12 avril 2004

Le chemin de croix d'un vainqueur suédois méconnu

Au terme d'un Paris-Roubaix sans âme et submergé par l'affaire Cofidis, c'est Magnus Backstedt qui l'emporte dans la 102e édition.

Roubaix (Nord), Jean-Emmanuel Ducoin, envoyé spécial.

" La course, la course. Vous vous passionnez encore pour ça, vous ? C'qui compte, c'est plus la course, ce sont ceux qui la regardent. " Tête basse, oeil de côté, l'âme entamée, impossible de ne pas accuser le coup. On pardonnera au chroniqueur dégingandé et pourtant ultralucide (et depuis bien avant 1998), ce trait d'amertume qui tient moins à la réalité des faits qu'à leurs conséquences, mais, hier matin, entre le café façon eau chaude et les marmites de spécialités locales fumantes, au départ de Compiègne, le cour et la pensée n'y étaient pas et les propos de ce brave homme, venu là pour montrer " quelques mollets de cyclistes bien foutus " à son petit-fils, résumaien lui seul trois jours de chronique du cyclisme ordinaire. On avait beau entendu Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour, assurer que " ça allait mieux que la veille ", la perspective jadis salivante de franchir tels des héros d'un autre temps ces pavés d'un âge défait, ne suffisait même pas à nous enthousiasmer. " C'est ton combien, toi ? Quinze ? Seize ? " À quoi bon répondre. Les années passent et le cyclisme s'enfonce.

L'Enfer du Nord, comme on l'appelle respectueusement, avait un arrière-go-t de procès-verbaux et de comptes rendus de PV, de quoi vomir une bonne fois pour toutes ses désillusions. Sans l'équipe Cofidis (lire ci-contre), ici sur ces terres du Nord qui respire autant le mâchefer que le cyclisme, à tous les anciens croisements de chemins vicinaux, difficile de rester sur l'objet : cette fameuse course aux fantasmes d'adultes. D'ailleurs, presque aucun directeur sportif rencontré dès le samedi, ne parvenait à parler d'autre chose, sans même qu'on les invite un événement ! Sauf l'ineffable et rigidifié Patrick Lefévère, directeur sportif de la Quick Step de Johan Museeuw, refusait, lui, d'admettre la réalité crue d'un milieu craquelant de partout, en France, en Belgique, en Italie, en Espagne. " Vous ne montrez du doigt que le vélo ", lance-t-il en désespoir de cause, plutôt menaçant du haut de son costume-cravate de parrain pas malin. Et il tranche d'un : " Vous verrez ce soir, vous parlerez de nous. "

Un peu moins de six heures plus tard, son coureur fétiche qui, à trente-huit ans, faisait hier ses adieux à Paris-Roubaix, croyait pouvoir donner raison à son patron en plaçant l'une des attaques dont il a(vait) le secret. Sur son théâtre de jeu favori, où les bas-côtés herbeux étouffent le roulement du pneu, où les nids-de-poule et les pavés coupent le souffle du champion, Museeuw tente de trouer l'horizon de son propre crépuscule, par-delà les champs et les murs de briques tendus comme un fil de rouille, où la " plus belle des classiques ", chaque année recommencée, souligne leur condition. Ciel bas mais beau temps nordiste. Sauf que les années pèsent. Le Belge, trois fois vainqueur, ne s'échappe pas. Dans une course tactique rapide où tout le monde marque tout le monde et où aucune équipe, contrairement aux années précédentes, ne prend l'ascendant ou tente vraiment l'explosion vaillante (tout se perd), les favoris se lèchent les boyaux à quelques kilomètres de l'arrivée, Wesemann, Hincapie, Museeuw, Hoste, etc., et l'on sent confusément que la 102e édition n'honorera pas le grand seigneur d'un scénario d'enfer. Même le tenant du titre, un autre Belge, Peter Van Petegem, crève au pire moment et s'emploie en chasse-patates. À sept kilomètres de l'arrivée, dans l'avant-dernier secteur pavé, Museeuw crève à son tour. L'instant se veut " historique ", il n'est qu'étrange : l'un et l'autre se retrouvent roue dans roue, mais battus, ruinés, dépassés, à une poignée de secondes d'un quatuor inédit. Contre toute attente, Museeuw et Van Petegem finissent ensemble dans un vélodrome tristounet et frigorifié, 5e et 6e. Main dans la main. Pourquoi pas.

Donc ? Il était écrit que ce Paris-Roubaix marqué au fer rouge du désamour ne nous offrirait pas sportivement le bout de légende nécessaire à sa survie médiatique immédiate. Ainsi, quatre coureurs de second rang, profitant du marquage des cadors, souvent leurs propres leaders, prennent la distance nécessaire pour rafler la mise. Il y a là le Suisse Fabian Cancellara, le Néerlandais Tristan Hoffman, l'Anglais Roger Hammond et le Suédois Magnus Backstedt. Des têtes de types quasi-morts vivants, apparaissant comme dans un mauvais film d'épouvante, appuyant sur les pédales comme s'il leur restait encore une bobine-mémoire à dévider - la leur. Dans ce final désarmé que nul espoir de retour en arrière ne peut effacer, une sorte de sprint tient lieu de palpitant. Couru d'avance hélas. Dans cet exercice de puissance, le Suédois Magnus Backstedt, qui certes en rêvait " depuis tout gosse " et qui, dit-il, se serait " damné pour y parvenir un jour ", règle leur compte à ses compagnons d'échappée. Un Suédois à Roubaix (1). Il a vingt-neuf ans. L'âge de raison paraît-il pour cet enfer-là. Grand bien lui fasse. " La course, la course. vous vous passionnez encore pour ça, vous ? " Au moins, lui, il a une réponse toute faite. Tête haute ?

(1) Il est le premier Suédois de l'histoire à triompher à Roubaix.


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Guy Maguire, webmestre, SVPsports@sympatico.ca
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