme Mireille aimerait l'accompagner dans ses compétitions

«Physiquement impossible de gagner une course»- Pierre Harvey

Réjean Tremblay

Sarajevo
Impossible de comprendre Pierre Harvey sans le visiter dans son royaume.

Son royaume de neige, de forêts, de pistes sinueuses, de froidure et de solitude. Là-haut, à Igman, le repère des skieurs de fond, le royaume et la passion de Pierre Harvey.

Il m'attendait au village olympique d'Igman, à une quarantaine de kilomètres de Sarajevo. Le village, c'est l'hôtel Igman qu'on a aménagé pour les athlètes. Aménagé veut dire gardes de sécurité, appareils à rayons «X», tout le pataclan.

Il se faisait tard, il faisait noir, il faisait froid. Dehors, à la barrière, Marcel Aubut, le président des Nordiques de Québec, attendait en se transformant en Bonhomme Carnaval à mesure que la neige tombait. Harvey et sa jeune femme Mireille ont passé leur canadienne pour venir prendre une marche et rencontrer Aubut, le président du Fonds Pierre-Harvey qui a recueilli $ 50,000 pour le skieur.

Et nous avons marché. Terriblement loin des Jeux olympiques de Sarajevo. La télévision vous donne peut-être l'impression que Pierre Harvey et ses confrères skieurs de fond vivent les Olympiques. Pour eux ce n'est qu'une autre épreuve de la Coupe du monde. Pour Pierre Harvey en tous les cas.

L'idée de ne jamais gagner
- Pourquoi s'entraîner pendant des années pour terminer 2le ? Pourquoi ne pas skier juste pour le plaisir ?

- Skier pour ce genre de fun, je pourrai le faire pendant 50 ans encore. Skier pour le plaisir que j'ai éprouvé ce matin à la ligne de départ, de savoir que tu te retrouves parmi les meilleurs du monde, pas de ton village, du monde, c'est une autre satisfaction. Et skier, quand la technique va bien, qu'on se sent bien, c'est agréable.

Et à mesure qu'on s'éloignait de la lueur des projecteurs de l'hôtel Igman, Pierre Harvey a raconté.

«C'est difficile de savoir que physiquement, c'est presque impossible de gagner une course. Pour gagner un jour, il faudrait que cette journée-là, je sois au meilleur de ma condition physique, au meilleur de ma forme mentale, que mon fartage ait été le meilleur d'entre tous les concurrents et que tous les meilleurs connaissent, ensemble et en même temps, une mauvaise course. Autrement dit, si je continue après les Jeux comme ce sera probablement le cas, je n'aurai jamais la satisfaction de me dire que je pourrai gagner une grande course.»

Et il y a la souffrance physique. On n'y pense pas, habitués que nous sommes aux petites balades dans les pistes faciles de cinq kilomètres du mont St-Bruno ou du parc Sauvé. On s'arrête quand on est essoufflé, on descend la fermeture éclair de l'anorak, on prend une bouchée de chocolat, quel beau sport que le ski de fond... !

«Mais quand on s'attaque à un cinquante kilomètres et que le coach donne les clips aux deux kilomètres, qu'on réalise qu'on pousse à fond et que pourtant, on prend toujours du retard sur les premiers, alors, on souffre. Parce qu'on va encore plus loin, encore plus creux. Dans ce temps-là, il y a un goût de sang qui vient à la bouche parce que l'air froid irrite les bronches, la douleur nous étreint le creux de la poitrine et pourtant, on pousse encore plus», raconte Harvey pendant que la fine silhouette de sa femme Mireille se découpe à côté de celle, plus épaisse, de Marcel Aubut à une centaine de pieds devant nous.

Mireille Harvey est étudiante en médecine. Elle sacrifie beaucoup au sport de son mari. Cette année, ils ont passé deux semaines ensemble à Noël, et après les Olympiques, ils devront encore se séparer pour de nombreuses semaines.

Elle est prête à continuer mais à certaines conditions. Elle est reconnue comme coach par la Fédération. Malheureusement, l'Association Olympique Canadienne ne l'a pas accréditée avec tous les droits d'un coach pour les Jeux de Sarajevo. A minuit, elle doit quitter le village, elle paye pour manger à la cafétéria. Une situation humiliante surtout qu'après s'être plainte au chef de mission et son adjoint, elle s'est fait répondre d'emprunter la carte d'identification d'une autre personne : «Je l'ai fait, on a constaté la tricherie et j'ai été expulsée de la cafétéria. Depuis, ça me coûte $10 dollars toutes les fois que je mange avec Pierre.»

Faut-il préciser que les chefs de mission en question mangent sur le bras de l'Association Olympique Canadienne au très chic Holiday Inn, la place la plus chère en ville ?

Ces conditions, elles ne sont pas terribles. Elle veut, comme coach de son mari, pouvoir l'accompagner dans ses compétitions, quitte à payer ses billets d'avion. Elle trouve que Pierre a donné déjà beaucoup pour son sport et son pays.

Mais en revenant au village, après avoir gravi la pente légère qui conduit à la barrière, il n'y avait pas de doute possible. Il y a un bonheur bien particulier pour Pierre Harvey à vivre ainsi à l'écart du monde, dans la neige, la forêt, dans une solitude qui perdure même pendant la course.

Parce que c'est quand il court que le fondeur est le plus seul. Seul jusqu'en 1988 ?


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Guy Maguire, webmestre, SVPsports@sympatico.ca
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