Paul Roy, cycliste

8 août 1996

Paysages imaginaires

Paul Roy

Grand-Mère
Au Grand Tour, il y a des rouleurs et il y a des bucoliques. Les premiers sont là pour le sport. Ils vont vite, en petits pelotons, et quand ils s'arrêtent, c'est parfois pour caresser leur grand plateau. Les seconds s'abreuvent de paysages, descendent souvent de vélo pour cueillir une fleur... ou pour monter une côte à pied. Et il leur arrive de trouver les rouleurs pas mal snobs.

Mais tous les rouleurs n'entrent pas dans cette catégorie. Certains ont même une «conscience sociale». C'est le cas de Denis Lefebvre, Normand Moreau et d'un petit groupe d'amis qui s'est formé au fil des Grands Tours. Des rouleurs, à n'en pas douter. Mais aussi de bons vivants, dont certains sont avantageusement connus par le personnel du bistrot du Grand Tour.

Hier, petite journée de 61 kilomètres, Denis et ses amis ont profité de l'occasion pour rouler «avec le monde». Et pendant que Claude Fortin et Anne-Marie Fournier, deux membres du groupe, se contentaient de «rouler mollo», Denis, Normand, Daniel Britten et Jacques Mongeau, eux, n'ont pas lésiné sur les moyens pour se rapprocher des bucoliques.

Ils ont décoré leurs casques de fleurs et se sont astreints à ne pas dépasser 20 kilomètres à l'heure. «Dans les descentes, il nous fallait freiner», explique Jacques Mongeau. Ils poussaient même le zèle jusqu'à monter des côtes à pied.

Les sourds sont de retour. Ils sont une quinzaine cette année. Du monde de bonne humeur qu'on reconnaît facilement puisqu'ils se parlent par signes. Mais Louise Morrissette et Nicole Durocher, deux des 15, ont une façon intrigante de communiquer : elles se touchent les mains, le visage. La première est sourde et muette, la deuxième sourde, muette et aveugle. Elle roule en tandem avec Gilles Babin, un des sourds, et Louise Morissette lui sert d'interprète.

- À quoi pensez-vous, à vélo ? avons-nous demandé à Mme Durocher, qui est âgée de 41 ans et qui a commencé à perdre la vue à l'àge de 25 ans.
- J'imagine des paysages.

Drôle d'étape, hier, qui a mené les 1900 cyclistes de Trois-Rivières à Grand-Mère. Que fait-on quand on a toute la journée pour faire du vélo et que l'étape ne comporte que 61 kilomètres ? Et que la halte-dîner apparaît au 37e kilomètre ? Certains - des rouleurs, vous l'aurez deviné - sont partis tôt, ont roulé vite et ne se sont pas arrêtés pour dîner. D'autres ont fait le contraire et se sont mis «sur le ti-beu», selon l'expression de Michel Labrecque, grand patron du Groupe Vélo, organisme qui chapeaute Vélo Québec, les Éditions Tricycle et le Tour de l'île, dont le Grand Tour est un des rejetons.

Avant Shawinigan, la famille Giguère, intriguée de voir tous ces cyclistes défiler devant sa ferme, s'est mise en frais de servir du blé d'Inde frais à tout ce monde. Par moments, ils étaient une centaine de cyclistes, agglutinés, attendant leur épi. Certains se sont même joints à la famille pour contribuer à cette épluchette improvisée. On pouvait les voir, debout dans une charette pleine d'épis, épluchant comme si c'était demain la fin du monde.

Vu, à une intersection de Shawinigan, un garçon s'apprêtant à traverser.

- Serait-ce le p'tit gars de Shawinigan ?
- Non, il vit à Ottawa maintenant.

Pour le Grand Tour, Claude s'est acheté un superbe vélo Giant CF3 en fibre de carbone. Mais ne lui sortez pas des chiffres comme 53-42 ou 13-21, il n'a que faire de ces détails techniques. «Quand j'ai vu ce vélo dans le magasin, dit-il, je l'ai tout de suite voulu.»

Le cycliste, qui carbure au double espresso, explique que ce qu'il aime, c'est aller vite. «Je suis sorti trop vite de ma mère !»

- Prématuré ?
- Ouais.

Parlant de bébé, reçu ce télégramme, à Grand-Mère. «Il y a parmi les 1900 cyclistes du Grand Tour un grand-père-pour-la-première-fois qui s'ignore. ( ... ) Pendant que le grand-papa en herbe se reposait de la trêve d'une journée de répit à Trois-Rivières, Claude et Mathieu (c'est presque aussi forçant pour les papas que les mamans, maintenant !) accouchaient d'un beau petit garçon dans la nuit du 7 août, à 3 h. Tout le monde se porte bien.

«Un petit garçon, oui, puisqu'il pèse 5 livres et 12 onces, très pressé qu'il était de se rendre à destination. Aurait-il par hasard quelque ressemblance avec son grand père qui pédale depuis quatre jours ?

«Le grand-papa à vélo, grand- père à Grand-Mère de surcroît, c'est Robert Lapointe.

«Nous souhaitons que cette bonne nouvelle l'inspire au cours de la journée de 139 kilomètres !»

C'est signé Mathieu, Claude, Patrick, Hélène, Laurence, Yolande, Laurent et les autres.

Aujourd'hui et demain, journées défi : Grand-Mère-Joliette et Joliette-Rigaud. Dur de savoir exactement combien de kilomètres puisque les parcours ont été retravaillés. Ça pourrait aller chercher dans les 150, m'a-t-on dit. Les bucoliques pourraient finir tard.