C'est Olivier, un ex-confrère de travail, qui m'a parlé de ce voyageur discret, qui faisait une pause de quelques jours à Laval entre deux longues randonnées. J'ai aussitôt voulu le rencontrer. Mais allait-il être d'accord, allait-il trouver le temps ? Et puis voilà qu'un beau jour de fin octobre 2003 Richard Dupuis arrive chez-moi, en vélo, bien sûr. On a jasé un brin. Voici des grands bouts de son récit fascinant, que j'ai à peine amorcé de quelques questions. |
Après avoir visité 85 pays à vélo
Richard Dupuis
photo : Guy Maguire
Olivier m'a dit que ça fait 21 ans que vous faites du vélo ?
Oui. J'étais étudiant à l'Université de Montréal jusqu'en 1985, en géographie. C'est sûr que pendant trois ans, les cartes géographiques, ça m'a stimulé aux voyages. Je me suis dit qu'après mon bac c'était le temps de voir le monde un peu. Je me donnais quelques années. Quelques années, ça voulait dire environ six mois de travail et six mois de voyage. Je ne pouvais pas partir indéfiniment car il fallait que je travaille pour rembourser mes prêts. J'avais dix ans pour les payer mais j'ai mis seulement cinq ans à m'en débarrasser. Je travaillais de mai à octobre, je laissais de l'argent ici pour faire les paiements à tous les mois et je partais.
Alors, cinq ans, je me disais : une année je vais aller en Europe, une année en Amérique du sud, une année en Asie, une année en Australie et Nouvelle-Zélande, un an par continent, quoi. Finalement, au bout de 5 ans, je regardais la carte du monde et... quand tu voyages, de plus en plus, ça te donne le goût de voyager. Tu as un voyage en tête, tu le fais et quand tu reviens, tu as déjà pas mal plus d'itinéraires en tête. Un pays, quand tu y vas une fois, c'est pas suffisant. La première fois, c'est toujours pour démystifier. Il faut y retourner une deuxième fois, si on veut vraiment le connaître et il n'y a pas de limite.
Finalement, au bout de 5 ans, je me suis dit : ça me prend un autre 5 ans, c'est sûr. Et au bout de 10 ans... j'ai découvert que tu peux passer ta vie à voyager. Je suis un peu là-dedans. Je ne vois pas le jour où je vais m'arrêter. Ce n'est plus juste voyager, c'est un mode de vie. Je suis chanceux d'avoir un pied à terre à Laval, chez mes parents. Quand je reviens, je n'ai pas à chercher un appartement. Je suis comme campé là, dans le sous-sol.
Depuis 1990, je travaille à Parent dans le nord du Québec, dans le reboisement. Je travaille 15-16 semaines, à 10-12 heures par jour. On fait des 60 heures par semaine. C'est comme si je travaillais six mois finalement.
Cette année, on a terminé plus tôt, le 31 juillet. J'ai travaillé onze semaines, de la mi-mai à la fin juillet. Le 4 août je partais pour l'Europe.
Il y a des endroits qu'il faut faire l'été. L'Europe, on va là l'été. Je suis allé en Europe un fois l'hiver et je n'encourage personne à faire ça. Même si on reste le long des pays méditerranéens, l'Espagne, le sud de la France, l'Italie, la Grèce. L'humidité, le froid, la pluie. Peut-être que je suis tombé sur une mauvaise année. Il faut y aller l'automne et le printemps. Il ne faut pas y aller l'été non plus, c'est trop chaud, trop achalandé, il y a trop de monde sur les routes. Il faut choisir son temps. L'Europe du nord, c'est l'été. La mi-d'octobre, c'est la limite.
Mon dernier voyage, c'était pour aller en Europe de l'Est. Parce que j'avais fait l'ouest de l'Europe, le nord, le sud, là je voulais aller faire l'est. De Paris, je suis allé vers l'Allemagne, la Hongrie, la Slovaquie. Là, je voulais aller en République tchèque. Quand j'étais à Bratislava, j'ai fait une demande de visa - ça prend encore un visa pour y aller - mais finalement j'ai abandonné. J'avais donné rendez-vous à ma copine - elle demeure en Californie, un peu au nord de San Francisco - elle m'accompagne dans mes voyages, mais elle n'a pas six mois par année, elle a quelques semaines, un mois, deux mois, ça dépend. Là, elle avait deux semaines et c'était la première fois qu'elle allait en Europe, en plus. Elle a pris l'avion, San Francisco-Londres, Londres-Bruxelles. On a fait deux semaines ensemble, du 15 septembre au 1er octobre. La partie flammade une semaine, puis le sud de la Hollande jusqu'à Amsterdam.
