5 juillet 2003

Eddy Merckx... et moi

«Depuis près de cinquante ans j'ai la passion du vélo;
un amour immodéré, déraisonnable...»

Gérard Bouchard

L'auteur, que nous reconnaissons ci-contre, enseigne à l'Université du Québec à Chicoutimi. Nous publions ce texte qu'il nous a fait parvenir sur sa passion du vélo alors qu'est donné, aujourd'hui même, le coup d'envoi du Tour de France.

Depuis près de cinquante ans, j'ai la passion du vélo. Un amour immodéré, déraisonnable. Je suis obnubilé par les héros du cyclisme, leurs exploits, leurs légendes. Je me souviens comment tout cela a débuté : en page couverture d'un magazine français, une photo du champion Anquetil dans le Tour de France, en échappée dans une étape de montagne, le corps soudé à sa machine, la peau brûlée, le visage tordu, et des deux côtés du filet de route surchauffée, la foule déchaînée, hurlante. Avec en arrière-plan les paysages majestueux, impassibles des Pyrénées, je crois.

Mon premier vélo: un vieux bâcha à pneus ballounes sur lequel je courus avec frénésie ma première étape de montagne, dans la terrible côte qui, dans notre quartier à Jonquière, longeait la Coulée-des-Boeufs (ce serait aujourd'hui une étape de plat, la coulée a été remplie). J'entrevoyais des lendemains glorieux.

Je poursuivis tout de même mes études au collège... Beaucoup plus tard, arrivant à Paris pour mon doctorat, j'assistai à un critérium au Bois de Vincennes. Le premier coureur que je vis sur la piste était justement Jacques Anquetil. Misère ! Il était bedonnant, joufflu et rosé, musardait les mains en haut du guidon en adressant des clins d'oeil aux dames. À l'un de ses passages devant moi, un iconoclaste cria. « Aie pas peur d'écraser tes pédales, Coco, c'est pas tes couilles »... Il prit sa retraite peu après.

Un jeune Belge
Mais à Vincennes ce dimanche-là sur la vieille piste en ciment, il y avait aussi un jeune Belge, un grand mince au regard doux, qui m'a tout de suite impressionné. Il roulait en tête - déjà. Des gens autour de moi prononçaient son nom tout bas. Merckx... Eddy Merckx. Il avait à peu près mon âge et, pour moi, la magnifique aventure du vélo allait désormais se confondre avec sa fulgurante carrière que j'ai suivie pas à pas, connne le plus radieux, le plus servile des groupies. En quelques années, il allait devenir le plus grand, la légende des légendes.

Merckx, comment dire ? Dans le peloton, on l'appelait le Cannibale parce qu'il voulait courir et gagner toutes les épreuves (ce qu'il fit plus de 300 fois). Pour lui, il n'y avait pas de petites victoires et, surtout, pas de petites défaites. Il courait à l'émotion, au panache. C'était un coureur fou, visant toujours l'exploit. Sa carrière en fut abrégée.

Mais quel palmarès. Cinq Tours de France, quatre Tours d'Italie, record de l'heure, championnats du monde, innombrables triomphes dans les grandes classiques, et toutes ces invraisemblables échappées dans les Alpes, les Pyrénées, les Dolomites, ces chevauchées épiques qui en fin d'étape, laissaient les purs grimpeurs à cinq minutes ou plus, lui qui était pourtant bâti comme un rouleur mais avait appris à s'imposer aussi dans la montagne et même au sprint. Il a brisé tous les records. Un athlète comme il en passe une fois dans le siècle, qui tirait les pelotons de février à novembre et courait des six-jours durant l'hiver.

Le tempérament, la fierté de Merckx? En 1974, le Tour sortait des Pyrénées; le champio en maillot jaune, y avait accru son avance mais sans gagner d'étape. L'Équipe titra : « Le Belge à son déclin », « Le Cannibale ne digère plus la course »... On allait franchir ce matin-là une étape de plat, une course de repos où s'illustrent les valets. À la surprise de tous, Merckx s'échappa dès le départ et pédala à mort toute la journée, écoeurant tout le monde. C'était tout lui: maillot jaune, sur le plat, avec les Pyrénées dans les jambes et les Alpes qui s'annonçaient. Il remporta l'étape, augmentant son avance. L'Équipe s'excusa.

L'année suivante, dans le Tour de France encore, il chuta durant la l0e étape et se fractura la mâchoire, mais refusa de quitter le Tour, dont la suite fut une tragédie en douze actes. À l'arrivée d'une étape alpestre de 80 km (un contre-la-montre qu'il gagna !), on dut le cueillir inconscient sur son vélo et le transporter sur une civière. Il rallia néanmoins Paris, sous-alimenté, cadavérique. Mais en deuxième place. Son 6e tour de France lui échappait.

