29 mai 2000

Mon Royal

À chacun le sien.

Le mien commence sur le chemin Camillien-Roude, tout juste en amont de l'avenue du Mont-Royal, précisément là où il y a une petite pancarte blanche montée sur une longue tige noire. Je l'avoue ici même, je ne saurais dire ce qu'il y a d'écrit dessus, même si je la regarde des dizaines de fois par année depuis des années : Défense de stationner ? Arrêt interdit ? Cédez le passage ? Faites de l'air ? Une chose est sûre, j'obtempère à n'importe lequel de ces ordres. Après tout, la cavalerie ne m'a jamais encore couru après.

Lorsque je passe devant cette petite pancarte, donc, j'appuie sur un bouton de mon cyclomètre et je commence à mettre la gomme. Une autre pancarte, apparue l'année dernière, confirme que je ne suis pas le seul : «L'épreuve du mont Royal».

C'en est bien une.

La première section a l'air facile, alors quand on n'a pas l'expérience, on pense pouvoir y prendre de la vitesse, mais elle vous casse les jambes avant le virage à l'intérieur duquel la pente se raidit encore pour aboutir sur un long quasi faux-plat dans lequel, misère de misère ! il me semble que je pourrais augmenter la cadence s'il ne me fallait d'abord me remettre de ce maudit virage. Vous comprenez ?

C'est toujours dans les premières mesures de ce faux-plat - dont je ne voudrais justement pas faire un plat - que je me casse les pistons pour la deuxième fois : pendant que je réaccélère pour enfin profiter de l'adoucissement de la pente, un jeunot me double sur la gauche, la cadence plutôt rapide, il est véloce et baveux,il ne me regarde pas - est-ce que j'existe seulement à ses yeux ? - et un coup d'oeil sur son dérailleur arrière m'apprend qu'il tire de ses mollets ciselés, rasés et cuivrés un sérieux braquet, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Heureusement qu'il ne me dit pas bonjour, je pourrais tout juste râler, que dis-je, je m'étoufferais dans ma bouteille d'eau.

Au bout du faux-plat, ça regrimpouille sur la gauche. La pente ne se dément pas jusqu'à la section qui longe le belvédère. Là, des autobus de touristes crachent des émanations qui, dans mes poumons, doivent je suppose faire partie de mon entraînement. À l'arrêt d'autobus, le banc est horizontal, et je le vois presque de dessous en l'approchant, ce qui n'est rien pour me soigner le moral. La sueur me pisse dans les berniques, je ne sais plus si je dois monter en danseuse ou si je dois jouer les Marco Pantani en restant stoïquement assis de manière à transférer les calories de mon michelin à mes Michelin.

Je cherche mon air, mon casque me fait suer, je ne sais plus où mettre les mains - sur les cocottes ? sur le guidon ? Devrais-je m'accrocher au cintre ? Me pendre après la potence ? La question se pose, car je suis au plus fort du jeu de maux lorsque le cycliste de tout à l'heure, sans aucun respect pour mon âge, me double de nouveau, parce qu'il est en train de compléter sa deuxième montée. C'est sans doute que je ne l'ai pas vu descendre, tantôt. Et la fille qui le suivait, re-tantôt, et dont je n'avais pas osé vous parler, oh là là ! elle est encore là. Ce serait-y la p'tite Geneviève ?

Quand j'atteins le canyon qui surplombe le belvédère, quelque part j'imagine en dessous de la croix, je voudrais qu'on éteigne les lumières et qu'on mette l'air climatisé. C'est donc chaud ce boutte-là ! Ou est-ce moi qui délire ?

Ça monte encore, c'est pas du vélo, c'est le mythe de Sisyphe ! Le gars et la fille de tantôt redescendent déjà. Je les entends rire - de moi ? - et comme dans un rêve lointain, dire :«Dix-huit kilomètres/heure de moyenne. Let's go !» Ah ! les jeunes qu'ils se taisent donc !

Après une espèce de dos d'âne qui ne veut pas finir, voici enfin la deuxième pancarte, vers laquelle j'accélère avec, comme qu'ils disent, une cruelle faiblesse, en enlevant une dent ou deux au braquet.

Quand enfin j'y arrive, je presse à nouveau le bouton de mon cyclomètre, je décélère, m'arrête, et vais m'asseoir sur le garde-fou métallique qui empêche la circulation de tomber dans le ravin menant au cimetière. En reprenant mon souffle, je bois goulûment, m'asperge la tête d'eau et tourne les fesses aux pensionnaires de l'Éternel pour prendre mon numérique verdict.

Misérable petit objet, il me dit toujours que ce n'était pas suffisant, qu'il faut recommer !

Voilà, c'est ici qu'il finit, mon Royal à moi...

(...) le sergent Richard Champagne, chef de la cavalerie du mont Royal qui, quand il le peut, enfourche sa bécane de course et «fait de la côte», comme tous les malades qu'il voit passer devant la fenêtre de son bureau à longueur de printemps, d'été et d'automne.

On se parlait au téléphoné, récemment, pour tout autre chose, mais dès que le mot bicycle a été prononcé, les sujets à l'agenda ont été reportés aux calendes grecques Ah ! la Camillien-Houde, vous aussi ? Et la côte de Polytechnique ? l'avenue des Pins ? la côte magnétique ? La Pagnuelo pour se réchauffer, la Clarke pour se défoncer, la Vincent d'Indy - rien là jusqu'au pitch d'en haut, hein ?, une soixantaine de pieds vraiment très abrupts, la roue avant qui lève à chaque coup de pédale -, les lacets d'Aberdeen jusqu'à Summit Circle.

Dieu merci, on peut «faire de la montagne» dans cette ville.

rchartie@lapresse.ca


page mise en ligne le 29 mai 2000 par SVP