En ayant ce rendez-vous là à Bruxelles, ça ne me donnait plus le temps pour aller en République tchèque. Des fois, on s'en met trop. Mais c'est pas grave. L'été prochain, si je peux, si je termine de travailler assez tôt, je retournerai en Europe et je ferai le nord-est, vers Prague, vers la Pologne et Berlin, que je ne connais pas. Si j'ai plus de temps, j'irai dans les pays Baltes.
Donc travailler l'été, c'est pour payer les voyages ?
Oui. Quand j'ai fini de payer mes prêts étudiants il y a vingt ans, je me suis dit : si tu veux être libre dans la vie, il ne faut pas avoir de paiements à faire à la fin du mois, sinon c'est l'anti-liberté. Quand je vois les gens qui ont des paiements... il y en a qui sont bien là-dedans, mais moi... C'est sûr, une maison c'est différent, c'est pas vraiment une dette, et une voiture on en a besoin pour travailler, mais moi je n'ai rien à payer à la fin du mois. Ce qui fait que je pars quand je veux et je reviens quand je veux.
Je reviens ici au Québec l'été pour le travail mais je ne veux pas travailler en cours de route. Il y a des gens qui me demandent pourquoi je ne travaille pas en cours de route. Je ne veux pas mélanger travail et voyage. C'est tranché au couteau, quasiment. Mais je ne voudrais pas voyager douze mois par année parce qu'à un moment donné, c'est comme n'importe quoi, ça devient routinier. En travaillant l'été, ça me met dans un monde complètement différent, ça fait une coupure. J'ai besoin de ça de temps en temps.
Le travail en forêt, ce n'est pas l'emploi idéal, loin de là, mais quelque soit le travail qu'on fait, on trouve toujours du positif et du négatif.
Le voyage en vélo, j'en fais quasiment une profession maintenant. Je suis pas mal plus sur la route qu'au travail. Je gagne pas ma vie avec ça, mais ça c'est pas important. Je fais suffisamment d'argent en douze semaines de travail pour partir pour n'importe quelle destination autour du monde. C'est parfait comme ça.
Vous voyagez en camping, bien sûr ?
Oui, c'est sûr. C'est voyager avec un minimum d'argent. Mais être millionnaire, je ferais pareil, ça ne changerait rien. Le plus autonome possible. Le vélo, la tente, le réchaud pour cuisiner. J'achète ma nourriture en cours de route, je cuisine. Finalement, il n'y a pas un endroit où tu ne peux pas aller sur la planète à 10$ par jour. On va dire 10$ américains...
Il y a des pays moins chers, comme l'Inde. Je m'en vais en Inde, au Népal. Tout l'Asie du sud-est, la Thaïlande, le Laos, la Malaisie, l'Indonésie, 5$ par jour, 2$ l'hôtel, 2$ pour la bouffe, même pas, à 50 cents tu as un repas complet. Quand je dis 10$ par jour, même des fois ça peut comprendre le billet d'avion. Peut-être pas l'Europe...
À 2$ par jour pour l'hôtel, vous ne dressez pas la tente ?
Pas de tente, pas de réchaud. Ça ne vaut pas la peine de cuisiner du riz quand le riz est quasiment donné. Camper en Inde, ça peut se faire, je l'ai fait une fois mais... c'est que dans les hôtels il y a un ventilateur au plafond. C'est toujours humide et à 35 degrés le ventilateur au plafond est assez important. Quand il y a des pannes d'électricité, ça ne prend pas de temps, au bout de 5 à 10 minutes, on commence à transpirer.
Et l'hôtel, pour la douche aussi. Ce n'est pas nécessaire de prendre une douche à tous les jours. En Europe, moi, une fois par semaine, quand j'étais seul, pas avec ma copine, j'arrêtais dans un terrain de camping, c'était plus pour la douche et pour faire mon lavage.
Avec ma copine c'est différent, c'est presque toujours des terrains de camping. Elle, le camping sauvage, ça lui plaît plus ou moins. Mais les terrains de camping, c'est assez bruyant, dans les temps touristiques. Quand tu veux te taper 100 km le lendemain, et qu'à minuit tu ne dors pas encore... C'est tellement plus tranquille dans les boisés. C'est tellement facile de faire du camping sauvage, il y a des boisés partout. On fait ça d'une façon un peu incognito. On rentre dans le bois quand il n'y a personne autour et la tente n'est pas trop voyante non plus.
Vous parliez de 100 km par jour, quel est votre rythme moyen ?
