"amateur" ou |
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Mai 2000
par Daniel Vaillancourt (cycliste et avocat)
À Vincent, et à tous les maniaco-cyclistes de l'Association des cyclistes vétérans du Québec(ACVQ)
Cher Vincent,
L'article que tu as fait paraître dans la dernière édition du journal de notre association, où tu relatais tes problèmes conjugaux et la trop grande place réservée au vélo dans ta vie, m'a grandement soulagé. En te lisant, j'ai compati avec toi. Je savais que je n'étais pas seul de ma race.
Mais je crois que mon cas à moi relève de la psychiatrie. Cette réalité s'est manifestée en août dernier. Ayant eu à régler un cas à la cour de Granby jusqu'à 18 h, j'ai raté une course. En route vers Laval, où se déroulait l'épreuve, j'avais des sueurs froides. J'ai pensé frôler la dépression. Le transport en voiture s'est fait dans l'illégalité la plus totale, pied au fond sur le champignon. Heureusement, aucun radar ne se trouvait sur mon passage. J'aurais eu besoin d'un bon avocat en plus d'un médecin.
À 19 h 45, arrivé à Laval, je me suis lancé avec mon vélo à une vitesse folle sur le circuit de la compétition... alors que vous veniez de terminer l'épreuve. J'étais un peu gêné de me démener sous quelques regards, un peu comme un exhibitionniste se dandinant tout nu devant des invités qui viennent de terminer une orgie. Mais la rage culminait, et je me devais de décharger le trop-plein de frustration qui s'était accumulé.
Compte-toi chanceux, Vincent. Ta liaison avec ta préférée persiste toujours, alors que mon problème psychiatrique fait fuir toutes les femmes. J'ai 41 ans et n'ai jamais été marié. Le seul mariage que j'aie vécu est avec ma Marie, nonne, qui nie Marinoni) être mariée avec moi, vu son sacerdoce. Vois-tu, ma plus longue relation avec une représentante de la gent féminine fut de 6 mois. Que veüx-tu, quand ça fait au-delà de 20 ans que tu consacres plus de 3 h par jour au vélo, pas étonnant que le célibat l'emporte. Généralement, les premières semaines d'une relation se passent bien, mais, par la suite, je reçois irrémédiablement l'ultimatum suivant : « C'est moi, ou le vélo...» J'ai beau tenter un règlement, mais comme je concède si peu dans ma négociation, la rupture s'avère irréversible. Peut-être suis-je malade ? Y a-t-il un médecin dans la salle ?
Pas facile de se dénicher trois heures de liberté pour pédaler lorsqu'on travaille 40 h par semaine, et surtout lorsque les jours raccourcissent, comme en automne. J'ai longtemps travaillé à Montréal et, afin de maximiser mon temps sur le bicycle, je voyageais soir et matin à vélo. Je laissais habits et souliers au bureau et transportais sous-vêtements et chemise dans mon sac à dos. Vingt-cinq kilomètres le matin et 80 km le soir, tous les jours de la semaine, sauf s'il neigeait ou pleuvait. Douche au bureau en arrivant le matin, à la débarbouillette, dans le lavabo d'une toilette publique, nu comme un ver.
Mais où garer mon «véhicule» ? Durant ma première année de pratique, je me suis cherché un tout petit appartement, pendant une semaine, juste pour entreposer ma bécane. La recherche s'est terminée lorsque j'ai eu la permission de mes patrons de stationner ma Marie dans... un placard. À partir de là, on a commencé à me traiter de fou, surtout lorsque j'arrivais par des froids rigoureux, à -10 C ou -15 C. Pis encore, en deux ou trois occasions, à l'automne, alors que les jours raccourcissent, j'ai pris un taxi pour me rendre du Palais de justice à mon bureau à Saint-Léonard, au lieu du métro, uniquement pour bénéficier de 10 ou 15 minutes supplémentaires de vélo après le travail. Douze ou 13$ la course de taxi, ça fait cher la minute de vélo !
Par ailleurs, crois-tu que les maux physiques agissent comme panacée à ma maladie psychiatrique ? Oh ! non. Une gastro-entérite, par exemple, ne fait que ralentir ma cadence. Deux heures pour me rendre au travail au lieu de 45 minutes, avec quelques arrêts pour vomir. Une fracture de la clavicule ? Aucun problème. Même si chaque secousse, chaque petit trou dans la chaussée me faisaient atrocement souffrir, cette douleur était beaucoup moins pénible à supporter que celle qui consistait à me passer de ma passion. Une hypoglycémie grave associée à mon diabète ? Un jour, j'ai dû être admis d'urgence à l'hôpital. Une heure après ma sortie, je roulais mes 100 km quotidiens malgré l'interdit formulé par le médecin de garde.
Seules la neige et la pluie ralentissent mes élans et encore, je m'évertue sur mon rouleau 75 minutes par jour, sept jours par semaine au moment d'intempéries graves. Sur les 365 jours de l'année, je pourrais être totalement présent avec mon amie de coeur tout au plus 30 jours. Je parcours en moyenne plus de 21 000 km par année depuis plus de 20 ans, mon record étant de 25 880 km (sans le rouleau).
Mais avouez que vous souffrez tous de cette passion maladive. À différents degrés peut-être, mais je l'ai senti en de nombreuses occasions, même si vous ne me l'avez jamais dit. On n'a qu'à vérifier l'affluence des toilettes avant une compétition. Plus votre niveau d'excitation et d'envie de pédaler vous accapare, plus vous visitez le petit coin. Et il ne s'agit pas là d'un mécanisme d'ordre naturel pour s'alléger avant la montagne.
J'ai remarqué, Vincent, que l'on vit un problème commun, mais ça me rassurerait beaucoup plus si tu me disais que si ce n'était de ton épouse ou de tes enfants, tu serais aussi fou que moi. Je me sens si seul dans ma folie. J'aimerais également que d'autres coureurs ou lecteurs me fassent part de symptômes similaires. Après tout, plus on est de fous, plus on rit. En tout cas, si on doit m'interner, je vais m'assurer qu'on me laisse au moins mon rouleau.
page mise en ligne le 16 juillet 2000 par SVP