20 avril 2001

L'effet Claude

Richard Chartier

«Allô Gilles ! Es-tu partant ? Amène-toi. Claude est déjà en route, on va faire la pointe est de Laval !» Ma bécane était prête, évidemment, et une demi-heure plus tard, je débarquais à Ahuntsic.

Les deux frères étaient déjà sur le trottoir. Ma foi, ils étaient vêtus pour faire du ski de fond, les collants de laine et le kit. Claude, un artiste du détail, enfilait même des surbottes pour ne pas geler ses petits pieds.

«Tu vas faire de la plongée, mon Claude ? Ah ! Ah ! Ah !»

L'attention se porte à vrai dire sur la monture de Gilles. Un Marinoni presque neuf, acheté d'occasion grâce aux bons offices d'un ami plein de précieux contacts.

«Le gars a roulé 50 km avec.»

«50 ? Tu m'avais dit 7...»

«C'est ce que j'avais d'abord compris.»

Peu importe, au prix qu'il l'a eu, ça bat le Roi de l'Habit. La bonne taille, changements de vitesses aux poignées, groupe Campagnolo Athena, du bon stock pour un gars qui va pouvoir donner tout son jus, je connais l'animal. Avec, en prime, les pompes à clips de la bonne grandeur et un cyclomètre vaguement déréglé.

Plus sur la garantie
On est dans ce bout du calendrier où les pédaleux piaffent. Se lèvent de bon matin, vérifient et renoncent plus souvent qu'ils ne partent. Quand il fait encore moins quelque chose à sept heures du mat', faut être un coureur engagé pour enfourcher quand même. Faut être celui qui, tout au long de l'été, partira par tous les temps, qu'il tombe des cordes ou que l'asphalte fonde sous la canicule.

Nous, dans notre petite gang, on n'est pas de même. On fait du vélo pour le plaisir, pour la santé mentale d'abord - l'autre, la physique, s'accommode à nos âges de défectuosités que les garanties ne couvrent plus - et on n'a rien à prouver à quiconque, ni aux autres, ni à soi-même, ce qui ne nous empêche pas quelque faiblesse dûe à l'orgueil. En bas de, disons, 4-5 degrés Celsius, on se fait une autre tasse de café et on demande à notre chérie s'il y a des courses ou du ménage à faire.

Ce matin-là, justement, j'avais promis de faire la vaisselle lorsque, subitement, un peu avant dix heures, le torchon sur l'épaule et prêt à tout pour le pitcher bien loin, j'ai eu le flash de téléphoner à Gilles. Il faisait encore frisquet, mais mon MétéoMédia intérieur, assisté d'un soleil bien allumé, me disait que le moment était venu.

Les compteurs sont à zéro. Ou presque. Claude a donné quelques coups de pédales dans l'axe nord-sud, moi j'ai tenté de rouler dans la piste du canal de Lachine et du côté de la ville du même nom, mais on s'est frappé aux mêmes grenailles, aux mêmes déjections de l'hiver: «Piste ouverte du 15 avril au 1er novembre.»

Gilles donne vraiment ses premiers tours de manivelle sur son nouveau compagnon de route. Il lui trouvera bien un nom. Claude a un Marinoni Spécial jaune, mais je le soupçonne d'avoir écrit Spécial lui même, pour épater. Mon Argon 18, je l'ai baptisé Abdul, à cause de Djamolidine Abdujaparov, que j'admire d'avoir pédalé de l'Ouzbékistan jusqu'au Tour de France sans se faire écraser par un buveur de thé, et un peu aussi à cause de mon petit côté moudj.

On descend tout de go vers le boulevard Gouin pour longer la piste cyclable - pas encore nettoyée mais déjà fortement utilisée, comme quoi les institutions sont toujours en retard sur le peuple - et faire route vers le chic pont Pie-IX.

À la hauteur de Saint-Michel, là où le parc-nature de l'Île-de-la-Visitation commence à perdre son nom, les gros bouillons brunâtres qui sortent de la centrale Rivière-des-Prairies nous rappellent qu'en amont la fonte est loin d'être finie.