100 km par jour, ça dépend. En Europe, c'est tellement dense, qu'on est porté à faire des plus petites journées. C'est pas comme en Amérique ou en Australie. Quand on fait de longs territoires, jour après jour, le paysage ne change pas, on roule, on roule. On a plus au moins intérêt à arrêter. Mais je fais souvent 15 km/heure pendant huit heures. 120 km/jour, c'est pas mal ma moyenne. La journée où je vais avoir un bon vent de dos, j'en profite, je vais me taper un 150. Avec ma copine, je faisais moins, parce qu'elle est moins entraînée que moi et elle voulait plutôt rester sur les pistes cyclables.
Parce que c'est plus sécuritaire ?
C'est plus sécuritaire et moins stressant. Mais moi ça ne m'a jamais vraiment tellement dérangé le stress du trafic, sauf exception, quand il n'y a vraiment pas d'accottement. Parce que quand il y a de la circulation, ça donne un air d'aller. On a un rythme sur la route, qu'on n'a pas du tout sur les pistes cyclables. Sur les pistes cyclables t'es toujours arrêté. À chaque fois que tu arrives à un carrefour, et parfois c'est à tous les kilomètres. Vas-tu à gauche, vas-tu à droite, c'est pas toujours évident. Ça prend quasiment une carte de la piste cyclable. Le pavage est souvent plus ou moins nettoyé, surtout le long des routes. Souvent il y a du verre, de la petite pierre, ça ne roule pas aussi bien que sur la route.
Est-ce qu'on se sent respecté en Europe comme cycliste ?
L'Europe c'est le continent par excellence à faire en vélo. La meilleure façon de parcourir l'Europe c'est à vélo. À tous les jours le paysage change. Il y a de plus en plus de gens qui y font du vélo, ça fait partie de leur culture dans certains pays.
Avez-vous éventuellement l'intention d'écrire un livre, de donner des conférences ?
Plus ou moins...
Vous ne prenez pas de notes ?
J'ai toujours un journal de notes, un journal de bord. J'aime ça être situé dans le temps et dans l'espace. Ça vient peut-être de mes études en géographie. Et c'est bien de s'arrêter à la fin de la journée, quinze minutes, pour voir ce qu'on a fait dans la journée.
Plutôt des notes pour se situer que des réflexions ?
Une combinaison des deux. Mais c'est une demi-page. Peut-être que si j'étais avec quelqu'un, peut-être que je serais stimulé à faire ça. J'ai rencontré des couples qui ont fait le tour du monde à vélo, des Français entre autres, ils ont tous écrit des bouquins. Je pense entre autres à Francoise et Claude Hervé, le couple de Lyon, qui ont eu une petite fille en cours de route. Leur livre est très bien écrit, c'est passionnant. J'en ai lu d'autres comme ça aussi, qui sont moins publicisés.
Vous en avez lu beaucoup mais ça ne vous intéresse pas particulièrement d'écrire ?
Je n'ai jamais beaucoup partagé ce que je fais. Quand je suis dans le bois à travailler je ne parle pas de mes voyages. Les gens avec qui je travaille, ce sont des gens qui ne voyagent pas du tout. Quand je suis ici je fais le tour des amis mais je n'ai pas vraiment d'amis qui partent en voyage. À 45 ans, la plupart de mes amis sont des gens qui sont installés, ils ont leur travail, quelques uns ont des enfants. Ça me fait penser à une chanson de Paul Piché des années 70 : les étudiants gardent leurs connaissances entre eux, comme le riche son argent. Je me sens un peu comme ça. Je garde ça pour moi, je ne fais pas beaucoup partager. Peut-être qu'un jour ça viendra. C'est juste que là je n'ai pas la tête à ça.
Le prochain voyage c'est dans deux semaines ?
De la mi-novembre à la mi-avril. Parce qu'en avril ça devient très chaud en Inde.
Et comment préparez-vous ce voyage ?
Je suis en train de lire le guide Lonely Planet, j'ai une carte de l'Inde évidemment et je vais à la bibliothèque de temps en temps. Mais la bibliothèque, c'est moins pour le voyage... Quand je pars en voyage, c'est comme si ce qui se passe dans le monde m'intéresse plus ou moins. Je m'intéresse au pays où je suis mais c'est comme si je veux prendre un repos. C'est bon de se couper de ce qui se passe sur la planète. Ça ne donne rien d'être informé douze mois par année, jour après jour, tout le temps. À un moment donné, on devient saturé. Quand je pars en voyage, c'est un peu pour prendre du recul face à tout ça.
Alors quand j'arrive ici, à la bibliothèque municipale je tombe dans Le Courrier international et dans Le Monde diplomatique et les revues.
Le vélo avec lequel vous êtes venu aujourd'hui, c'est celui avec lequel vous voyagez ?
