les "chroniques vélo"
de Paul Roy

23 avril 1996

Vélo : le nivellement par le haut ?

Un après-midi d'avril. Un grand garçon timide sort d'une boutique de vélos du boulevard Saint-Laurent.

Le fond de l'air est encore froid mais on peut voir deux grandes jambes nues émerger de son cuissard.

«À deux mains, le vélo, lui demande le photographe de La Presse. Plus haut !»

Sébastien Paradis sourit. «J'avais hâte de le voir», dit-il du beau vélo Look qu'il vient d'acheter chez Cycles Gervais Rioux. «Cadre monocoque en carbone avec un mélange de kevlar, groupe campagnol Chorus, c'est un vélo pour les contre-la-montre.»

- Combien ?
- Euh, 5500$ ... Je fais des triathlons, explique l'étudiant en éducation physique de 22 ans.

Oui, il se vend encore des vélos en ce printemps de fermetures, de faillites et de mises à pied massives. Et pas juste des modèles à 149$.

Gervais Rioux, l'ex-coureur devenu marchand de vélos, épluche ses factures du mois de mars : «2800$, 3400$, 1400$, 2200$, 1900$ ... Il y plusieurs vélos, là-dedans, qui sont faits sur mesure.»

L'industrie du vélo n'est pas moribonde, au Canada, en 1996. Mais elle a connu de meilleurs jours. L'économie, la force du yen (la très grande majorité des bicyclettes sont équipées de composantes japonaises Shimano), le prix du carton (pour l'emballage) et les patins à roues alignées lui sont carrément rentrés dans le corps.

Qui plus est, la saison 95, qui a commencé en lion, a fini en mouton. Si bien qu'il reste plein de modèles 95 invendus en ce printemps 96 dont l'hiver nous a volé les premières semaines.

«Le pipeline est plein», dit Raymond Dutil, président de Procycle (Peugeot, Vélo-Sport, Mikado, Oryx), de Saint-Georges-de-Beauce. Résultat : Procycle produira 350 000 vélos, en 1996, 50 000 de moins qu'en 1995.

«L'an dernier, on a frappé un mur», confirme Ron Hanson, de la compagnie ontarienne Raleigh, qui fabrique ses vélos à Waterloo, P.Q.

Si fabricants et distributeurs ne sont pas enchantés, les marchands, eux, ne se plaignent pas tous de la situation. «Il y a eu une grosse augmentation de prix en 96, signale Robert Voyer, de la boutique Cycle-Pop, rue Rachel. Alors nous, on a commandé beaucoup de modèles 95 qu'on vend au prix de l'an dernier.»

Denis Corcoran, représentant au Québec du manufacturier taïwanais Giant, explique que les détaillants ont résisté à la tentation de solder leurs vélos invendus, l'automne dernier. «Les nouveaux prix sont habituellement connus en juillet ou août de l'année précédente. Les marchands savaient donc qu'il y aurait une bonne augmentation en 96.»

Sans compter que les marchands de vélos ne vendent pas que des vélos. «J'ai commencé à rentrer les samedis dès la mi-mars, cette année, dit François Sylvestre, gérant chez ABC, avenue du Parc. J'ai deux semaines d'avance sur mon horaire d'été.»

Il dit remarquer plus d'achalandage au comptoir des pièces. «Les souliers de vélo, maintenant, ça fait presque partie de l'écquipement standard. Si un client paie plus de 500$ pour son vélo, des souliers, il va revenir s'en acheter dans le courant de l'été.»

Et les patins à roues alignées ? Ils affectent surtout les ventes de vélos bas de gamme, disent tous les experte consultés.

«Le patin nous a enlevé des ventes dans la gamme des 200$, 300$», dit Alain Garceau, du magasin La Cordée, rue Sainte-Catherine.

Yves Chénard, de Bicyclette Montréal-Nord, confirme et ajoute qu'à son avis, 1996 sera «la dernière grosse année du patin à roues alignées». «Le patin, dit-il, ça prend des conditions idéales. Quand tu roules pas sur de belles rues asphaltées, c'est moins intéressant. Ça va continuer, mais moins fort.»

Plusieurs croient également que le marché du vélo évolue lentement mais sûrement vers le haut de gamme.

«On voit là une tendance de fond, dit Raymond Dutil, de Procycle. Les gens sont prêts à investir plus pour un vélo parce qu'ils l'utilisent. Dans les années 70, on s'achetait un 10 vitesses et on le laissait dans le garage.»

«Le nombre de cyclistes augmente, affirme Denis Corcoran, représentant de Giant. Les acheteurs de bicycles, eux, diminuent.»

Les cyclistes, pour lui, c'est le monde qui aime et qui fait du vélo. Ceux-là, croit-il, sont prêts à débourser davantage pour de la qualité. À l'opposé, les acheteurs de bicycles», recherchent avant tout le meilleur prix et se tournent le plus souvent vers les grandes surfaces.

Mais tout étant relatif, ce sont encore largement ces acheteurs de bicycles» qui achètent le plus de vélos. Et ces grandes surfaces qui en vendent le plus.

«Il ne faut pas croire que parce qu'on boit de la bière de micro-brasseries, plus personne ne boit de bière des grandes marques», dit Pierre Hamel, éditeur et rédacteur en chef de Vélo Mag.

Mais que l'on fasse dans le bas ou le haut de gamme, reste que, pour plusieurs, 1996 sera une année d'épuration.

Sans nommer qui que ce soit, Denis Corcoran dit que «dans le détail, plusieurs entreprises restent en vie à cause des fournisseurs. «Je suis convaincu qu'on est dans une année de purification (cleansing), dit Ron Hanson, de Raleigh. Je pense que 1997 sera une meilleure année.»

La situation devrait s'améliorer quand on aura écoulé les stocks de l'an dernier, croit aussi Philip Stanimir, président de l'Association canadienne des fabricants de vélos et président de Victoria Precision, de Montréal, qui fabrique les marques Leader, Minelli et Precision. «Les olympiques, cet été, devraient aussi nous donner un coup de pouce.»

Tout de même, il estime qu'il va se vendre moins de vélos cette année. Bon an, mal an, il s'en vend autour de 1,5 million, au Canada. M. Stanimir s'attend à une baisse de 10 % en 1996.

Les importations représentent de 30% à 50% de ce marché de 310 millions, selon les avis, une nette amélioration par rapport à la situation qui existait avant la mise en oeuvre de mesures anti-dumping à l'encontre de la Chine et de Taiwan, en 1992.

Et les exportations ? Négligeables, pour le moment, répond M. Stanimir : entre 10 000 et 20 000 vélos par an. «Nous, chez Victoria Precision, on exporte en Pologne et en Allemagne. Mais ce n'est pas facile de percer le marché européen, il faut travailler là-dessus.»

Selon Denis Corcoran, la production canadienne, concentrée au Québec, s'améliore constamment. Et à défaut de connaître une année exceptionnelle, les fabricants trouvent d'autres raisons de célébrer.

Ainsi, Victoria Precisîon fête cette année son 55e anniversaire. Et Procycle vient de fabriquer son cinq millionième vélo : un Oryx de montagne à 2000$ encore tout chaud.


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