La fraîche nous le rappelle aussi. Je ne regrette pas d'être en simples cuissards, les jambes développent beaucoup de chaleur quand on force et je suis de ceux qui préfèrent avoir un peu froid que trop chaud. Par contre, comme mes copains, je porte une veste coupe-vent.

Le trottoir du pont est poussif à souhait. Mais la vue aérienne qu'il offre éveille en moi une indéfinissable et douce sensation de liberté. L'été est vélo. Et le vélo est comme l'air...

Chez Felipe Alou
La pointe est de Laval, le quartier Saint-François, le bout de l'île, la montée Sainte-Marie, c'est mon parcours le plus familier des années d'avant mon déménagement. À partir de chez Gilles, pas loin d'Henri-Bourassa et Prieur, ça donne 50 km aller-retour. Comme parcours de dérouillage, à l'orée d'une nouvelle saison, c'est pas mal parfait. Pas de côtes, des chemins de simili-campagne à s'y tromper. Et à chaque fois, la même question quand je passe devant les plus grandioses résidences du Laval oriental: laquelle est celle de Felipe Alou ?

On roule mollo, mais sans que ça paresse on passe de 18-19 km/h à 21-23, doucement, Claude en avant toujours. Ça commence à suer sous la pelure. Autrement, pourquoi on ferait du vélo ici ? je vous le demande. Pour voir du paysage ? Pour le tourisme, il y a la moto. Et, surtout, il y a d'autres destinations...

La descente devant le pénitencier, j'atteins 38 km/h. Ici, en saison, je touche les 45-48 km/h sans forcer, et je pète aisément les 55 avec le moindre zéphyr dans l'artimon, pour peu que j'enroule.

La réalité aujourd'hui est une légère brise de l'est qui fait monter la pression. Juste avant le village de Saint-François - ou juste après ? je ne sais plus -, notre placotage est interrompu par le dépassement que nous infligent deux blondes et belles cyclistes. Qu'on l'admette ou non, ça fouette toujours de se faire doubler. Par des filles de surcroît ! on oublie qu'on a l'excuse d'avoir assurément plus que le double de leur âge. Et qu'elles ont probablement, déjà, plus que dix fois notre millage, pour les motifs cités plus haut.

Trois kilomètres avant le dépanneur (en face du pont de Terrebonne, kilomètre 28 de notre randonnée), j'ai «cassé» après un de mes tours en avant à tirer dans les 29-34 km/h. Urgence glucose.

On est fous ! C'est toujours pareil, surtout avec Claude, le premier à dire qu'on va y aller mollo, que la saison est jeune, et bla-bla-bla, et le premier à ouvrir la machine comme si on était à la mi-juillet.

Gilles, lui, privé de vélo l'été dernier après avoir été renversé par une voiture, savoure chaque instant de sa randonnée. Ah ! l'indescriptible sensation retrouvée ! Ah ! l'extase !

Claude et moi éprouvons aussi cette euphorie. La première fois est toujours la meilleure...

Après la pause-dépanneur, j'ai l'impression de retrouver mes vingt ans. Nous rentrons à tombeau ouvert. Décidément, les pépères sont vitaminés !

De retour à Ahuntsic. Au cyclomètre, maintenant, de rendre son verdict sur ce jour 1 de l'an 1 du nouveau millénaire cyclable.

Distance: 49 km; vitesse moyenne: 25 km/h. En milieu de saison, c'est le genre de statistiques qu'on garderait secrètes. Mais en ouverture, c'est vraiment très correct. S'agit ensuite de ne pas lâcher et de ne rater aucune occasion.

Le lendemain, justement, jour de Pâques, Gilles et moi on se garroche dans les petits rangs qui quadrillent le paysage entre Saint-Eustache et Saint-Benoit. On se paie la bouille de Claude, qui a des obligations familiales para-catholiques, même s'il ne va pas, on peut parier là-dessus, à la messe.

Notre boucle de 47 km complétée, le cyclomètre nous révèle une moyenne parfaitement honteuse de 21,7 km/h.

Deux jours de suite... Non, c'est pas ça. Il nous manquait un lapin. L'effet Claude, sans doute...

rchartie@lapresse.ca


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