Oui, c'est mon troisième vélo, que j'ai baptisé Rossinante, du nom du cheval de Don Quichotte.
La première fois que je suis parti, le 1er novembre 84, je suis parti pour le Mexique. Dans ma tête, c'était le tour de l'Amérique du Nord que j'allais faire. Le voyage d'après, ça a été en Europe. De Paris, je suis descendu vers l'Espagne et j'ai fait le tour de la Péninsule ibérique vers l'Italie, la Grèce, ça a été un long voyage de six mois. En passant la frontière de l'Espagne je me suis dit : pourquoi ne pas baptiser mon vélo ? C'est là que j'ai décidé de l'appeler Rossinante. Là, c'est Rossinante III !
J'ai toujours acheté des Mikado. J'ai acheté le premier à La Cordée en octobre 84.
Avant ça, je ne faisais pratiquement pas de vélo. Pendant mes études au Cegep et à l'université je faisais de la marche. Quand l'été arrivait, je travaillais une partie de l'été, pas trop. Sur les prêts et bourses, dans ce temps-là, ça ne donnait rien de travailler tout l'été. Si tu travaillais trop, tu avais moins de bourse. Tu avais ton prêt mais tu avais moins de bourse. Il n'y avait rien qui t'encourageait à travailler. Comme je n'étais pas sorti de Montréal depuis dix mois, l'autre moitié de l'été je prenais le bois.
J'ai toujours aimé la nature, la forêt. Je suis allé faire le fameux sentier des Appalaches, d'Atlanta en Georgie à l'État du Maine, 3 500 km de marche. J'ai fait ça par étapes. C'était ma passion dans ces années-là. C'est encore une passion aujourd'hui, mais c'est plus limité la marche. J'aimerais aller marcher dans les Andes, dans les Pyrénées, les Alpes. Un autre sentier que j'aimerais faire c'est la Pacific Crest Trail, de la frontière mexicaine à la frontière de la Colombie-Britannique. La Californie, le Sierra Nevada, les monts Cascades, Oregon, Washington, ça aussi c'est long, 3 ou 4000 km.
Mais les sentiers comme ça, c'est plus difficile de faire ça seul. La Pacific Crest, entre autres, parce que c'est plus isolé, plus en haute altitude. Alors que le vélo, je pars quand je veux, j'arrête quand je veux, je n'ai pas besoin d'être avec personne. Alors que la marche... le sentier des Appalaches ça va, à tous les jours on croise une route et il y a pas mal de gens qui font ça maintenant. Il n'y a pas vraiment de danger. Mais quand c'est trop isolé, si on a un accident, on est pris là. Le canot c'est pareil. C'est difficile de partir seul, ça demande plus d'organisation tandis que le vélo tu peux t'organiser par toi-même.
Pour moi le vélo ça rime avec voyage. Moi, faire du vélo pour faire du vélo, ça m'intéresse plus ou moins. Idéalement, si je pars c'est pour découvrir une région. Mais ce n'est pas un but de faire les 190 pays de la planète. J'en ai 85 de fait. Quelque soit le pays dans le monde, on en a une idée, ce qu'on a vu dans un film, à la télévision, ce qu'on a lu, mais d'y aller voir par soi-même, démystifier un pays.
Il faut que je bouge, que je sois en mouvement. J'aime me déplacer, je suis un routier, j'aime la route. Et le vélo c'est le moyen de locomotion par excellence.
Les rencontres en voyage c'est fortuit ou vous recherchez les endroits où vous êtes susceptible de rencontrer d'autres voyageurs ?
Je suis assez solitaire mais j'aime bien rencontrer d'autres voyageurs, c'est sûr. J'en ai rencontré plusieurs. C'est agréable d'échanger. En vélo, tu peux rester seul sans parler à personne mais si tu veux aller vers des gens c'est facile. Ou souvent les gens viennent vers toi, par curiosité. Ça dépend des pays, il y a des pays où c'est plus difficile. Je pense à l'Allemagne. L'Allemagne ce n'est pas le pays idéal pour rencontrer des gens du pays. Pourtant la moitié des voyageurs que je rencontre à vélo ce sont des Allemands.
À vélo on est libre. Si on n'a pas le goût de parler à personne, du matin au soir on reste sur la route et on roule. Et les jours où on a le goût de jaser un peu plus, on s'arrête et on va vers les gens.
Comment procédez-vous à l'approche des grandes villes ?
