Le «Pirate» s'est laissé happer par les spirales du dopage, dérive obligée pour qui souhaite performer au niveau professionnel en cyclisme comme en d'autres sports de spectacle
Martin Rivest et Hans Cova
Diplômés en philosophie, en anthropologie et en histoire ainsi que cyclistes chevronnés
«Ce document est la vérité, mon espoir est qu'un homme vrai ou une femme le lise et défende le principe de règles qui soient les mêmes pour tous les sportifs. Je ne suis pas un menteur. Je suis blessé et tous les jeunes qui croyaient en moi doivent s'exprimer. Ciao.» - Marco Pantani
En dépit des indices plus que probants, l'enquête n'a pas encore confirmé le suicide du coureur Marco Pantani, double champion du Giro d'Italie et du Tour de France 1998, dont la dépouille a été retrouvée dans sa chambre de Rimini le jour de la Saint-Valentin. Tous, procureur, médecin légiste, chroniqueurs et journalistes sportifs, à l'exception notable de Virenque, semblent s'entêter à en dénier la vraisemblance : traces de cocaïne, nez sanguinolent, dizaine de flacons d'anxiolytiques, porte barricadée de sa chambre en grand désordre, en plus d'un carnet de notes adressé à sa famille. [...]
À l'instar de bien d'autres cyclistes, devenus les gestionnaires sponsorisés de leurs efforts et exploits, hommes-sandwichs sur deux roues qui rivalisent de visibilité et dont le courage n'est plus tant vertu que stratégie commerciale servant à démarquer les produits du peloton, le «Pirate» s'est laissé happer par les spirales du dopage systématique. Dérive obligée pour qui, d'hier à aujourd'hui, parions jusqu'à demain, souhaite performer au niveau professionnel en cyclisme, sport ultime, comme en d'autres sports de spectacle.
Ce ne sont pas tant des morts subites récentes de jeunes athlètes que nous voulons parler -- les cyclistes professionnels Johan Sermon (21 ans), Fabrice Salanson (23 ans), Denis Zanette (32 ans); le footballeur Marc-Vivier Foé (28 ans), l'attaquant hongrois Miklos Feher (24 ans); le basketteur Raimond Jumikis (23 ans), etc. -- que de la vindicte d'un système prêchant négativement par l'exemple pour se maintenir en place.
Dans un monde fragmenté et individualisé où la compétition tient lieu de rapport social au sein même de ce qu'on appelle aujourd'hui en administration l'«esprit d'équipe», avatar individualiste de la solidarité, la quête insatiable d'un seul bouc émissaire parvient à assurer, au détriment d'une prise de conscience efficace, la fragile cohésion de ce système en mal de légitimité parce que traqué de toute part par les soupçons.
Acharnement juridique
Depuis 1999, où il fut contrôlé positif à un test d'hématocrite (52 % plutôt que les 50 % permis), à l'avant-dernière étape du Giro, qu'il allait remporter pour une deuxième année d'affilée, les tribunaux et médias, après ses victoires fracassantes de l'année précédente, n'ont cessé de le soupçonner et de l'appeler à la barre pour lui faire lâcher le guidon.
Même si, comme tout champion -- nous pourrions parler des échantillons d'urine de Lance Armstrong (quintuple vainqueur du Tour de France et en route pour un sixième), plus d'une fois mystérieusement disparus dans les latrines suisses de l'UCI --, Pantani a aussi bénéficié des grâces des tribunaux quand il a finalement été disculpé de sa fraude sportive en octobre 2003 pour «vice de forme», cela ne l'a pas empêché d'être évincé du Tour de France (2001-03). D'autres ont eu droit à des «erreurs de laboratoire» ou à des «stimulations exogènes» comme disculpation parmi d'autres ratiocinations légales dont les conséquences à chaque fois inopérantes révèlent bien la supercherie juridique.
L'acharnement juridique contre Pantani, relayé par l'obscénité des médias qui s'en font l'écho, a eu raison de sa carrière, puis de sa vie. Bien sûr, «Éléphantino» participait de cette génération de cyclistes gavés à l'EPO et autres dérivés, broncho-dilatateurs de toute sorte (la plupart des cyclistes étant déclarés médicalement asthmatiques) et autres cocktails magiques que nous ignorons, tout comme les autorités médicales compétentes chargées de superviser les épreuves de l'UCI.
Bien que responsable et pour sûr dopé comme les autres, Marco Pantani, parce que champion explosif en un temps où la crédibilité de l'UCI chancelait aux suites de la célèbre «affaire Festina» (1998), où le scandale de la drogue éclata enfin au grand jour, fut sacrifié sur l'autel de la respectabilité du cyclisme professionnel. Lors même qu'il était pourchassé quotidiennement par les autorités fières d'une proie aussi prestigieuse, banni et éconduit des grandes épreuves, le peloton piqué d'une volonté chimique poursuivait sa procession pratiquement en toute impunité. Les autres cas de dopage, n'ayant pas force d'exemple, restèrent isolés et peu médiatisés.
Ben Johnson, Geneviève Jeanson
Le cas de Pantani, exemple négatif qui a servi à renforcer la réputation mise à partie de l'UCI, sert de modèle au même titre que le cas de Ben Johnson avait servi en athlétisme 15 ans plus tôt : la désignation d'un bouc émissaire comme figure emblématique de la rigueur, de la fermeté, de l'implacabilité d'un système enclin au repentir. Système dont la violence de la condamnation s'excuse lorsque les conséquences (tragiques) de ses sanctions dépassent son intention initiale, à savoir son maintien, la préservation et la défense d'une image commercialement vouée à attirer des commandites.
Plus près de nous, Geneviève Jeanson, notre championne, elle aussi grimpeuse hors pair, a été interpellée l'été dernier lors des Championnats du monde sur route (Hamilton). La suite de l'affaire sera connue en mars mais les témoignages de son médecin contredisent sa prétention à l'ignorance et à l'innocence.
Inutile de poursuivre cette litanie de cas. C'est de lynchage démocratique qu'il s'agit. Sans déresponsabiliser Pantani lui-même ni blâmer l'UCI uniquement, toujours est-il que l'acharnement des tribunaux et médias procède bien de cette individuation de la peine répondant à une logique sacrificielle commune, qui de son cas, qui du directeur du centre d'hébergement qui s'est suicidé cet hiver, qui de la télé-réalité, est le témoin d'une fragmentation tragique de la responsabilité.
Lynchage implicitement légitimé parce que résultant d'un processus démocratique où l'évincement d'un individu consolide la collusion sociale sans communauté dans la préservation du système. Le sacrifice sauvage, darwinisme social dénaturé, l'élimination profitable d'individus sélectionnés -- pensons au syndrome morbide de la gestion et à l'administration contemporaine de l'existence -- concourent à l'homéostasie d'une société qui tire moins sa force de l'adhésion de ses «membres» que de l'absence de convictions communes. [...]
Pirate qu'il fut surnommé, sur sa tête son bandana était attaché, il aura eu le mérite de mourir les yeux ouverts. Aux amateurs naïfs de regarder les courses yeux bandés, d'opiner yeux fermés...
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