Les champions étant des héros, ils choisissent d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes.
Yann KERNINON
ertains boivent ou se droguent. Pour oublier. D'autres courent ou pédalent. Il est peu étonnant, donc, que certains aient l'idée de pratiquer les deux, en même temps, pour oublier vraiment, complètement : courir en se saoulant, pédaler en se dopant... Bien souvent, les discours en disent plus sur ceux qui les tiennent que sur ceux sur qui ils sont tenus. Ainsi, les jugements que l'on porte en ce moment sur le dopage dans les médias, les tribunaux ou les bistrots en disent-ils plus sur notre société que sur les dopés eux-mêmes. Tenus «de l'extérieur», d'en haut, sur les sportifs ou le «milieu», ils restent à distance et ratent donc l'essentiel : le rapport du champion à son corps, à sa vie, à son sport, à son destin.
Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty écrit que «seul le héros vit jusqu'au bout son rapport aux autres et au monde». Les champions étant des héros et leur raison de vivre étant de courir, sauter, nager ou pédaler, il est dans l'ordre des choses qu'ils aillent au bout du sport, au sommet de leur performance possible et acceptent donc de se doper. Bien sûr, il y a les «pratiques du milieu», la pression des sponsors, le culte de la performance, etc. Mais surtout, avant tout, il y a le désir individuel de vivre ce que l'on est jusqu'au bout, au sommet, et quel qu'en soit le prix.
Comme l'artiste, le poète ou le philosophe, le champion ne pratique pas un «métier», mais il vit une passion au sens le plus profond du terme. Reprocherait-on à Iggy Pop, Jean-Paul Sartre ou Baudelaire de consommer des drogues pour supporter la vie et poursuivre leur oeuvre ? Reprocherait-on à Bob (Dylan ou Marley) de s'être drogués pour produire leur musique ? Sans doute oui si l'on ne comprend rien et ne veut rien comprendre à ce que dit cette musique. Sans doute non si l'on aime et ressent, de l'intérieur, avec eux, ce qu'ils voulaient nous dire et ce qu'ils ont vécu. Faut-il donc reprocher aux champions leur recours au dopage ? Peut-être... Seulement peut-être.
Ceux qui pratiquent un sport un tant soit peu intensivement sont toujours plus indulgents en matière de dopage. Parce qu'ils savent, pour les avoir connues, la valeur des sensations physiques et mentales que procurent, par exemple, le franchissement d'un col à vélo ou la participation à un marathon. Avant de condamner le dopage, en moraliste, de l'extérieur, il faut avoir une fois, une fois au moins, expérimenté le plaisir d'être dopé. Avaler une bonne dose d'excitants et quelques cachets de cortisone, puis partir à vélo pour 120 kilomètres à fond. Ressentir ses jambes un peu plus fortes, son esprit un peu plus attentif, son coeur plus résistant, son allure plus rapide et plus belle... 120 kilomètres extatiques, purs, dynamiques. 120 kilomètres qui de toute évidence valent plus que la «vraie vie», moyenne et quotidienne. Seul celui qui connaît et admet cette ivresse et cette intensité peut ensuite se permettre, en connaissance de cause, de parler du dopage et, le cas échéant, de le juger.
Lorsque nous condamnons le dopage, nous condamnons avant tout le «non-respect des règles». Mais nous parlons encore une fois «de l'extérieur». Car, de fait, au sein, par exemple, du peloton cycliste, entre champions, le dopage n'est pas stigmatisé comme une tricherie. Le dopage «fait partie du métier» pour qui veut, comme disait Pierre de Coubertin, aller toujours plus vite, plus haut et plus fort. Richard Virenque, convaincu de dopage sur le Tour 98, est revenu au sein du peloton, héroïque et respecté de tous.
Notre critique du dopage s'appuie également et à juste titre sur les conséquences médicales des produits absorbés. Cancers, vieillissement prématuré, dépression nerveuse, accoutumance sont les conséquences connues et prévisibles d'une surconsommation systématique de corticoïdes, d'EPO ou de stéroïdes. Mais c'est encore une fois juger «de l'extérieur», selon le point de vue de ceux qui pensent qu'une vie bonne est une vie longue. Lance Armstrong, lui, pense qu'une vie bonne est une vie où l'on gagne cinq Tours de France. Et, en effet, l'héroïsme sportif n'est pas à proprement parler «bon pour la santé», au sens bourgeois et actuel du terme.
A chaque fois que nous sermonnons les sportifs en leur demandant de ne pas se doper pour préserver leur «santé», nous ressemblons un peu à cette maîtresse d'école qui donna à un certain Fausto Coppi, alors âgé de 8 ans, la punition suivante à recopier cent fois : «Je dois aller à l'école et ne pas courir à bicyclette.» Il est bien évident que pour Fausto Coppi il fallait au contraire faire de la bicyclette et ne pas trop aller à l'école...
Le dopage, la toxicomanie, lorsqu'ils détruisent les êtres, les corps et les cerveaux sont à n'en pas douter nuisibles et condamnables. Faire l'éloge du dopage serait à la fois absurde et criminel. Mais la critique du dopage semble aujourd'hui se cantonner dans une dénonciation stérile et sautillante qui ne va pas sans bêtise et sans ressentiment. On aime fabriquer des idoles presque autant qu'on aime à les brûler. Les affaires de dopage permettent à moindres frais à tous ceux qui vénèrent le moyen, le médiocre et la lâcheté au quotidien et qui cherchent donc à justifier leur conformisme, de jeter le discrédit sur des champions qui travaillent, eux, chaque jour pour se sculpter une vie qui soit à la hauteur. «S'ils sont plus beaux, plus grands, plus forts que nous, c'est seulement parce qu'ils sont dopés. Affaire classée...» C'est avec la même facilité malveillante que l'on classe les artistes les plus dérangeants ou les philosophes à rebrousse-poil dans la catégorie des «fous», des «drogués», des «gens dangereux pour la société». On voit beaucoup trop d'hommes qui ne se dopent pas mais qui sont si ennuyeux et donc dangereux pour notre santé... qu'ils feraient peut-être bien de se doper !
Dans le sport ou ailleurs, il semble décisif de savoir «voir les choses de l'intérieur». Pour le professeur qui chapitre un élève, pour l'élu qui tance ses citoyens, pour le juge qui condamne ou le chef d'entreprise qui dirige ses employés, voir les choses de l'intérieur est le seul moyen de s'extraire d'un discours simplement moralisant, c'est-à-dire faux. Le seul moyen de défendre autre chose que les bonnes moeurs, sa classe sociale ou sa propre médiocrité.
Quelles qu'en soient les raisons (dopage, toxicomanie, dépression, usure de l'organisme), la mort récente du «Pirate» écorché et magnifique Marco Pantani doit nous rappeler le fond tragique des grands destins sportifs : un combat contre la mort d'une effroyable intensité qui réclame afin d'être mené une surdose de vie... une overdose de vitalité.
Ce n'est qu'en gardant cela à l'esprit que l'on peut éventuellement juger le dopage. Et, le cas échéant, le condamner. Très sévèrement. Peut-être.
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