J'arrête dans les auberges de jeunesse. C'est le seul moment où j'arrête dans les auberges. Il y a des auberges dans les petites villes mais pourquoi j'arrêterais dans une auberge quand je peux camper ? Dans les grandes villes, surtout si on veut être près du centre-ville... Je laisse mon vélo à l'auberge de jeunesse. Mais c'est rare que je vais rester longtemps dans une ville. Au bout d'une journée ou deux... Et on a toujours l'impression qu'on dépense beaucoup plus dans une ville. On est plus sollicité. On se paye un peu plus de luxe.
Vous êtes évidemment devenu capable d'entretenir votre vélo sans aller trop souvent à la boutique ?
Bien oui. Mais la mécanique de vélo c'est pas ce qui me passionne. Je me débrouille, par obligation. Je passe à la boutique quand j'ai besoin de pièces. La roue libre et la chaîne, c'est à tous les voyages. On a l'impression que ça dure de moins en moins longtemps. J'ai fait 5250 km en 75 jours puis la chaîne est complètement finie, les pignons aussi. Me semble que je faisais 10 000 km avant de changer tout ça, il n'y a pas si longtemps.
Est-ce qu'il vous arrive souvent qu'on vous offre l'hospitalité ?
Quelques fois, en Europe. La France est peut-être le pays le plus facile. On a la même langue, ça aide, et les Québécois sont toujours considérés un peu comme des cousins. Ce voyage-ci, on m'a invité à quelques reprises. Entre autres, un couple que j'ai rencontré dans un terrain de camping près de Budapest. Ils arrivaient de Roumanie en camper. Ils m'ont invité chez eux près de Paris. C'est souvent comme ça.
Partout en Amérique latine, en Amérique centrale, en Amérique du sud, ce sont des pays assez hospitaliers. C'est facile de rencontrer de gens et de se faire inviter. L'Asie c'est moins comme ça. Mais la question qu'on me pose souvent en Amérique latine : c'est quoi ta religion ? Es-tu catholique ? Comme on est catholique, ça les rassure.
Avez-vous des préférences pour certains types de voyages ?
Il y a des voyageurs qui aiment faire les "bouts du monde", des endroits où il n'y a pratiquement pas de voyageurs qui vont là. Moi, rendu à Fairbanks, je n'avais pas le goût d'aller plus au nord. Quand j'étais à Dawson City, c'était à l'été de l'an 2000, j'avais pris une année sabatique. J'ai été 18 mois en voyage, trois longs voyages de 5-6 mois. En faisant le nord-ouest de l'Amérique ça complétait ma tournée des Amériques, de l'Alaska à la Terre de Feu. J'ai fait ça par étapes.
Il y a de plus en plus de gens qui le font. L'année passée, je suis allé voir Christine Roy aux Lundis Vélo Voyages de Vélo Québec à la Maison des cyclistes. J'y vais de temps en temps. Je n'ai jamais présenté de diaporama mais rien ne m'empêcherait de le faire. Il faudrait que je fasse des diapositives avec mes photos.
Vous prenez beaucoup des photos ?
Je n'en prends pas énormément. Je suis de plus en plus sélectif. J'ai souvent l'impression que quand je prend une photo, que j'ai déjà pris cette photo-là. Quand je suis avec ma copine je prends plus de photos mais quand je suis seul je peux être des semaines sans en prendre, puis une journée je me décide et j'en prends une dizaine.
Avez-vous déjà eu un accident ?
Oui j'ai eu un accident, au cours de ma deuxième année de voyage, en Sicile. J'ai dérapé, manqué une courbe et culbuté par dessus mon vélo. Je me suis ramasssé à l'hôpital pour deux jours, rien de trop sérieux mais une chance que j'avais un casque. Le casque a complètement fendu en deux.
Quand je suis en voyage j'ai toujours mon casque de vélo, bien attaché. Ça m'est déjà arrivé de me faire accrocher par la charge d'un camion qui dépasse de la boîte.
Est-ce que ça vous est déjà arrivé de vous faire agresser ?
Non. C'est une des questions qu'on me pose le plus souvent. J'en ai rencontré des voyageurs à vélo qui se sont fait agresser mais le plus grand danger c'est la circulation sur les routes. On est un peu en compétition avec les camions, les autobus, les taxis.
En fait tu essaies d'avoir le vélo le plus discret possible. Rien de trop gadget, le plus simple possible. C'est pas mauvais d'avoir des sacoches usagées.
Parlez-moi de quelques uns de vos bons souvenirs de voyage
Les gens qu'on rencontre en voyage c'est des souvenirs qui restent toujours. Surtout quand on est reçu. C'est tellement agréable pour un voyageur d'être reçu dans une famille, on n'oublie jamais ça. C'est les plus beaux souvenirs.
