L'insoutenable vérité selon Jesus Manzano
Le cycliste espagnol continue de livrer ses confessions au quotidien «As». Les instances dirigeantes les rejettent avec indignation, mais «la vie de chien» telle que Manzano l'a décrite, avec ses banquets de produits dangereux et ses transfusions aventureuses, jette l'effroi et la suspicion dans l'opinion publique. Extraits.
Simon Meier, San Remo
«Ce que Philippe Gaumont a raconté ressemblera bientôt à un conte pour enfant.» Jesus Maria Manzano a tenu promesse. Une dizaine de jours seulement après les stupéfiantes révélations du Français, pincé, puis mis en examen dans l'affaire Cofidis, le cycliste espagnol a vidé sa musette à propos du calvaire qu'il a enduré lors du dernier Tour de France, et de l'existence d'un dopage généralisé au sein du peloton. L'ancien coureur de la Kelme, 25 ans, éconduit par ladite formation à l'intersaison pour avoir convié sous sa couette une personne du sexe opposé à deux jours du terme de la Vuelta 2003, n'a pas caché que son effroyable déballage était placé sous le signe de la froide vengeance. Ses propos coup de poing ne sont pas gratuits pour autant. Ils ont d'ailleurs été réservés au plus offrant des médias, As en l'occurrence. Le quotidien sportif madrilène, qui a publié vendredi le troisième des cinq volets de la confession, ne doit pas regretter son investissement. Depuis mercredi, les exemplaires s'arrachent comme des petits pains et le site Internet bat tous les records de fréquentation. Voici de larges extraits de sa confession.
«Je ne sais pas jusqu'à quand
je vais rester en vie»
Deux poches de sang avant le Tour de France
Simon Meier
Quatre jours avant le départ de la Grande Boucle 2003, tous les membres de l'équipe Kelme se réunissent à Valence afin de donner un litre de leur sang, destiné à des autotransfusions. «On nous prend un litre de sang réparti dans deux poches d'un demi-litre, se rappelle Manzano. Une chose m'a paru anormale: les poches sont laissées sur des plateaux en plastique, sans être marquées. La première chose à faire aurait consisté à les identifier et à les mettre dans un endroit où elles se conservent bien. Nous ne sommes pas des chiens.»
Le mystérieux malaise de Morzine
Le samedi 12 juillet, lors de la 7e étape, la première en montagne, Jesus Manzano part à la poursuite de Richard Virenque avant de s'effondrer subitement dans l'ascension du col de Portes. Un communiqué médical mettra sa défaillance sur le compte de la chaleur. «Le matin, on m'a injecté 50 ml d'une substance que je n'avais jamais prise, raconte Manzano. J'ai appelé ma petite amie et je lui ai dit: «Prépare-toi! Aujourd'hui, je vais bien marcher, d'après ce que j'ai compris.» A mi-étape, une échappée est partie. J'ai démarré. J'avais l'impression d'être au bout du rouleau, comme si mon guidon était mou. C'était très bizarre. J'avais les mains endormies. Au bout de 3 kilomètres, j'ai commencé à avoir des nausées. Malgré la chaleur de juillet, je grelottais. Virenque m'a regardé, puis il est parti. Quelqu'un m'a dit que j'étais tombé. On m'a transporté à l'hôpital. J'avais le ventre serré, il me semblait gonflé comme une outre. J'avais l'impression que je m'en allais. L'air ne rentrait plus. J'aurais voulu qu'on me fasse un trou dans la gorge. J'ai dû repartir en Espagne à mes frais.»
La transfusion qui aurait pu être fatale
Fin juillet, on injecte à Manzano le contenu d'une poche de sang non utilisée, dans le but d'une hypothétique participation au Tour du Portugal. «Au bout de 125 ml, j'ai commencé à me sentir très, très, très mal, explique le coureur. S'ils m'avaient injecté le demi-litre, je serais dans une boîte en sapin. Cette poche avait voyagé sur le Tour et était mal conservée. Le médecin a refusé que j'aille à l'hôpital. Dans le train vers Madrid, j'ai demandé une couverture. Devant moi, un monsieur a dit: «Cet homme ne tient plus, il va mourir. Le responsable de l'équipe a dû appeler le médecin. Ils m'ont fait descendre du train et m'ont emmené à la clinique. Le directeur m'a dit que je ne devais pas parler de tout ça à mes coéquipiers.»
Open bar sur les substances
Dans le deuxième chapitre de ses déclarations, Manzano expose l'affolante accessibilité des produits et la possibilité de contourner les tests sanguins inopinés. «Il y a open bar pour les hormones de croissance et on t'injecte de l'EPO presque tous les jours, révèle-t-il. La somatropine recombinante est l'hormone de croissance qui s'utilise le plus et on ne la détecte pas. On utilise également des hormones mélangées avec de l'insuline, comme l'IGF1. Les produits coûtent cher, entre 300 et 540 euros la boîte. Avant un grand Tour, tu fais un traitement d'hormones sur plusieurs jours avec dix ou quinze doses. Puis, pendant la course, quand les forces te manquent, tu t'injectes des petites doses de 0,4 mg.»