De retour au Québec en 1971, je menai ma propre carrière... Pendant plusieurs années, avec un groupe d'amis (métamorphosés en féroces adversaires), nous avons couru en juillet une grande « classique » entre Chicoutimi et Tadoussac (135 km). Au menu: de bonnes « bosses » entrecoupées de longs plats qui serpentaient le long d'une petite rivière roucoulante bordée de falaises et de collines. Mais le paysage ne nous intéressait guère. L'oeil dans la roue de l'opposant, nous guettions les échappées, attendant aussi l'occasion de tromper la vigilance des autres. C'était notre Tour de France à nous.

Il y en eut sur cette route des exploits magnifiques, des drames indicibles, de sombres complots, des trahisons et combien de légendes ! Dans le peloton, les mines étaient graves, superbes aussi (nous étions tous en maillot jaune). La première fois, par manque de forme, il fallut décréter trois arrêts. Puis les choses devinrent plus sérieuses. Une année, un coureur s'est même dopé (au sucre d'érable). Malade, il dut abandonner : surdose. Nous arrivions à Tadoussac couverts de gloire, dans l'indifférence totale des touristes. Le lendemain, nous racontions nos prouesses à des amis bedonnants qui, invariablement, demandaient, « Chicoutimi-Tadoussac en becycle ? Pas vrai !... Vous voulez dire, aller et retour?» Et nous: « Heuh... non, aller seulement, s'cusez ». Nous nous réfugions dans un silence mauvais.

La rencontre
Au début des années 1990, me trouvant en Belgique, je me rendis dans un village près de Bruxelles. Je m'arrêtai au milieu de la matinée devant une maison jumelée à un gros atelier. Je sonnai, une dame me répondit. Moi : « Je suis venu voir monsieur Merckx. » Elle (sa secrétaire), se moquant un peu : « Vous n'y pensez pas; il rencontre des journalistes toute la journée et prend l'avion en fin de soirée pour le Japon. » Moi : « Ça ne fait rien, j'attendrai. » Elle : « Mais c'est inutile, vous n'êtes pas raisonnable », etc. Et j'attendis. La dame revenait toutes les heures pour me dissuader, me gronder un peu. J'étais inflexible. À la fin, elle s'attendrit et me fit entrer, me permettant d'apercevoir Merckx affairé, au bout d'un couloir. Je saute bien des péripéties. Vers 17 heures, Je me trouvai assis devant mon héros. Et je pus l'interroger longuement.

Ses exploits les plus chers, ses ennemis les plus coriaces ? Les moments où il avait le plus souffert sur son vélo ? Et ces grandes heures de Paris-Roubaix ? Sa miraculeuse échappée dans les Trois Cimes du Lavaredo ? Et sa terrible défaillance dans les Alpes en 1976, sa dernière vraie course, celle qui mit fin à sa carrière, alors que, décroché du peloton dans l'ascension du dernier col, il perdait de plus en plus de terrain mais s'accrochait, sublime dans son naufrage. Des sans-grade le rattrapaient mais n'osaient le doubler, par respect pour le dieu de la course sombrant sous leurs yeux, si bien qu'à l'arrivée de l'étape, il s'était formé tout un groupe sitencieux derrière lui. Son dernier peloton. Mais ce jour-là, Merckx ne le tirait pas, c'est le peloton qui le poussait. Le lendemain, sursaut de la fierté intacte, il s'échappaît au départ et gagnait l'étape. Suprême exploit ! Suprême humiliation aussi : les « patrons », respectueux, avaient décidé de ne pas chasser. Dernier tribut au champion déchu.

Avant de me quitter ce jour-là près de Bruxelles, cet homme timide, gentil, m'interrogea à son tour sur mes courses ! ! Ce que je fis... Nous avons beaucoup ri. Rentré au Saguenay, je courus notre « classique » annuelle et arrivai premier à Tadoussac, puis je réenfourchai mon vélo et revint le jour même à Chicoutimi. Enfin, l'aller et retour.

Avec le recul, tout cela paraît puéril. Mais j'aime ces rêves d'enfant qui refusent de s'abîmer dans l'âge adulte. Le vélo, c'est comme la vie ; ça tourne en rond souvent, c'est plat longtemps, et puis tout à coup ça s'élève...

Attention, ça repart à Paris aujourd'hui. Aller et retour...


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Guy Maguire, webmestre, SVPsports@sympatico.ca
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