La rencontre de voyageurs aussi. Cette année, à l'auberge de jeunesse de Bratislava, j'ai rencontré un Américain. Il avait fait les Pays baltes. C'est le genre hors-circuit, il a fait aussi le Tibet. Je suis allé une fois en Chine. J'aimerais retourner en Chine mais d'aller au Tibet à 5000 mètres d'altitude, ça m'intéresse plus ou moins. Je pense au couple Français Françoise et Claude Hervé, eux étaient là l'hiver, en plein mois de janvier, ça n'avait pas de sens, moins 30 moins 40. C'est comme trop extrême.
En temps normal, le vélo c'est déjà pas facile, le vent, la pluie, même si on est dans une bonne saison. Alors je ne fais pas exprès pour être dans des conditions où c'est carrément de la survie. Il y a des gens qui font un voyage extrême une fois dans leur vie et puis ça finit là.
Jusqu'à quand les voyages ?
Je prends ça une année à la fois. Je n'ai pas vraiment de vision de l'avenir. Je ne me dis pas : un jour je m'installerai quelque part, je changerai de travail. C'est plutôt à court terme mon affaire. Je me dis que dans dix ans j'espère voyager encore. Il sera toujours temps de s'installer. C'est plus facile de passer de la vie nomade à la vie sédentaire que l'inverse.
Mais, en même temps je n'encourage pas personne à voyager à vélo, parce que c'est dangereux. Quelqu'un s'intéresse au voyage à vélo, ok, tu pourrais faire ça ou ça, tu as le goût d'aller là, je vais l'encourager. Sinon, je n'encourage pas les gens à voyager de cette façon là. Je trouve que c'est dangereux. Dangereux... mais qu'on fasse n'importe quoi dans la vie, c'est dangereux dans le fond. Partir en canot ou partir pendant des semaines à pied en haute montagne, c'est dangeureux aussi. J'encourage le voyage, c'est une façon de s'instruire par soi-même. Mais, dans le fond, tout est risqué. Si on ne prend pas de risque, on reste chez soi et on ne bouge pas.
Vos récits d'une demie page par jour, est-ce que vous les relisez en revenant pour vous rémémorer le voyage ou vous les empilez pour plus tard ?
C'est plus empilé. J'ai une boîte pleine de cartes géographiques et une boîte pleine d'agendas. Aujourd'hui c'est le 30 octobre 2003. Je peux reculer jusqu'à vingt ans passés pratiquement et me demander qu'est-ce que je faisais un 30 octobre l'année passé, et il y a deux ans et il y a cinq ans. C'est un peu pour ça, pour me situer dans le temps, que je garde ça.
Est-ce que le goût du voyage vous vient de vos études ?
Quand j'étais au secondaire, j'ai jamais vraiment aimé l'école parce que j'ai toujours senti que j'étais un peu emprisonné. J'étais pas un gars pour être en dedans de quatre murs. Aussitôt que le vendredi soir arrivait, ou à la fin de l'école, je partais. J'avais ma hache, j'avais une sciotte, je partais dans le bois et je me bâtissais des cabanes, plus jeune, puis quand j'ai été adolescent des camps en bois rond dans les boisés à Laval. La fin de semaine ça rimait avec liberté.
À 18 ans, quand j'ai terminé mon secondaire V, je n'ai pas fait comme tous mes amis, qui rentraient au Cegep. Je n'étais plus obligé d'aller à l'école, je pouvais faire ce que je voulais. Au cours de cet été-là j'avais travaillé et j'ai aussi fait un voyage à vélo, le tour du Lac Saint-Jean, un de mes premiers longs voyage à vélo, en partant de Montréal, aller-retour.
Je suis parti à la mi-septembre sur le pouce. Je ne parlais pas vraiment anglais, je ne parlais pas espagnol non plus. J'ai traversé les Etats-Unis en stop. Mon père m'avait donné mon premier lift, à l'extérieur de la ville de Montréal, sur le bord de la 401, parce que j'étais parti vers Toronto.
J'étais parti pour 3-4 mois, j'ai été un an parti. Je suis arrivé à la frontière mexicaine une semaine plus tard et de là j'ai pris le train de Laredo à Mexico et je suis resté dans une pension du centre-ville de Mexico pendant deux semaines. C'est là que j'ai commencé à apprendre un peu l'espagnol puis je suis parti en autobus et j'ai rencontré un Français avec qui j'ai commencé à faire du pouce. Amérique centrale, avion de Panama à Barranquilla, la Colombie, l'Équateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili. Là j'étais rendu à la fin d'avril et c'est difficile de descendre plus au sud parce que c'est l'automne qui commence. Je suis revenu sur mes pas et après la Bolivie j'ai remonté le long de l'Argentine et du Chili puis j'ai fait la côte du Pacifique jusqu'à Lima. J'ai passé quelques semaines là puis je suis remonté jusqu'en Équateur puis jusqu'à Mexico, en partie en avion.
