Messager au vélo au centre-ville
Tristan Péloquin
Simon Murry fume frénétiquement sa cigarette, assis sur la beach - le repaire extérieur des messagers à vélo, constitué d'un unique banc encastré dans un mur de la Place Ville-Marie. Puis il se lève, enfourche sa bécane, salue la demi-douzaine de collègues avec qui il fraternisait et part subitement vers le sud, pédalant comme un forcené vers le 1155, boulevard René-Lévesque Ouest.
Trois minutes et 12 secondes plus tard, toujours la clope au bec, il arrive à destination. « Cette course-là, c'était de la petite bière, on n'avait pas de côte à monter », explique-t-il dans l'ascenseur, tout en appuyant à répétition sur le bouton de fermeture des portes.
Moins d'une minute plus tard, à 13 h 07, sa première livraison terminée, Simon enfourche une fois de plus son vélo et décolle en direction du 500, rue Sherbrooke Ouest.
À peine ralenti par la pente montante, il file à vive allure vers le nord, faisant peu de cas des feux rouges qu'il croise, puis, sans donner d'avis, bifurque subitement à l'est, dans la rue Sainte-Catherine. Zigzagant dans tous les sens, il se fraie rapidement,un chemin au milieu des deux rangées de véhicules coincés dans un embouteillage - la « rivière rouge », comme disent les messagers à vélo - contournant avec soin les rétroviseurs latéraux qui lui bloquent le chemin.
Tout à coup, à l'intersection des rues Saint-Urbain et Sainte-Catherine, Simon freine à fond et immobilise complètement son vélo. « Celle-là, tu ne peux pas la brûler. Trop dangereux ! » souffle le jeune honune de 25 ans, qui compte neuf ans d'expérience et « en masse de débarques » pour connaître tous les dangers du métier.
Arrivé au 500, rue Sherbrooke à 13 h 13, Simon s'engouffre une fois de plus dans l'ascenseur, cette fois-ci nettement plus essoufflé que lors de la première course (mais ce n'est rien comparé à l'essoufflement du journaliste). Il explique que, selon une règle non écrite, les policiers tolèrent les écarts de conduite des messagers à vélo dans la mesure où ces derniers ne « dépassent pas les bornes en violant inutilement le code de la route. »
Aussitôt sorti de l'ascenseur, Simon saute à nouveau sur son vélo et le même manège se répète pendant environ 50 minutes, sans véritable répit, jusqu'à son ce que son sac soit pratiquement vide d'enveloppes à livrer.
« C'est sûr qu'on donne beaucoup de coups de pédales pour pas grand-chose et que les risques d'accidents sont assez élevés, surtout quand on est dans le jus », raconte Simon une fois de retour au bercail, en fumant une énième cigarette dans l'attente d'un nouveau call. « Mais le thrill de rouler à pleine vitesse au centre-ville en se frayant un chemin dans la rivière rouge ou en cherchant un passage dans une vague de piétons qui traverse une intersection, c'est vraiment plus fort que tout. Faire du bike dans ces conditions-là, ça devient vite grisant, et en plus, ça garde en forme.
Une image de rebelles
Mais au-delà de cette quête d'adrénaline qui leur est propre, les messagers à vélo partagent également une image de rebelles dont ils sont généralement assez fiers. « Qu'on le veuille ou non, en refusant de faire un travail normal de bureau et en nous entêtant à travailler dans la rue, même par jour quand il fait - 40 degrés, nous nous sommes forgé une image de non-conformistes qui nous colle à la peau », explique Nicolas Dalicieux, de l'Association des messagers à bicyclette de Montréal.
À cette image, accentuée par l'habillement typique des messagers à vélo - legging noir et short de toile laissant voir leurs puissants mollets, lunettes fumées, sac tapissé d'écussons en bandoulière et refus quasi généralisé de porter un casque de protection - s'ajoute un puissant sentiment d'appartenance, expliqué Nicolas Dalicieux.
« Qu'il soit de Toronto, de New York ou de n'importe quelle autre ville dans le monde, quand un messager débarque à Montréal, on lui trouve une blonde, un vélo et un job. C'est dans notre nature, on est comme des frères, on s'entraide sans hésiter », poursuit le messager.
Pour la plupart dans la vingtaine (on compte à Montréal quelques dizaines de messagers dans la trentaine, quelques-uns dans la quarantaine et deux grands-pères quinquagénaires), les messagers à vélo sont pourtant loin de partager le même vécu. Selon les statistiques compilées par l'Association des messagers à bicyclette, la moitié des coursiers sont des étudiants ou des diplômés. collégiaux ou universitaires qui ont refusé de se conformer au travail de bureau, alors que l'autre moitié est composée de « trippeux qui ont fait le parcours du combattant », explique M. Dalicieux.
« C'est vrai que c'est un univers un peu bizarre, mais je ne me vois pas vivre dans un autre monde », confie pour sa part Sébastien, un messager de 23 ans rencontré sur la beach en fin d'après-midi. « Que ça me rapporte de quoi vivre décemment ou non, je ne me vois pas faire autre chose. »
page mise en ligne le 19 avril 2004 par SVP