Alors que débute Tirreno-Adriatico, l'une des classiques de début de saison, le décès du «Pirate» reste comme une plaie vive en Italie. Les médias alignent les explications morbides, et l'exploitation touristique de l'événement s'organise. Tout le monde, cependant, évite de détailler la réalité de la dépression du cycliste.
Guillaume Prébois,
Milan
«On lui a d'abord ouvert le thorax et l'abdomen. Puis la boîte crânienne. Ensuite, on lui a pesé les organes: foie, poumons, pancréas, intestins, cerveau, cœur. Le cœur de Marco Pantani pesait 400 grammes.» Rien ne lui sera donc épargné, à ce pauvre Pantani. Ses parents ont pu lire la description méticuleuse et crue de son autopsie dans le quotidien élitiste Il Foglio du samedi 6 mars. Lorsque la machine médiatique a dévoré le pathos d'une tragédie humaine, elle ronge les os du cadavre. «Pantani fumait du crack», annonce «un médecin ami du coureur» dans l'hebdomadaire Panorama. «Il s'était procuré 40 grammes de cocaïne même lorsqu'il était en cure de désintoxication à la clinique du «Parc des tilleuls» de Teolo, apprenait-on lundi des colonnes du journal de Vicence. Le propriétaire de la résidence «Les Roses» de Rimini, où Pantani passa ses derniers jours, a annoncé que l'appartement D5 qu'il occupait sera bientôt à disposition de la clientèle: les amoureux du tourisme macabre ont aussitôt téléphoné. Une rumeur insistante parle de photos du cadavre déjà en circulation.
Au soir de ses obsèques, au cours de l'émission de télévision «Porta a Porta» sur Rai Uno, la grand-messe nocturne du bavardage, Alessia Merz, l'une de ces femmes objets dont raffole la télévision italienne, avait eu le bon goût de préciser «qu'il se l'était cherché», croisant et décroisant ses longues jambes moulées dans une indécente minijupe noire. Rien ne lui sera donc épargné. «Marco pédale avec nous de là-haut», écrivit récemment un éditorialiste de la Gazzetta dello Sport, imbibant sa plume d'une irritante prose mielleuse, caractéristique du sentimentalisme à l'italienne, une rhétorique banale et affligeante qui déprime les vivants.
Non, Pantani n'est pas un angelot souriant et potelé avec des boucles blondes et des ailes immaculées. Il est mort. Mais c'est politiquement incorrect de le dire et de l'écrire. Notre société filtre et adoucit les émotions trop fortes. Pantani est décédé d'un «mal obscur», euphémisme de circonstance pour éviter la vulgarité d'une pathologie: la dépression. L'Italie cherche inexorablement un bouc émissaire, le dealer qui a vendu la dernière dose au champion, les amis qui l'ont lâchement abandonné, refusant obstinément la réalité: la parabole descendante de Pantani est identique à celle de milliers d'autres personnes qui ont seulement la malchance de ne pas être célèbres.
Michele Serra, de La Repubblica, est l'un des rares à avoir analysé froidement cette mort encore chaude: «La dépression est une maladie, ce n'est pas le luxe romantique et maudit des héros tombés. On peut la soigner. Aucun thérapeute ne se permettrait de dire à un déprimé que son mal psychique est dû à la méchanceté des autres.» Comprenez: que Pantani ne devienne pas un alibi collectif, un symbole pour excuser nos propres faiblesses. Et pourtant l'Italie continue de chercher les coupables d'un décès indigeste pour la conscience nationale. «Marco Pantani est un héros anti-italien», écrivit Franco Cordelli dans le Corriere della Sera.
La mort tragique de Pantani a en effet transmis au monde entier une image atypique, noire, dramatiquement morbide, du pays de la commedia dell'arte et de la débrouille. L'Italie dédie au Pirate disparu des places de village et des montagnes, lui intitule des courses, envisage la création d'un musée à Cesenatico, la pose d'une stèle sur la route de Cascata del Toce où il attaqua pour la dernière fois.
La survie médiatique de Pantani passe par la mythification. Pantani doit entrer dans la légende. Victime incomprise. Martyr de l'acharnement judiciaire et de la soif de visibilité des juges. «Il fallait ramener les faits à leur véritable dimension, parce que le Bien et le Mal ont des visages différents, parfois ils se mettent un bandana et une boucle d'oreille, mais la justice de notre pays a pris l'habitude de mettre les gens au pilori, même un garçon qui se prenait seulement pour un corsaire», écrivit Giuliano Ferrara dans Il Foglio. Danilo Di Luca, récent vainqueur d'une étape de montagne du Tour de Murcie, a levé les yeux au ciel et dédié avec émotion sa victoire à «Marco, le plus grand après Coppi». «Quelqu'un nous a aidés de là-haut» a jugé bon d'ajouter son directeur sportif, Beppe Martinelli. De la rhétorique au kilo.
Non, rien ne lui sera épargné, à ce pauvre Marco. Mario Cipollini et Alessandro Petacchi, qui se défieront au sprint sur les routes de Tirreno-Adriatico, ne manqueront pas, eux aussi, de lui rendre hommage à la première occasion. C'est à la mode en ce moment. Il n'y a qu'une seule chose dont on ne félicite pas Pantani et qui est pourtant la raison principale de toutes les louanges qu'il reçoit: être mort.
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