Nous venons de voir que la validité de l'expérience religieuse dépend de
conditions tant psychiques qu'intentionnelles.
Faisons un pas de plus et précisons que l'intentionnalité authentique
met naturellement l'accent sur l'altérité. Cette dernière comprend l'attention
à autrui et à Dieu
1.
Notre section précédente traitait surtout de l'intentionnalité
sous son aspect moral, qui consiste à respecter les autres. Examinons maintenant l'intentionnalité dans
sa portée religieuse, qui consiste à
s'ouvrir à Dieu.
Le chapitre 2 du présent ouvrage, dont le propos était purement
phénoménologique, présentait l'expérience de transcendance comme une conscience
de notre ouverture au non-fini. La
question du statut ontologique de cet in-fini n'a pas été alors discutée.
D'autre part, la comparaison avec l'expérience esthétique a montré que
l'intentionnalité humaine s'intéresse spontanément à des « objets » réels. Ces objets sont plus que des choses perçues
; ils sont esthétiques, culturels, spirituels. Je crois que la philosophie peut
démontrer que l'Infini existe en lui-même, qu'il n'est pas un « objet » limité,
qu'il est distinct de l'ensemble des êtres finis. Toutefois, l'intention de ce livre n'est pas de prendre ce long
chemin, qui requerrait bien des nuances et demanderait trop de temps. Dans
cette section, mon argument sera plutôt le suivant: pour la personne qui a
eu une expérience de transcendance, il est enrichissant d'interpréter cet
épisode non pas comme le simple accès à un état qui dépasse la conscience
quotidienne, mais comme une rencontre de l'Autre, fascinant et redoutable
(c'est moi qui souligne). Certes le
sentiment de transcendance est incapable de constituer en lui-même une
expérience de Dieu, comme on l'a vu
au début de ce chapitre. On peut
cependant affirmer que la grâce divine peut faire de ce sentiment le véhicule de cette expérience, le lieu
d'une rencontre véritable avec l'Infini
2.
Il importe également de prolonger cette
brève rencontre et d'en faire une présence soutenue à Présence
incomparable. En d'autres termes, ce
serait une grave erreur de s'arrêter à la conscience de soi, même si ce soi se révèle le meilleur de ce
qu'on peut être. En effet, seul
l'intérêt pour l'Autre satisfait pleinement le désir profond, qui est de
communiquer, d'être reconnu et de reconnaître, d'être aimé et d'aimer.
Rappelons le modèle mis en avant dans le
chapitre précédent: une relation à un Dieu paternel-maternel ou, pour nous
situer dans un cadre biblique, un Dieu père qui assume plusieurs
caractéristiques maternelles
3.
Notre rapport à l'infini se façonne
psychiquement à partir d'une relation initiale avec notre père et notre mère ou
avec les personnes qui ont exercé pour nous un rôle paternel ou maternel. Généralement (même s'il y a des exceptions),
le père représente davantage la distance, et la mère davantage la proximité à
l'égard de l'enfant. Selon Margaret
Mahler durant la période qui va du quatrième ou cinquième mois au trentième ou
trente-sixième mois, le nourrisson devient jeune enfant en passant d'un stade
d'absorption dans la mère à un stade de séparation-individuation
4.
Bien que Mahler n'applique pas ses
découvertes psychanalytiques à la relation avec Dieu, on trouve dans son livre,
ainsi que chez Fromm, Dürckheim et Moore, l'idée si précieuse d'un équilibre
entre l'appartenance et la différenciation.
Deux excès sont à éviter: fusion dans le grand Tout impersonnel et
dépersonnalisant, ou isolement individualiste.
Pour qu'elle soit fructueuse, l'union ressentie durant l'expérience de
transcendance doit favoriser une attitude qui exclut aussi bien la fusion que
l'isolement. Entre le sujet humain et
Dieu, il s'agira donc d'une union dans la distinction. D'une part, il y aura un puissant désir
d'union, parfois suivi d'une impression d'unité complète avec la Source,
par-delà les images et les concepts
5.
D'autre part, il y aura distinction de
la personne humaine par rapport à l'Autre qui la fascine.
Mais comment mesurer ce dernier
point? De deux manières. Religieusement
d'abord, la distinction se manifestera par un renoncement à une fausse paix lié
à une symbiose infantile. Ainsi, la
relation à Dieu se caractérisera par une conformité du désir humain à la
volonté de l'Autre, avec l'acceptation lucide des conséquences. La seconde
façon de mesurer est morale. Elle consiste à reconnaître la réalité et ses
exigences « l'épreuve de la réalité » (reality
testing), écrit Mahler
6. Cette réalité est d'abord et avant tout
l'ensemble de personnes auxquelles il incombe de s'ajuster. L'ouverture à
l'Autre se prouve alors par l'ouverture aux autres.
1. Voir Louis Roy, La Foi en quête de cohérence, chap. 9 « Intériorité et
relationnalité ».
2. Voir Bernard.
J.B. LONERGAN, Pour une Méthode
en théologie, Montréal-Paris, Fides-Éd. du Cerf, 1978, chap. 4.
3. Voir Louis Roy, « Inclusive Language
Regarding God », Worship, (65 (1991)
207-215.
4. Margaret MAHLER, Fred PINE et Annie BERGMAN, La
Naissance psychologique de l'être humain.
Symbiose humaine et individuation, Paris, Payot, 115-121, pour une
vision d'ensemble. Son analyse est
centrée sur le rapport mère-enfant. Au
sujet du père, elle fait remarquer: « il n'est ni totalement en-dehors de
l'union symbiotique, ni totalement partie intégrale de cette union » (115).
5. Comme le Cantique des cantiques le suggère fortement, 1'union mystique se modèle
sur l'union érotique. À propos de celle-ci, Freud observe : « au plus fort de
l'état amoureux, la démarcation entre le Moi et l'objet court le risque de
s'effacer. À l'encontre de tous les témoignages des sens, l'amoureux soutiendra
que Moi et Toi ne font qu'un (Malaise
dans la civilisation, 7-8).
6. La Naissance
psychologique de l'être humain, 18.