Serge Bouchard
Les grandes choses sont les plus faciles. Elles se remarquent aisément, elles nous font le plus grand bien ou le plus grand mal, elles s'inscrivent sans problème dans les grandes archives de nos vies. Lorsqu'il nous arrive naissance, accident ou mort, nous le savons bien. Le véritable défi consisterait plutôt à reconnaître le contraire des grandes choses, bien entendu les moindres et les petites, celles-là que nous ne remarquons pas, mais dont nous savons bien qu'elles forment l'authentique matériau de notre existence. En ce sens, la petite vie dépassera la grande, toujours. Ce n'est rien de se souvenir avoir gagné, c'est plus compliqué de reconnaître ce qu'il en a coûté.
Je tiens pour grand le soir pourtant bien ordinaire où je fis mes premiers tours de pédales, tout seul sur un bicycle à deux roues, sans l'aide de personne. Je devais avoir cinq ans, en 1952, dans une petite rue de Pointe-aux-Trembles. C'était l'été et aucune photo n'aurait pu être plus fidèle que ma mémoire pour capter l'événement. Je revois l'éclairage de fin de journée, je revois la rue, les visages autour. Comme tout le monde, je ne sais rien de mes premiers pas, mais je me souviens très bien de ce premier tour en vélo. Il fut très court, l'aller vers quelque distance dans le vide, le retour dans les bras de mon père. Mais déjà, dans ma tête, j'étais parti, comme un oiselet qui saute en bas du nid.
J'ai passé les vacances de mon enfance sur ma bicyclette, la préférant aux amis, plus tard aux filles, aux bandes, aux partys et aux jeux de mon âge. J'imagine que c'est à ce moment-là que j'ai découvert le cosmos, l'importance du ciel, l'appel de l'espace et le bruit du vent. Je me suis lié à mon vélo comme on se liait à son canot, au temps des voyageurs, comme on aime son camion quand on est camionneur. Même si je regardais les bicycles neufs à dix vitesses, je restais fidèle au mien, qui était vieux et n'en avait qu'une, de vitesse. J'ai roulé et pédalé pendant des années. Je m'imaginais autobus urbain, camion longue distance, marathonien du vélo, courrier, livreur, il n'est rien que je n'inventais dans ma tête pour partir très loin ou pour tourner en rond. La vitesse ne me fascinait guère, je lui préférais l'endurance et la longueur du temps. Je m'éloignais des spectateurs, le spectaculaire me rebutait, je carburais à la tranquillité.
J'explorais les boisés du bout de l'île, les petites ruelles, les rues industrielles, les alentours des raffineries et surtout les rives du fleuves où je m'évertuais à remonter le cours du temps. Combien de fois ai-je vu, de mes yeux vus, les gens de Jacques Cartier passer en chaloupe ou les Indiens glisser au fil de l'eau? Il n'est rien que j'aimais plus que de refaire mes pistes, d'en explorer des nouvelles, de revenir à des croisées et des carrefours qui n'existaient que dans mon âme. Je me suis fait des jambes de fer et j'ai appris à respirer. J'étais zen avant d'apprendre le mot, animiste avant d'en étudier la nature et l'esprit.
Comme mes amis ne pouvaient ni ne désiraient me suivre dans mes déchaînements imaginaires, j'appris aussi la solitude. Je voyais l'usure graduelle de mes pneus, je me familiarisais avec des places, des coins et des recoins, j'accumulais le témoignage des choses. Mais au fond, en pédalant, j'apprenais à penser et à meubler le monde. Je faisais corps avec mon vélo parce que je lui prêtais vie. J'apprenais à fendre l'air, mais j'apprenais aussi à tomber et à me faire mal. Je me relevais stoïque, prenant les coups pour choses normales, dans le mouvement dur de la vie. J'aimais démesurement ce type de voyagement.
Je m'entraînais sans le savoir, je m'initiais sans y penser. Sur ma bicyclette sacrée, je traversais une sorte d'épreuve comme les sociétés primitives en imposaient jadis aux jeunes en passe de devenir des vraies personnes. Ma bécane m'isolait tout en me reliant au monde. Pédaler, c'est comme marcher, c'est comme ramer, c'est un engourdissement bénéfique qui permet au corps de respirer et à la pensée de trouver son souffle.
Puis un jour, j'avais quinze ans, mon vélo fut volé. La perte fut irréparable, aujourd'hui encore elle n'est pas réparée. Parlons ici d'une bicyclette irremplaçable, même si elle ne valait rien sur le marché car elle était vieille et brisée. Mais j'en tire une leçon. Nos rêves ne sont pas à l'abri du vol, ils sont même très exposés. Les voleurs de rêve ont beau jeu, ils ne savent pas ce qu'ils volent. Ce sont des petits voleurs de petites choses pourtant immenses. Ce genre de crime se cache bien puisque personne ne songerait à mettre en marche une machine pour les réprimer.
Les rêves finissent tous par devenir des blessures. On les perd, on se les fait voler. Les grandes affaires de ce monde reçoivent toute l'attention du monde, justement. Tandis que c'est souvent la somme des plus petites qui fait cette montagne de peines qu'on se surprend un jour d'avoir autour de soi accumulées.
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