En arrivant à Mexico, j'avais juste assez d'argent pour me payer un billet de train. Soixante-quatre heures de train pour arriver à la frontière californienne. Je voulais aller dans la vallée de l'Okanagan pour travailler car j'avais plus ou moins le goût de retourner au Québec. À Mexicali j'ai commencé à faire du pouce. Alors je suis parti de la Californie, l'Oregon, Washington jusqu'à l'Auberge de jeunesse à Vancouver. J'avais pas d'argent. J'ai pris des oranges et des pamplemousses en cours de route, surtout dans le sud de la Californie. Et je me suis fait payer quelques repas. Finalement je me ramasse dans la vallée de l'Okanagan au mois de juin et c'est là que j'ai commencé à faire la cueillette des cerises. Ensuite retour à Vancouver. J'ai eu la chance de travailler à Vancouver aussi, faire de la peinture, de la construction un p'tit peu, car les gens qui veulent avoir de la main d'oeuvre appelaient à l'auberge de jeunesse, alors c'était facile de travailler.
J'avais l'idée de continuer vers le Yukon, l'Alaska. Pourquoi pas en profiter, je n'étais pas tellement loin, avant de redescendre au Québec à la fin de l'été. Finalement ce n'est pas ça que j'ai fait, j'ai fini par m'acheter un vélo usagé, à l'auberge de jeunesse, à Victoria. J'avais su que mon frère Michel partait de Montréal pour aller à Vancouver. Je me suis dit : pourquoi pas, je m'achète un vélo et je fais Vancouver-Montréal. Ça s'est décidé du jour au lendemain, je n'avais pas ça en tête du tout. Ça a été mon premier long voyage à vélo, à l'exception du Lac Saint-Jean, de la Gaspésie et des Iles-de-la-Madeleine que j'avais fait un peu avant.
Vancouver-Montréal, à l'été 77, ça vous a pris combien de temps ?
Ça n'a pas été tellement long. J'embarquais sur mon vélo le matin, le soleil se levait. Je ne me rappelle pas ce que je me faisais pour déjeuner dans ce temps-là. Maintenant le matin je me fais un bon bol de gruau, c'est comme ça que je commence ma journée. Je roulais jusqu'à temps que le soleil se couche, c'est pas compliqué. Je devais faire des 12, 13, 14 heures par jour. Pas de visites en cours de route.
Le voyage c'est beaucoup dans notre éducation. Je ne suis pas le seul à avoir voyagé. Mes deux frères et soeurs ont voyagé pas mal aussi. Maintenant ils ont des enfants, ils sont installés, ils ne voyagent plus, à part les vacances d'été. Mes parents faisaient de la tente-roulotte, on prenait toujours deux-trois semaines à tous les ans. C'est venu tôt. J'avais 5-6 ans et déjà on faisait du camping toute la famille ensemble. Ça faisait partie de notre éducation, le voyage. Je m'aperçois que ce que je fais aujourd'hui à 45 ans c'est une suite. Le goût d'explorer, j'ai ça quasimement depuis la naissance.
Ça me vient beaucoup de mon père, qui a voyagé pas mal, avec les forces armées canadiennes, parce qu'il a été dans la marine pendant cinq ans. Aujourd'hui les bateaux ne vont pas bien bien plus loin qu'au large d'Halifax mais dans les années 50 les bateaux traversaient en Europe l'été. L'automne et l'hiver les bateaux arrêtaient dans les Caraïbes. C'était le voyage dans ce temps-là. À un moment donné, il a pu traverser le Canal de Panama et remonter le Pacifique jusqu'à Victoria. Quand tu voulais voyager dans les années 50, tu embarquais dans la marine. C'était plus difficile de partir à vélo ou sur le pouce.
Finalement je me suis tapé les 3000 milles Vancouver-Montréal en trente jours. Je faisais au moins 160 km par jour. Je me souviens que des journées je devais faire des 200-250 km dans les Prairies, le vent de dos... À un moment donné j'ai rencontré un Manitobain et j'ai fait plusieurs jours avec lui. C'était pas de visiter... peut-être que j'étais un peu saturé aussi.
Et puis vous êtes entré au Cegep ?