Comment déjouer les contrôles des «vampires de l'UCI»
Manzano livre les moyens de passer entre les mailles du filet tendu par «les vampires de l'UCI»: «Actuellement, ce n'est pas difficile de les tromper. Tu as toujours un temps mort d'une demi-heure entre l'arrivée des commissaires et le contrôle. Les coureurs qui savent qu'ils ont des valeurs basses passent en premier, c'est une pratique courante pour gagner du temps. Ceux qui ont des valeurs hautes s'injectent de l'albumine humaine, du sérum glucosé, et peuvent ensuite se faire contrôler. Le jour où viennent les commissaires, tu passes une journée de chien. Imagine ce que peut donner un litre de plus dans le corps. S'ils viennent un jour de montagne, il peut y avoir de mauvaises surprises.»
Des produits faits pour des chiens
L'ancien coureur de la Kelme a révélé l'existence de plusieurs produits, souvent indétectables. «Il y a d'abord l'Oxiglobin, une forme d'hémoglobine. En ingérant cette substance, tu peux te sentir bien ou mal. Elle est notamment utilisée pour les chiens qui souffrent d'anémie. Nous sommes en train de parler d'un produit destiné aux animaux. Il s'agit de calculer la dose qui correspond à ton poids. J'en ai pris deux fois durant la saison 2003, aux championnats d'Espagne du contre-la-montre à Madrid et lors du dernier Tour de France, le jour où j'ai perdu connaissance. Que les commissaires viennent ou non dans la matinée, les soigneurs te donnent cela après et l'effet dure toute l'étape. Sans laisser de traces. Il y a aussi l'Actovegin, fabriqué à base du plasma d'un jeune veau. Ce produit allemand, très cher, oxygène davantage le sang. Il est indétectable. L'effet dure une journée. On en prend le matin même avant un contre-la-montre, ou la veille avant une difficile étape de montagne. On peut le combiner avec du bicarbonate, de l'acide lactique et de la caféine. Cette dernière s'injecte dans le derrière. Quant à la nandrolone, elle s'utilise en phase de préparation. Tu prends ainsi moins de poids pendant l'hiver. La testostérone est utilisée en suppositoires. Ils doivent être fabriqués dans des laboratoires clandestins, car aucune marque ne figure sur l'emballage.»
Peur de l'avenir
Jesus Manzano s'interroge évidemment sur les effets que pourraient avoir, à terme, toutes ces substances sur son organisme: «Je ne sais pas jusqu'à quand je vais rester en vie. Encore moins maintenant, avec les menaces des gens qui n'avaient pas intérêt à ce que je révèle tout ça au grand jour.»
Jesus, Judas, Polichinelle et les autres
Simon Meier
Philippe Gaumont n'avait pas donné dans la demi-mesure. Jesus Maria Manzano, qui n'y va pas avec l'échine de la petite cuillère non plus, en remet une couche, plus gratinée encore. Tout ce qui pouvait, avec une forte dose d'optimisme et un soupçon d'hypocrisie, appartenir au domaine de la rumeur nauséabonde, éclate au grand jour. La violence et le réalisme du témoignage de ce coureur au palmarès rachitique – deux victoires insignifiantes en quatre ans de professionnalisme – ébranlent l'opinion publique. Il y a de quoi.
Polichinelle démasqué, le monde du cyclisme persiste à affirmer qu'il n'a rien à cacher en matière de dopage. Ulcérés, touchés au plus profond de leur chair, les coureurs se plaignent d'être arbitrairement confondus avec les vilains tricheurs, alors qu'ils ne font que leur métier. De la plus propre et la plus honnête des façons, il va de soi. Leurs directeurs sportifs ne cessent de stigmatiser l'attitude de certains médias, coupables d'amalgames injustes entre les quelques moutons noirs et toutes les blanches brebis, nettement majoritaires au sein du troupeau selon eux.
Grand berger devant l'éternel, l'Union cycliste internationale (UCI) bêle au scandale pur et simple, à l'inacceptable conspiration. «Depuis le début de l'année, le cyclisme a fait l'objet de nombreuses attaques qui ont porté un grave préjudice à l'image de notre sport et à l'honorabilité de ses pratiquants», s'indignait, jeudi dans un communiqué officiel, l'instance faîtière de la «petite reine». Ancien pratiquant lui-même, Jesus Maria Manzano aurait donc, malgré ses prénoms, enfilé le pagne de Judas. A chacun sa vérité.
Le témoignage édifiant de l'Espagnol, que l'UCI se borne à considérer comme un coup bas vengeur et gratuit, constitue une chance de relancer la légende du cyclisme, monument en péril. Bientôt six ans après l'horrible affaire Festina et le vibrant mea culpa qui s'en était ensuivi, rien n'a changé dans le milieu. A part la nature des produits ingérés et les moyens de les dissimuler.
Retardé par l'ampleur des enjeux économiques et la cécité chronique dont souffrent tous ceux – organisateurs de courses, sponsors, dirigeants, journalistes et coureurs – qui n'ont pas d'intérêt immédiat à cracher dans cette soupe bien trouble, l'indispensable et douloureux coup de balai doit avoir lieu. À tout prix. Car la vie d'un homme – le cycliste professionnel appartient à cette catégorie – n'en a pas.
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