Non, je suis passé à l'autre extrême. Après un an en voyage, où j'étais libre, je suis entré dans l'armée, vous imaginez ! J'ai passé un an dans l'armée. Treize semaines d'entraînement à St-Jean d'Iberville puis je suis allé revirer à Borden en Ontario, ensuite à Trenton. Donc là je suis passé d'un extrême à l'autre. L'armée, c'était pas parce que j'avais le goût d'aller dans l'armée nécessairement. Mais mon père avait passé cinq années dans la marine et j'avais des amis qui, au lieu d'entrer au Cegep, étaient entrés dans l'armée. Ça m'avait passé dans l'idée : pourquoi pas moi aussi ?
Ça n'a pas été une année facile. L'entraînement comme tel, à Saint-Jean d'Iberville, ça c'était correct, ça j'aimais ça, ça c'est de l'aventure. Après ça, on avait des cours d'anglais...
J'ai toujours été un peu le genre à faire l'inverse de tout le monde, je voulais pas suivre tout le monde, j'ai toujours été un peu à part. Dans l'armée, tout le monde fait la même chose. Ce n'était pas ma place à moi.
J'ai toujours voulu tracer ma voie par moi-même. Je m'aperçois que je suis encore comme ça aujourd'hui.
Au bout d'un an je suis entré au Cegep. Mon frère m'a inscrit au Cegep pendant que j'étais dans l'armée. Pour demander ma démission, ma release comme on disait dans ce temps-là, il fallait que j'aie un papier officiel, si je quittais l'armée, il fallait que je fasse de quoi. Alors ça a été facile de partir parce que j'allais au Cegep.
Alors vous avez enligné le Cegep et l'Université pendant cinq années consécutives ?
Oui. Quand j'étais au secondaire, jamais je n'ai eu l'idée un jour je vais aller au Cegep, je vais aller à l'Université. Ça n'a jamais été dans mes rêves, moi. C'était plutôt l'aventure, le voyage.
Je me disais : j'apprendrai un métier quelconque. Peut-être que je pensais à la forêt, j'aimais le bois, j'aimais la nature, je vais aller travailler dans le bois.
Aujourd'hui, je travaille dans le bois l'été, mais je suis content de ne pas être dans ce milieu-là. Le milieu forestier, n'importe quoi, que ce soit ingénieur forestier, que ce soit... c'est pas un milieu que je n'aime pas, mais je suis content de ne pas être là-dedans à l'année longue. C'est un milieu conservateur. On est en train de détruire la forêt boréale. S'il reste encore de la forêt boréale dans 10 ans, on va être chanceux. Tout ce qu'on est en train de planter... c'est pas mauvais, c'est mieux de planter que de ne pas planter du tout... mais on entretient plus ou moins les plantations. On plante et, quelques années après, tout ce qu'on a planté est envahi par les feuilles. Ces arbres-là, qui ont besoin de lumière, n'ont plus de lumière du tout. C'est comme perdu.
Mais au début des années 80, il y a eu une ouverture des universités. Tout le monde pouvait aller à l'université. Et il y avait les prêts et bourses. Et je n'avais pas tellement le goût d'aller travailler. Je me suis dit : pourquoi pas. J'ai fait comme tout le monde, OK j'y va moi aussi à l'université, même si ça n'avait jamais fait partie de mon idée de me retrouver-là un jour. Je n'aimais pas l'école quand j'étais au secondaire, pourquoi j'aimerais plus le cegep et l'université ?
Finalement, aujourd'hui, je trouve que c'était agréable. Tu as des matières qui sont beaucoup plus intéressantes qu'au secondaire. La géographie c'était passionnant. La géographie physique. On avait des cours en géologie. Et on était un p'tit peu en vacances aussi, hein. C'est pas comme quand tu es étudiant en génie. En géographie, il y avait juste les fins de sessions qui étaient dures un peu, il fallait faire des travaux, mais c'était juste les deux, trois dernières semaines qu'on commençait à rusher un peu. Mais dans le fond, l'université, c'était les vacances, c'était un milieu qui était sécurisant.
Est-ce que la solitude vous pèse parfois ?
Il y a quelques années, je me disais j'aimerais ça me trouver une compagne. Au début je partais toujours en solitaire et j'avais le goût d'être seul. Et de toute façon tu rencontres toujours des gens en cours de route. Mais une compagne de voyage, une femme rendue à 40 ans passés, en général, elle est installée. C'est plutôt rare les gens qui sont encore sur la route.
La majorité des gens que je rencontre en voyage ont entre 18 et 25 ans. Ma copine, elle, a plus le goût de s'installer. À 45 ans, elle commence à se trouver vieille pour voyager de cette façon-là. C'est un peu une vie rude, quand même. Toujours sous la tente. Moi je suis bien sous la tente, c'est un petit château pour moi ma tente.
Propos recueillis par Guy Maguire
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